B. Typologie des fautes retenues par la
jurisprudence
110. Incontestablement, la faute la plus rencontrée en
ce domaine que constitue celui des atteintes mettant en cause des
intérêts patrimoniaux est celle que l'on qualifie de «
dénigrement ».
Selon le dictionnaire Robert, « dénigrer »
est l'acte par lequel une personne s'efforce de « faire
mépriser quelque chose ou quelqu'un »237. Dans son
essence, le dénigrement
233 B. Beignier, B. de Lamy et E. Dreyer, Traité de
droit de la presse et des médias, Lexisnexis,
1ère éd., 2009, p. 725.
234 Com., 21 mai 1996 : D. 1997, somm. p. 85.
235 En ce sens, V. Civ. 1e, 5 déc. 2006 :
Bull. civ.I. n°532.
236 V. Supra section 2.
237 J. Rey-Debove et A. Rey, Le Petit Robert, Le Robert,
2012, p. 677.
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procède donc de la critique. Mais la critique est-elle
en elle même constitutive d'une faute ? Il résulte d'une
jurisprudence constante, que « les appréciations même
excessives touchant les produits, les services ou les prestations d'une
entreprise industrielle ou commerciale, sont libres »238.
On en déduit donc que la critique de produit en droit français
repose sur un principe de liberté. Aucune faute ne semble donc a
priori décelable.
Toutefois - et c'est ce qui nous intéresse ici -
motivée par une intention de nuire, la jurisprudence admet que la
critique sera considérée comme abusive, caractérisant en
cela un dénigrement fautif au sens de l'article 1382 du Code civil. Il
semblerait donc que les juges retiennent ici la théorie du Doyen Ripert.
En effet, le fait de critiquer - faisant partie intégrante de la
liberté d'expression - ne constituera pas en tant que tel un abus de
cette liberté sauf, lorsque le titulaire du droit l'exercera dans
l'intention de nuire à son sujet. Ce sera par exemple le cas lorsque la
critique s'accompagnera de moqueries excessives239, lorsque celle-ci
sera répétée240, ou encore, manifestement
adressée dans l'intention de discréditer241.
111. Alors bien entendu, le sujet de la critique peut varier.
Les propos sanctionnés au titre de l'article 1382 viseront parfois des
produits242, des services243, des marques244,
ou encore des oeuvres.
Toutefois, eu égard à cette dernière
catégorie que constitue celle des oeuvres - qu'il s'agisse d'une oeuvre
littéraire, cinématographique, picturale, gastronomique ou autre
- force est de constater que le seuil de la faute est rehaussé par les
juges. En effet, ceux-ci laissent généralement une plus grande
liberté de critique aux journalistes. Le dénigrement sera donc
d'autant plus difficile à caractériser245. En
témoigne par exemple, cet arrêt rendu par la deuxième
chambre civile à propos des colonnes de Buren parsemant la cour du
Palais Royal. Dans cette affaire la Cour légitima l'expression d'un
journaliste s'écriant « comment s'en débarrasser ?»
en faisant valoir qu'il n'y avait pas là de dénigrement
238 Civ. 2e, 24 avr. 2003 : Bull. civ.II.
n°112 ; Civ. 2e, 23 janv. 2003 : Bull. civ.II.
n°15.
239 CA Paris, 15 oct. 1980 : D. 1981, inf. rap. p.
56.
240 TGI Paris, 20 nov. 1985 : D. 1986, somm. p.448.
241 Civ. 1e, 28 janv. 1982 : D. 1984, somm.
p. 165.
242 Qualifier des vins de « picrate à peine
buvable » constitue un dénigrement fautif (Civ. 1e,
5 juil. 2006 : Bull. civ.I. n°356). Or, on remarque à la
lecture de l'arrêt que la Cour, pour retenir l'abus, se fonde moins sur
le critère de l'intention de nuire qui est en réalité
présumé - car le dénigrement implique l'intention
malveillante - que sur celui du manque d'arguments et justificatifs permettant
de publier un tel propos.
243 Civ. 2e, 5 avr. 2002 : Bull. civ.II,
n°112.
244 Civ. 1e, 8 avr. 2008, Aréva c/
Greenpeace : Bull. civ.I. n°104.
245 B. Beignier, B. de Lamy et E. Dreyer, Traité de
droit de la presse et des médias, Lexisnexis, 2009, p. 731.
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autre que « celui qu'autorise l'exercice du libre
droit de critique »246. Aussi, dans le même sens,
peut-on relever cet arrêt de la Cour ayant refusé la qualification
de dénigrement aux propos abjects propagés par un critique
à l'égard d'un spectacle de music-hall. Selon elle,
« étant donné les outrances de vocabulaire en usage dans
la présentation des spectacles de music-hall », le fait
d'avoir traité les paroliers « d'opportunistes »
ayant « massacrés les chansons de Bob Dylan »
était loin « d'excéder les limites d'une critique
mesurée et raisonnable »247.
112. Ensuite, parmi les autres types de fautes à
même d'engager la responsabilité civile délictuelle de leur
auteur, on retrouve la « fausse information » eu égard aux
produits ou services d'une entreprise. Or ici, aucune intention de nuire n'est
requise. En effet, indépendamment de la bonne foi de l'auteur des
propos, le simple fait de délivrer une information erronée -
dès lors qu'il en résulte un préjudice de nature
économique pour la victime - suffit à engager la
responsabilité civile délictuelle de ce dernier248.
113. Aussi, le fait de divulguer une information au contenu
confidentiel a pu permettre aux juges de faire droit à des actions
fondées sur la clausula generalis dès lors
qu'était avérée la lésion de nature
économique en découlant249.
114. Enfin, comme cela fut le cas dans la jurisprudence
Branly de 1951250 - où était en cause une atteinte
à un intérêt extrapatrimonial - on peut légitimement
penser que l'abstention fautive, dès lors que celle-ci
génèrera un dommage de nature patrimonial, sera toujours
susceptible d'engager la responsabilité civile de son auteur, et
à plus forte raison, si son comportement procède d'une intention
malveillante. C'est en tout cas ce qui a été jugé dans une
affaire récente251.
115. On observe donc que divers types de fautes - parfois
intentionnelles, parfois légères, de commission ou encore
d'abstention - sont retenues au titre de la responsabilité civile
délictuelle en vue de sanctionner l'auteur de propos abusifs ayant
porté atteinte à des intérêts de nature
économique. Or, comme le veut la maxime « specialia generalibus
derogant », quand bien même seraient réunis les trois
éléments conditionnant la mise en
246 Civ. 2e, 30 nov. 1988 : Bull. civ.II.
n°237.
247 Civ. 2e, 3 avr. 1979 : Bull. civ.II,
n°113.
248 V. en ce sens : CA Dijon, 28 mai 1986 : Gaz. Pal.
1987. I, somm. p. 35 ; Civ. 2e, 13 mai 1998 : Bull.
civ.II. n° 151.
249 Ainsi, d'une divulgation publique d'une note de service
d'un établissement bancaire (Civ. 1e, 3 nov. 2004 : Bull.
civ.I. n°238).
250 Civ. 27 fév. 1951 : Bull. civ. n°77.
251 V. Civ. 1e, 13 mars 2008 : Bull. civ.I.
n°73.
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oeuvre de la responsabilité civile de droit
commun252, encore faut-il que les faits poursuivis soient distincts
d'une infraction pénale de presse au sens de la loi du 29 juillet
1881.
Sur ce point, il semblerait qu'une frontière quelque
peu précaire existant entre le délit civil que constitue le
dénigrement envers les produits et pénal que constitue la
diffamation envers les particuliers, puisse s'avérer être une
source de conflit de compétence entre le texte spécial de 1881 et
le droit commun qu'incarne l'article 1382 du Code civil.
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