Titre 1 : Un domaine résiduel face à
l'hégémonie de la loi du 29 juillet 1881 et les autres
dispositions spéciales
103. Au début du XXème siècle, Henri
Mazeaud diagnostiquait une tendance « dangereuse » et
chronique d'absorption des régimes spéciaux par le principe
général de responsabilité pour faute230. Il
semble que la jurisprudence, las d'un tel constat en matière de presse,
ait voulu couper court à ce phénomène pour mettre fin aux
tentatives de contournement des équilibres instaurés par le texte
de 1881. Mais le tracé des frontières entre son domaine propre et
celui du régime spécial s'est opéré avec
difficultés et continue d'être incertain aujourd'hui.
La pratique nous enseigne que les abus
pénétrant le domaine de compétence de l'article 1382 du
Code civil sont peu nombreux face à l'empirisme de la loi de 1881
(Chapitre 1). D'ailleurs, l'apparition de textes spéciaux durant la
seconde moitié du XXème siècle en matière de
responsabilité civile, ne semble qu'amoindrir les perspectives de
recours à la responsabilité pour faute des victimes d'abus de la
liberté d'expression (Chapitre 2).
Chapitre 1 : Les abus de la liberté
d'expression entrant dans le champ de l'article 1382 du Code civil
104. Nous l'avons vu, une jurisprudence constante s'accorde
à dire que « les abus de la liberté d'expression
prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne
peuvent être réparés sur le fondement de l'article 1382 du
Code civil »231. L'ensemble des abus de la liberté
d'expression prévus par le texte de 1881 ayant essentiellement vocation
à prévenir et sanctionner des atteintes envers les personnes, on
peut déduire de cette formule que l'article 1382 du Code civil conserve
toute sa verdeur pour ce qui est des atteintes envers les produits et
services.
230 H. Mazeaud, « L'absorption des règles
juridiques par le principe de responsabilité civile »,
D.H, 1935, chron. p.6.
231 Cass. Ass. Plén., 12 juillet 2000 : Bull.
civ.n°8 ;
Comm. com. électr.
2000, n°108, obs. A. Lepage ; LPA, 14 août 2000, note
E. Derieux ; Gaz. Pal. 2001, somm. p. 979, note P. Guerder ; JCP
G 2000. I. 280, n°2, obs. G. Viney ; RTDciv. 2000, p. 845,
obs. P. Jourdain ; D. 2000, somm. p. 463, obs. P. Jourdain.
105.
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Il nous faudra donc distinguer - pour déterminer en
substance quels sont les abus entrant dans le champ de la responsabilité
civile de droit commun - selon que l'intérêt lésé
est de nature patrimonial (Section 1), ou extrapatrimonial (Section 2).
Section 1 : Les abus mettant en cause un
intérêt patrimonial
106. L'intérêt patrimonial caractérise le
fait de ce qui est appréciable en argent, de ce qui renvoie au
patrimoine de l'individu et est donc susceptible d'être
transmis232. L'intérêt lésé est donc de
nature économique et cela, par opposition aux intérêts
moraux - dits aussi extrapatrimoniaux - dont la loi sur la liberté de la
presse, nous le verrons, s'arroge en grande partie la défense.
107. Bien entendu, la lésion de l'intérêt
patrimonial ne justifie pas à elle seule le droit à
réparation de la victime. Celle-ci devra nécessairement prouver
le caractère fautif des propos tenus par le prétendu responsable
(Paragraphe 1). Et, si les conditions de mise en oeuvre de l'article 1382 du
Code civil sont réunies, encore faut-il que l'abus en question ne
pénètre pas, dans sa matérialité, le domaine
d'application de l'une des infractions de la loi du 29 juillet 1881. Nous
verrons que cela n'est pas sans difficultés d'appréciation, tant
la critique d'un produit peut aisément verser dans celle de son
producteur pour finalement se fondre en une diffamation (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : Les conditions de mise en oeuvre de la
responsabilité pour faute
108. Avant de s'attarder sur le détail des fautes
susceptibles d'engager la responsabilité civile des organes de presse
(B), il convient d'évoquer plus généralement les deux
principales hypothèses dans lesquelles la responsabilité pour
faute pourra potentiellement jouer (A).
A. Deux principaux cas de figure
109. La responsabilité pour faute de l'organe de
presse est susceptible de se présenter en pratique dans deux cas de
figures. Il faut en effet distinguer selon que la victime de l'abus
232 R. Guillien et J. Vincent, Lexique des termes juridiques
2010, Dalloz, 17e éd., 2010, p. 524.
68
de la liberté d'expression se trouve ou non avoir la
qualité de concurrent - au sens économique du terme - vis
à vis de l'auteur des propos233.
Dans le cas où le lésé est en situation
concurrentielle avec l'auteur des faits litigieux, ce sera toujours l'article
1382 qui aura vocation à s'appliquer234. En effet, en
situation de concurrence déloyale, le dénigrement envers un
concurrent, intentionnel ou non, tombera toujours sous le joug de la
responsabilité pour faute et ce, que l'atteinte soit portée
à la personne du concurrent comme aux produits qu'il fabrique. On
observe donc que la qualité de concurrent prime sur
l'intérêt lésé - et donc l'article 1382 sur la loi
de 1881 ! - en ce sens que même si les propos sont constitutifs d'une
diffamation au sens de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881, le seul fait
que celui dont l'honneur est lésé revêt la qualité
de concurrent, fait primer l'application de l'article 1382 du Code civil dans
sa fonction de prévention des actes de concurrence
déloyale235.
En revanche, dans le cas où la victime n'est pas un
concurrent de l'auteur des propos, deux hypothèses se présentent.
Soit l'intérêt lésé est de nature extrapatrimonial,
auquel cas nous verrons que la propension à l'exclusivisme du texte
spécial de 1881 ne laisse que très peu de place à la
fonction complétive de l'article 1382 du Code civil236. Soit
l'intérêt lésé est de nature patrimonial et alors,
dans ce cas seulement, l'article 1382 se verra conférer une
exclusivité d'application.
Il convient dès lors de s'interroger, dans cette
dernière hypothèse, sur le fait de savoir quels seront les abus
de la liberté d'expression susceptibles de porter atteinte à des
intérêts économiques et donc passibles d'une condamnation
au titre de l'article 1382.
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