Section 2 : L'attraction exercée par le texte
spécial sur l'article 1382 du Code civil
93. Attraction, absorption, magnétisme ! Autant de
qualificatifs évoquant ce phénomène qui tend à
consacrer l'exclusivisme du régime spécial au détriment de
la responsabilité civile de droit commun. Alors bien évidemment,
on peut se demander pourquoi s'indigner d'un tel constat dès lors que le
texte de 1881 offre la possibilité - tout autant que l'article 1382 -
d'obtenir la réparation au civil du dommage subi par la victime. Les
choses ne sont pourtant pas aussi simples. Car dans bien des cas, le fait
d'écarter l'application de la responsabilité pour faute à
raison du fait que les propos litigieux relèvent du domaine
d'application de la loi de 1881 ne permettra pas pour autant à la
victime d'obtenir gain de cause.
94. Cet étrange paradoxe, qu'il convient d'examiner
à partir de l'exemple frappant fourni par l'infraction de diffamation
envers la mémoire des morts (Paragraphe 1), s'observe
197 N. Droin, Les limites à la liberté
d'expression dans la loi sur la presse du 29 juillet 1881, Disparition,
permanence et résurgence du délit d'opinion, LGDJ, 2011, p.
80.
198 L'importance de la problématique - en terme
d'actions en justice - est donc à relativiser : B. Beignier, B. de Lamy
et E. Dreyer, Traité de droit de la presse et des
médias, Lexisnexis, 1ère éd., 2009, p.
707.
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aussi à d'autres niveaux que nous ne pouvons nous
permettre d'escamoter tant les enjeux sont capitaux (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : Le cas particulier de l'atteinte envers la
mémoire des morts
95. Tout a commencé lors des célèbres
affaires Érulin et Collard évoquées
précédemment, dans lesquelles étaient en question des
publications mettant en cause l'honneur et la considération de personnes
défuntes. La Cour de cassation, rejetant les pourvois formés par
les familles sur le fondement de la responsabilité pour faute estima en
effet « qu'ayant retenu que la publication des propos litigieux
relevait des dispositions de l'article 34 al.1 » de la loi du 29
juillet 1881, « la cour d'appel a décidé à bon
droit que les consorts X ne pouvaient être admis à se
prévaloir de l'article 1382 dudit Code
»199.
Pour autant - et c'est ce qui nous intéresse ici -
bien que relevant des dispositions de l'article 34 al 1er relatif au
délit de diffamation envers la mémoire des morts, les propos
litigieux ne pouvaient donner lieu à réparation200. En
effet, le délit de diffamation envers la mémoire des morts
requiert, pour qu'il puisse être sanctionné, que soient
caractérisés non seulement un dol général - que
constitue la diffamation envers le défunt - mais aussi, un dol
spécial, caractérisé par l'intention de nuire aux
héritiers201. Comme le souligne le professeur Nathalie
Mallet-Poujol, ce dol spécial est une condition de la «
sanction » du délit et non de sa « constitution
»202. Il peut donc y avoir exclusion du droit commun de la
responsabilité civile - au profit de la loi de 1881 - car le
délit spécial est constitué, sans pour autant que celui-ci
ne donne lieu à réparation203. L'absence de dol
spécial conduit alors à priver les héritiers de toute
action en justice.
96. Ce phénomène d'absorption,
indéniablement, s'opère au détriment du droit à
réparation des victimes qui rappelons le, revête une dimension
constitutionnelle204. Mais est-il justifié ? Il peut
paraître paradoxal - au regard des principes dictant le
responsabilité civile extracontractuelle205 - que le dommage
moral concomitant à une diffamation du mort ne puisse être
réparé sous aucun fondement pour les héritiers. Tout
préjudice ne
199 Cass. Ass. Plén., 12 juillet 2000 : Bull.
civ.n°8 préc.
200 Ce qui fût confirmé par un arrêt de 2006 :
Civ. 1e, 12 déc. 2006 : Bull. civ.I, n°551.
201 V. Art. 34 al 1er : Loi 1881-07-29 Bulletin Lois
n° 637 p. 125.
202 N. Mallet-Poujol, « De la cohabitation entre la
loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et l'article 1382 du
Code civil », Légipresse 2006, n°234, p. 95.
203 V. pour plus d'explications Supra n°89 et s.
204 Cons. const., n°2005-522 DC, 22 juillet 2005, Loi de
sauvegarde des entreprises, JO, 27 juillet 2005, p. 1225.
205 Notamment, ceux précédemment
évoqués dans notre développement : l'universalisme de la
responsabilité civile ; le caractère d'ordre public de la
réparation ; le principe de réparation intégrale du
préjudice subi.
59
mérite t-il pas réparation ? L'auteur de propos
déshonorant n'est-il pas concerné par la fonction
préventive de la responsabilité civile ? D'ailleurs, on peut se
poser la question de savoir s'il ne s'agit pas là d'une atteinte au
droit à un recours effectif du justiciable garanti par la Conv. EDH et
ayant lui aussi une valeur constitutionnelle206. Il semblerait que
non. La Cour de cassation a estimé récemment que l'application
exclusive de l'article 34 al. 1er de la loi spéciale au détriment
de l'article 1382 du Code civil était conforme au droit à un
procès équitable consacré au sein de l'article 6-1 de la
Conv. EDH207. L'argument de l'atteinte aux « droits
fondamentaux du justiciable » ne semble donc pas convaincre.
97. L'argument historique en revanche, peut nous permettre
d'affirmer une chose : les rédacteurs de la loi de 1881 n'ont jamais
entendu priver les héritiers, en l'absence de dol spécial, d'une
action à titre subsidiaire fondée sur l'article 1382 contre le
diffamateur dès lors que l'atteinte envers la mémoire du
défunt était avérée208. D'ailleurs, la
Cour de cassation a toujours admis, antérieurement aux arrêts du
12 juillet 2000, qu'à défaut de pouvoir réunir les
éléments constitutifs du délit de l'article 34 al
1er, l'article 1382 puisse être appliqué à titre
subsidiaire, conformément à la volonté du
législateur de 1881209.
Même si un mouvement postérieur aux
jurisprudences de 2000 semblait vouloir faciliter l'établissement de la
diffamation envers la mémoire des morts en appréciant plus
souplement la condition tenant au dol spécial210 - pour
permettre une indemnisation plus fréquente des demandeurs - il
apparaît donc clairement que la liberté d'expression tend à
primer sur le droit à réparation des victimes. Une jurisprudence
récente en atteste et n'hésite pas à restreindre encore
d'avantage les conditions d'indemnisation en la matière211.
Le « système juridique clos » du Doyen Carbonnier semble donc
- pour ce qui est de l'atteinte envers la mémoire des morts - avoir eu
raison de la jurisprudence212 : une
206 C. const., n° 96-373 DC, 9 avr. 1996,
Loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie
française, JO, 13 avr. 1996, p. 5724.
207 Civ. 1e, 12 déc. 2006 : Bull.
civ.I. n°551, p.491.
208 V. notamment la déclaration d'Eugène
Lisbonne, Séance du 21 juil. 1881, D. 1881, 4e
partie, Lois, décrets et actes législatifs, p. 80 :
« dans le cas où le diffamateur n'a pas eu l'intention
d'attaquer les héritiers vivants, la disposition nouvelle laisse dans le
droit commun l'action civile, de la part de ces derniers, en dommages et
intérêts ».
209 V. à titre d'exemple : Civ. 2e, 22 juin
1994 : Bull. civ.II, n°165.
210 V. notamment : un arrêt rendu par la deuxième
chambre civile ayant déduit l'intention de nuire du diffamateur de la
seule constatation de l'élément matériel de l'infraction
(Civ. 2e, 22 janv. 2004 : Bull. civ.II, n°19) ; aussi
sur ce point, voir la note de M. Guerder exprimant sa volonté que la
jurisprudence assouplisse la condition tenant à la constatation de
l'élément intentionnel (P. Guerder, note sous Civ. 2e,
10 oct. 2002, Gaz. Pal. 2003. Jurisp. 3837).
211 Crim., 10 mai 2011 : Dr. Pénal 2011. 102,
obs. M. Véron : la Haute juridiction a estimé que les
dispositions de l'article 34 de la loi du 29 juillet 1881 « impliquent
que soit établie la qualité d'héritier ayant
accepté la succession ».
212 TGI Paris, 10 nov. 2011 : Légipresse
n°291, fév. 2012, p. 77.
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portion de la « compétence diffuse »
de l'article 1382213 paraît bel et bien avoir
été absorbée par le régime spécial. Le
phénomène semble d'ailleurs se perpétuer au
détriment d'autres droits à valeur constitutionnelle.
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