Paragraphe 2 : La nature de la faute engageant la
responsabilité civile de son auteur
89. L'idée est d'évaluer si dans les
interstices existant entre les divers textes spéciaux limitant la
liberté de la presse, il serait opportun de borner la portée de
l'article 1382 du Code civil. Compte tenu du caractère fondamental de la
liberté d'expression, de sa nécessité dans une
société démocratique191 et du relatif droit de
nuire dont bénéficie le journaliste dans l'exercice de certaines
de ses activités, une telle question apparaît tout à fait
légitime tant la responsabilité pour faute, en raison de son
extrême souplesse, pourrait potentiellement se transformer en instrument
de censure.
90. Depuis la rédaction du Code civil de 1804, il est
admis que toute faute, aussi légère soit-elle, quand bien
même celle-ci résulterait d'une simple imprudence, suffit à
engager la responsabilité civile de son auteur. Le principe est donc
celui de l'unité de la faute civile génératrice de
responsabilité civile. La gravité de la faute est sans incidence
quelconque sur l'existence de la responsabilité192.
91. Pourtant, certains juges du fond ont jugé
nécessaire, pour ce qui est du contentieux de la presse, de limiter la
portée de l'article 1382 au nom de la liberté d'expression. En
effet, à plusieurs reprises, la Cour d'appel de Paris a jugé dans
les années quatre-vingt-dix que le principe de la liberté
d'expression de l'article 11 de la Déclaration universelle des droits de
l'homme impose que l'application en matière de presse des dispositions
de l'article 1382 soit limitée aux hypothèses où l'abus en
question constitue soit, une « atteinte aux droits fondamentaux de la
personne », soit « une dénaturation ou une
déformation des faits traduisant une intention malveillante ou une
négligence manifeste dans la
191 V. Art. 10 Conv. EDH.
192 M. Bacache-Gibeili, Les obligations, la
responsabilité civile extracontractuelle, 2ème
éd., Economica, 2012, n°163.
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vérification de l'information
»193. Dès lors, la mise en oeuvre de la
responsabilité civile de l'auteur de l'abus sera conditionnée
selon les juges du fond, par la gravité du dommage subi si l'on se
trouve dans le premier cas, ou par la gravité de la faute dans le
second. L'objectif de la Cour d'appel de Paris est donc simple : circonscrire
l'application de l'article 1382 aux cas les plus graves où il peut
être constaté soit une faute qualifiée, soit un
préjudice conséquent.
92. Toutefois, malgré les efforts
déployés par cette dernière, la Cour de cassation ne fut
pas de cet avis. En effet, celle-ci effectua une multitude de cassations en
refusant cette logique d'amputation de la responsabilité pour faute.
Elle estima que les juges du fond - en limitant de la sorte la portée
générale de l'article 1382 du Code civil en matière de
presse - violaient le texte en question194. Alors qu'en
penser ? La réaction de la Haute juridiction est-elle justifiée
et si oui, est-elle pour autant souhaitable ?
D'un point de vue purement rationnel, l'argument paraît
imparable. L'article 1382 a été volontairement pourvu d'une
portée générale. Subordonner sa mise en oeuvre à
l'existence d'un certain seuil de gravité contribue à lui
rajouter des conditions qu'il ne comporte pas. Or, comme l'affirme le
professeur Charles Debbasch, « là ou la loi ne distingue pas,
il n'y a pas lieu de distinguer »195.
Cependant, une telle solution conduit tout de même
à un résultat quelque peu paradoxal que l'on ne peut se permettre
d'éluder. En effet, il convient de le rappeler, le dessein du
législateur de 1881 était semble t-il de promouvoir la
liberté de la presse tout en la limitant dans les cas où il
était estimé que son usage était abusif196.
Dès lors, le fait qu'en dehors de la loi spéciale, le journaliste
soit en réalité beaucoup plus exposé à un risque de
condamnation - dans la mesure où l'application pleine et entière
de la clausula generalis veut que toute faute, aussi
légère soit-elle, soit sanctionnée - ne faisait donc
surement pas parti de ses prévisions. Si les travaux
préparatoires de la loi de 1881 montrent que le maintien de
l'application de l'article 1382 en complément du texte spécial
fut admis par ses rédacteurs, on peut néanmoins douter que ces
derniers, au risque de
193 Parmi les diverses décisions en ce sens : CA Paris,
19 nov. 1990, Légipresse 1990, n°79-III, p. 19 ; CA Paris,
1er nov. 1991, D. 1991, IR p. 70 ; CA Paris, 6 mars 1992,
Légipresse 1992, n°95-1, p. 117 ; CA Paris, 27 avril 1993,
Légipresse 1993, n°106-1, p. 136.
194 Civ. 2e, 5 mai 1993 : Bull. civ.II,
n°167 ; Civ. 2e, 24 janv. 1996 : Bull.
civ.n°14.
195 Ch. Debbasch, Droit des médias, Dalloz,
2e éd., 1999, p. 1046.
196 Rappelons qu'au cours des débats ayant
précédés son adoption, le texte de 1881 fût
présenté comme une « loi d'affranchissement et de
liberté » : E. Lisbonne, in H. Celliez et C. Le Senne, Loi
de 1881 sur la presse, accompagnée des travaux de rédaction avec
observations et tables alphabétiques, Libr. A. Marescq Ainé,
Paris, 1882, p.5.
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rétablir le délit d'opinion, aient
souhaité qu'une simple imprudence ou maladresse commise par un
journaliste, même de bonne foi, soit de nature à engager sa
responsabilité197. Cette solution apparaît de
surcroît incompatible avec certaines facettes de la liberté
d'expression qui comme nous l'avons vu précédemment, comportent -
dans une certaine mesure - une dimension nuisible nécessaire à
leur épanouissement.
Ces diverses observations peuvent donc légitimement
nous faire douter de la pertinence de la position adoptée par la Cour de
cassation pour désapprouver les juges du fond. Il n'en demeure pas moins
que si la question tenant à la nature de la faute susceptible d'engager
la responsabilité civile de droit commun du journaliste ne manque pas
d'intérêt théorique, une réalité doit
être soulignée : la loi sur la liberté de la presse absorbe
en pratique la majeure partie du contentieux de la presse, de sorte que
l'utilisation de l'article 1382 en vue de définir de nouveaux abus ne
concerne en réalité qu'un nombre très résiduel
d'affaires198.
Nous allons d'ailleurs voir que ce nombre tend à
s'amenuiser, tant le magnétisme du texte de 1881 vis à vis de la
clausula generalis se fait sentir dans certains domaines.
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