Paragraphe 2 : La mise à l'écart
consécutive de droits fondamentaux
98. Le phénomène d'attraction du texte
spécial - ci-dessus décrit en matière de diffamation
envers la mémoire des morts - semble se développer dangereusement
pour venir s'en prendre aux droits fondamentaux que constituent le droit au
respect de la dignité humaine et le droit au respect des croyances.
Encore une fois, l'exclusivisme de la loi spéciale au détriment
des droits de la victime parait s'imposer au nom de cette liberté que
constitue celle de s'exprimer. En effet, le professeur Thierry Massis
dénonce cette tendance fâcheuse qu'a le juge à «
conforter les espèces qui lui sont soumises aux incriminations de la loi
de 1881 » alors même que « certaines atteintes ne
peuvent répondre aux qualifications étroites des délits
réprimés par cette loi »214. La
preuve en est par exemple, cet arrêt rendu par la Haute juridiction du 8
mars 2001 dans lequel celle-ci - ayant relevé que des dessins tournant
en dérision le catholicisme, les rites religieux, et donc les croyances,
ne constituaient pas le délit de presse incriminé au sein de
l'article 24 al. 6 de la loi de 1881 - a jugé qu'aucun comportement
fautif ne pouvait être décelé au sens de l'article 1382 du
Code civil215. On constate donc, qu'à l'instar des
jurisprudences du 12 juillet 2000, les juges semblent vouloir consacrer la
thèse du « système juridique clos » pour ce qui est des
atteintes aux sentiments religieux et ce, au prix d'une mise à
l'écart du droit constitutionnel que constitue le droit au respect des
croyances216. D'autres décisions en attestent217.
Pourtant n'était-il pas possible, au regard de ces quelques exemples
jurisprudentiels, de déceler une faute civile distincte
caractérisée par une offense délibérée aux
sentiments religieux218 ? On peut se le demander.
99. Dans le même sens, on peut observer que si le
recours au concept de dignité humaine pouvait d'antan permettre au juge
de caractériser plus facilement une faute au
213 J. Carbonnier, « Le silence et la gloire
», D. 1951, chron. p. 119.
214 T. Massis, « Respect des croyances, dignité
et loi du 29 juillet 1881 », Légipresse n°197.
II, p. 172.
215 Civ. 2e, 8 mars 2001 : Bull.
civ.n°47 : estimant que les dessins n'ont « pas eu pour
finalité de susciter un état d'esprit de nature à
provoquer à la discrimination, la haine, ou la violence, et ne
caractérisent pas l'infraction prévue par l'article 24
alinéa. 6 de la loi du 29 juillet 1881 » de sorte qu'
« aucune faute ne pouvait être retenue sur le fondement de
l'article 1382 du Code civil ».
216 L'article 2 al. 1 de la Constitution du 4 octobre 1958
dispose que « La France respecte toutes les croyances ».
217 En ce sens notamment : TGI Paris, 6 oct. 1999, inédit
; TGI Paris, 21 fév. 2002, Légipresse n°192-III, p.
105.
218 T. Massis, « Respect des croyances, dignité
et loi du 29 juillet 1881 », Légipresse n°197.
II, p. 173.
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sens de l'article 1382 en marge du texte de 1881 - pour
sanctionner des propos dénigrants envers la personne humaine - il
apparaît que la Cour de cassation ne soit plus séduite par cette
combinaison des articles 16 et 1382 du Code civil pour caractériser les
abus de la liberté d'expression219. Là encore, la
dignité de la personne humaine, érigée au rang de principe
à valeur constitutionnel220, semble être
marginalisée au détriment des victimes pour laisser libre cours
à la liberté d'expression.
100. Si cette mise à l'écart de droits
fondamentaux au nom de la liberté d'expression est
déplorée par certains, d'autres y voient une juste
adéquation avec le principe même de liberté d'expression
qui rappelons-le, « vaut non seulement pour les informations ou
idées accueillies avec faveur ou considérées comme
inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent,
choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de la
population »221. De plus, comme le souligne
Guillaume Lécuyer, avocat au barreau de Paris, on peut observer depuis
un certain nombre d'années une recrudescence des abus de la
liberté d'expression concomitant au relâchement des conditions de
recevabilité des actions associatives222. Il est donc
probable que la tendance jurisprudentielle ci-dessus décrite - favorable
à une application exclusive du texte spécial dans les domaines
mettant en cause l'honneur, la dignité et les croyances des personnes -
soit une manière de mettre un frein à cette inflation des actions
en responsabilité pour abus de la liberté d'expression
menées par les associations pour la défense de leur
prétendue « Grande Cause »223.
101. En réalité, la véritable question
est de savoir si la loi de 1881 constitue une base légale suffisante
pour arbitrer les intérêts en présence auquel cas dans
l'affirmative, l'application exclusive du texte spécial au
détriment de la responsabilité pour faute serait
justifiée. Il nous semble, concernant les espèces
présentées ci-dessus, que cela soit discutable.
En effet il est des atteintes aux croyances et à la
dignité qui ne peuvent entrer dans le champ d'application de l'injure ou
de la diffamation telles que prévues au sein du texte de 1881 et qui,
constituant une faute civile distincte, mériteraient probablement que
l'on
219 Civ. 1e, 12 déc. 2006 : Bull.
civ.I. n°551.
220 Cons. Const. 27 juil. 1994, D. 1994. 237.
221 CEDH, Handyside c/ Royaume Uni, n° 5493/72, 7
décembre 1976, GACEDH n° 7.
222 B. Beignier, B. de Lamy et E. Dreyer, Traité de
droit de la presse et des médias, Lexisnexis,
1ère éd., 2009, p.
708.
223 Ibid
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puisse appliquer l'article 1382 du Code civil224.
La liberté d'expression ne doit pas permettre de justifier
l'indécence, la balourdise, l'obscénité. Les juges
devraient donc sûrement davantage se poser la question de savoir si dans
telle ou telle espèce, le message présente réellement un
intérêt pour la collectivité.
Aussi, rappelons que la déclaration des droits de
l'homme et du citoyen parle de « libre communication des
pensées et des opinions »225 pour définir le
contenu de la liberté d'expression et non de libre communication de
ragots, images ou propos avilissants souvent protégés au nom de
cette « sacro-sainte » liberté d'expression. Exclure l'article
1382 du Code civil contribue donc à renoncer à sanctionner des
atteintes à des droits de la personnalité insuffisamment pris en
compte par la loi du 29 juillet 1881226. Peut-être serait-il
opportun alors, de compléter la liste des incriminations prévues
par le texte spécial ? On sait que le professeur Geneviève Viney
le propose pour ce qui concerne les atteintes relatives à l'honneur et
à la considération des personnes227.
Enfin, si l'on s'en tient aux arguments traditionnellement
avancés par la doctrine, il ressort que l'exclusivisme de tout texte
spécial devrait pouvoir légitimement s'imposer à partir du
moment où la disposition spéciale en question a pour unique but
d'améliorer la situation de la victime au regard de ce que
prévoit l'article 1382 du Code civil228. Difficile pourtant
de contester que le texte spécial de 1881 s'avère bien plus
protecteur vis à vis des organes de presse que ne l'est l'article 1382
du Code civil. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nombreuses sont les
tentatives de contournement de la loi sur la liberté de la presse
fondées sur la clausula generalis tenues en échec par la
jurisprudence. Sur ce point là encore, le choix d'une application
exclusive de la loi du 29 juillet 1881 au détriment de l'article 1382
apparaît tout à fait discutable.
Toujours est-il que la Cour de cassation semble depuis 2000
estimer, eu égard aux domaines précédemment
évoqués (atteinte à la considération des morts,
à la dignité, aux
224 Comme cela a pu être le cas dans l'affaire Ave
Maria au sujet d'affiches lésant les sentiments religieux (TGI
Paris, 23 oct. 1984, Gaz. Pal. 1984, p. 727 et s.) ou encore dans
l'affaire du VIH, la Cour d'appel ayant reconnu un droit à la
dignité aux personnes atteintes du sida bafoué par des affiches
publicitaires dégradantes (CA Paris, 28 mai 1996, D. jurisp. p.
617 note B. Edelman).
225 J-J. Gandini, Les droits de l'Homme, Anthologie,
Librio, 1998, p. 22.
226 P. Jourdain, « L'éviction totale de
l'article 1382 en cas d'abus de la liberté d'expression envers les
personnes », RTDciv. 2006, p. 127.
227 G. Viney, « Le conflit entre le droit de la presse
et l'article 1382 », JCP. G, 1998. I. 185.
228 J. Traullé, L'éviction de l'article 1382 du
Code civil en matière extracontractuelle, LGDJ, 2007, p.329.
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croyances), que le texte de 1881 se suffit à
lui-même pour arbitrer les intérêts en présence
suivant en cela la thèse du « système juridique clos »
soutenue par le Doyen Carbonnier. Bien entendu, les possibilités
d'application de l'article 1382 en marge du texte spécial n'en sont pas
pour autant épurées. C'est ce que nous nous efforcerons de
démontrer dans la seconde partie de notre développement
consacrée à la place effective qu'occupe le droit commun de la
responsabilité civile dans le contentieux de la presse.
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