Section 2 : Une cohabitation délicate et
houleuse entretenue par la jurisprudence
76. Comme nous l'avons déjà brièvement
observé, compte tenu des intérêts en présence et du
caractère fondamental de la liberté d'expression, la cohabitation
entre les deux textes que constituent l'article 1382 et la loi du 29 juillet
1881 s'avère extrêmement délicate. Elle l'est d'autant plus
que la clausula generalis, il est utile de le rappeler, comporte une
dimension constitutionnelle depuis une décision rendue par le Conseil
constitutionnel du 22 octobre 1982164. Bien qu'ambiguë dans sa
formulation, celle-ci consacre selon de nombreux auteurs, le droit
constitutionnel de tout individu à la réparation du dommage qu'il
subi165. Par conséquent, au même titre que la
liberté d'expression, il semblerait que l'article 1382, aussi,
revêt un caractère fondamental.
77. Si depuis longtemps déjà, les juges se sont
accordés pour éradiquer toute fonction substitutive à la
responsabilité pour faute166, ceux-ci se montrent bien plus
disparates pour ce qui est de lui accorder une fonction complétive. En
effet, nous avons pu observer précédemment que les avantages que
procure la loi sur la liberté de la presse sont essentiellement de
nature procéduraux, tant le formalisme rigoureux et la prescription
très courte imposés par le texte spécial contribuent
à décourager les poursuivants victimes d'abus de la
liberté d'expression. Permettre au demandeur de pouvoir
bénéficier de l'article 1382 pour poursuivre une faute
présentant les aspects d'un délit de la loi sur la presse aurait
alors vidé cette dernière de toute sa substance. C'est la raison
pour laquelle l'éviction de l'article 1382 comme fondement subsidiaire
de l'action en réparation s'est très tôt imposé en
jurisprudence167.
78. La fonction complétive de l'article 1382 semblait
alors logiquement être la voie à adopter. Elle paraît tout
à fait en conformité avec les principes généraux
dictant notre droit et parmi lesquels figure la maxime « specialia
generalibus derogant », impliquant que les dispositions
spéciales doivent s'appliquer en préférence à
celles générales168. Mais, comme le souligne l'auteur
Geneviève Viney, l'universalisme de la responsabilité civile
164 Cons. const. 22 oct. 1982 : Gaz. Pal. 1983, 1, 60,
obs. F. Chabas.
165 V. L. Favoreu, « La protection constitutionnelle
de la liberté de la presse », in Liberté de la
presse et droit pénal, PUAM, 1994, p. 235 ; F. Terré, Y.
Simler et P. Lequette, Droit civil, Les obligations, Précis
Dalloz, 7e éd., 2006, n°664.
166 Civ. 1e, 23 mars 1982 : D. 1982, 374 ;
TGI Paris, 24 nov. 1993, Légipresse n°112-1, p. 72 ; Civ.
2e, 6 janv. 1993 : Bull. civ.II, n°1 ; Civ.
2e, 19 juin 1996 : JCP 1996. IV, n°1873.
167 B. Beignier, B. de Lamy et E. Dreyer, op. cit. p.
700.
168 V. C. Larroumet, Introduction à l `étude
du droit privé, Economica, 2e éd., 1995,
n°153 et 235 ; F. Terré, Introduction générale au
droit, Précis Dalloz, 3e éd., 1996,
n°469.
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veut que « dès lors que l'on se trouve hors du
domaine d'application du régime spécial, le régime
général retrouve sa vocation naturelle à s'appliquer
»169.
79. Selon une approche restrictive de la loi sur la presse,
le dessein du législateur de 1881 aurait été de vouloir
arbitrer définitivement le conflit opposant la liberté
d'expression et la responsabilité civile en « enlevant du
même coup à l'article 1382 une portion de sa compétence
diffuse »170. Cette thèse, dite du
« système juridique clos »171, a pour
effet de neutraliser l'application de l'article 1382 du Code civil dans le
contentieux de presse en consacrant l'exclusivisme du texte spécial en
la matière. Or, au vu des travaux ayant précédé
l'élaboration du texte de 1881, la thèse de l'exclusivisme semble
procéder d'un contresens historique. En effet, il est connu des
spécialistes que lors des travaux préparatoires de la loi
spéciale, il fût envisagé de soumettre la presse au seul
droit commun172 en vue d'empêcher la consécration d'un
système juridique privilégié au bénéfice de
la liberté d'expression. Si certains auteurs estiment que l'échec
d'un tel projet s'explique par le fait que le législateur de 1881 ait
pris conscience des dangers que représenterait l'article 1382 du Code
civil pour la liberté d'expression, d'autres, à l'instar de Julie
Traullé, ont pu démontrer que les véritables raisons d'un
tel échec étaient tout autres173. Les
rédacteurs du texte spécial ont même pu ouvertement
renvoyer à la responsabilité civile de droit commun pour assurer
un relais des infractions de presse comme ce fût notamment le cas lors de
la décision d'abrogation d'une infraction d'atteinte à la vie
privée où le rapporteur Eugène Lisbonne prit le soin de
préciser qu'une telle atteinte se résoudrait désormais
devant le prétoire civil174. Les débats ayant
précédés l'élaboration du texte de 1881 invitent
donc clairement à ne pas y voir le « système juridique
clos » évoqué par le Doyen Carbonnier.
80. Le 27 septembre 2005 pourtant, par un arrêt
défrayant la chronique, la Cour de cassation consacrait pour la
première fois en jurisprudence la thèse de ce dernier en
169 G. Viney, « Les rapports entre le droit commun de
la responsabilité civile et les régimes spéciaux de
responsabilité ou de réparation », JCP 1998,
I, 185, chron. resp. civ.
170 J. Carbonnier, « Le silence et la gloire
», D. 1951, chron. p. 119, note sous Civ. 27 fév.
1951 : Bull. civ.n°77.
171 Ibid, p. 119, où le Doyen Carbonnier
s'interroge sur le fait de savoir si le législateur n'a pas entendu
« instituer pour toutes les manifestations de la pensée, un
système juridique clos, se suffisant à lui même, arbitrant
une fois pour toutes tous les intérêts en présence
».
172 H. Celliez et C. Le Senne, Loi de 1881 sur la presse,
accompagnée des travaux de rédaction avec observations et tables
alphabétiques, 1882, p. 24 et s.
173 J. Traullé, L'éviction de l'article 1382
du Code civil en matière extracontractuelle, LGDJ, 2007, p. 385 et
s.: celle-ci évoque notamment le risque d'insolvabilité chronique
de l'auteur des propos ou encore le fait que, l'exercice abusif de la
liberté d'expression amenant souvent à léser des
intérêts publics en plus de ceux privés, l'article 1382
n'aurait pas été satisfaisant , ayant pour seul but, la
défense d'intérêts privés.
174 B. Beignier, B. de Lamy et E. Dreyer, op. cit. p.
702 ; V. aussi : J.O, 22 juillet 1881, Débats parlementaires,
Chambre des députés, p. 1720, Eugène Lisbonne.
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affirmant purement et simplement que « les abus de la
liberté d'expression envers les personnes ne peuvent être
poursuivis sur le fondement de l'article 1382 du Code civil
»175. Le dessein de la Cour de cassation devint
alors limpide : l'article 1382 du Code civil ne doit plus pouvoir être
invoqué pour quelque abus que ce soit, dès lors que
l'intérêt lésé est de nature extrapatrimonial.
On peut alors s'interroger sur la conformité d'une
telle décision avec notre droit positif. En effet, la Haute juridiction,
par une telle formule, semble omettre un trait essentiel participant de
l'essence même de la responsabilité civile : son
universalisme176. Tout chef de préjudice doit pouvoir
être réparé, et ce dans son intégralité. Or,
si l'on suit le raisonnement de la Cour, le requérant qui ne pourra
qualifier les propos litigieux selon l'une des incriminations de la loi du 29
juillet 1881, justifier d'une atteinte à sa vie privée (art. 9 du
Code civil) ou encore, à sa présomption d'innocence (art. 9-1 du
Code civil)177, sera dans l'impossibilité d'obtenir une
quelconque réparation de son préjudice, aussi grand soit-il.
N'est-ce pas là une atteinte au caractère d'ordre public de la
responsabilité civile délictuelle ?
On pourrait légitimement penser, comme le Doyen
Carbonnier, que la loi de 1881 a vocation à instituer un «
système juridique clos », de sorte que si les faits poursuivis
ne relèvent pas de son champ d'application, il apparaît incongru
de se prévaloir d'un quelconque abus de liberté d'expression.
Mais il faudra alors admettre que de nombreux écarts d'expression ne
pouvant être sanctionnés dans les conditions de la loi sur la
presse resteront impunis, ce qui frôle l'hérésie au vu de
la fonction classiquement échue à la justice : suum cuique
tribuere 178. De la même façon, le principe de la
réparation intégrale du préjudice - d'ordre public en
matière extracontractuelle ! - s'en trouverait totalement
bafoué.
En tout état de cause, le poids de l'indignation semble
avoir eu raison de cette jurisprudence qui parait aujourd'hui ne constituer
qu'un mauvais souvenir pour de
175 Civ. 1e, 27 sept. 2005 : Bull. civ.I,
n°348.
176 E. Dreyer, « Disparition de la responsabilité
civile en matière de presse », D. 2006, p. 1137 et s.
177 Il s'agit là en effet des principaux textes
spéciaux sanctionnant les abus de la liberté d'expression envers
les personnes.
178 La justice a pour objectif de rendre à chacun ce
qui lui est dû ; V. E. Dreyer, « Disparition de la
responsabilité civile en matière de presse », D. 2006,
p.1137 et s.
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nombreux auteurs. En effet, même si un récent
arrêt pourrait permettre d'en douter179, il apparait
clairement que la jurisprudence constante ne semble pas vouloir donner raison
au Doyen Carbonnier. C'est la raison pour laquelle nombreuses sont les
décisions optant pour une solution davantage respectueuse des grands
principes gouvernant notre droit positif ci-dessus
évoqués180 et consistant à attribuer une
fonction complétive à la responsabilité civile de droit
commun.
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