Partie I : La suprématie controversée de
la loi du 29 juillet 1881 en matière de presse
7. Il n'est pas étonnant que la loi du 29 juillet 1881
prime sur la responsabilité civile de droit commun reposant sur
l'article 1382 du Code civil. Il ne s'agit en effet que d'une simple
application de l'adage romain specialia generalibus
derogant28 érigé en principe
général de notre droit. Or, si pendant plus d'un siècle
une cohabitation pacifique régnait entre les deux textes, le choc des
législations ne tarda pas à se faire sentir pour laisser place
aux tumultes que l'on connaît entre l'article 1382 du Code civil et le
texte spécial29.
8. Tant sur la forme que sur le fond, le texte de 1881
instaure un régime exorbitant du droit commun souvent jugé comme
excessivement protecteur des organes de presse. L'accent doit
particulièrement être mis sur la rigueur exacerbée des
exigences procédurales du texte spécial faisant l'objet de
critiques à répétition de la part de nombreux
auteurs30 (Titre 1). Sa recherche d'un équilibre, entre d'une
part la liberté d'expression et d'autre part le droit des personnes,
s'est vu perturbée par de nombreuses tentatives d'immixtion du droit
commun en la matière poussant ainsi la jurisprudence à devoir se
prononcer sur les frontières respectives des deux textes (Titre 2).
28 Ce qui est spécial déroge à
ce qui est général : H. Roland, Lexique juridique,
expressions latines, LexisNexis, 5e éd., 2010, p. 337.
29 B. Beignier, B. de Lamy et E. Dreyer,
Traité de droit de la presse et des médias, Lexisnexis,
1ère éd., 2009, p. 732.
30 V. E. Derieux, « Faut-il abroger la loi de
1881 ? », Légipresse n°154-II, sept. 1998, p. 93.
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Titre 1 : Les règles de forme et de fond
instaurées par le texte spécial
9. La loi du 29 juillet 1881 est un texte de droit
pénal et de procédure pénale. Ses règles
processuelles sont l'une des caractéristiques
prépondérante de son authenticité. C'est d'ailleurs depuis
seulement une vingtaine d'années que celles-ci se sont imposées
devant le prétoire civil, ce qui nous le verrons divise largement la
doctrine (Chapitre 1). Le coup de grâce a pourtant été
porté par une importante jurisprudence de 200031 favorable
à une identité de la faute pénale et civile en
matière de presse et harmonisant ainsi les règles de fond de mise
en oeuvre de la responsabilité (Chapitre 2).
Chapitre 1 : Le particularisme procédural du
contentieux de la presse
10. Le contentieux de la presse est redouté des
praticiens du droit pour sa singulière technicité32 de
sorte que de nombreux avocats et juges en ont fait leur
spécialité. Les auteurs s'intéressant à la
matière n'ont d'ailleurs pas manqué d'imagination tant les
formules illustrant la complexité de la procédure telle
qu'imposée par le texte spécial sont nombreuses33.
11. Nous observerons que la loi sur la liberté de la
presse apparaît comme étant l'expression d'un droit subtil
(Section 1) dont l'extension des règles de procédure devant le
juge civil s'est progressivement opérée pour atteindre son
paroxysme au deuxième millénaire. Il conviendra d'en examiner les
conséquences eu égard à l'action civile en
réparation du dommage causé par voie de presse, désormais
soumise aux dispositions pénales instaurées par le texte (Section
2).
31 Cass. Ass. Plén., 12 juillet 2000 :
Bull. civ. n8 ;
Comm. com. électr.
2000, n108, obs. A. Lepage ; LPA, 14 août 2000, note E.
Derieux ; Gaz. Pal. 2001, somm. p. 979, note P. Guerder ; JCP
G 2000. I. 280, n2, obs. G. Viney ; RTDciv. 2000, p. 845, obs. P.
Jourdain ; D. 2000, somm. p. 463, obs. P. Jourdain.
32 V. E. Derieux, « pièges
procéduraux de la loi du 29 juillet 1881», note sous TGI
Belfort, 5 janvier 1996, JCP 1996. II. 22695.
33 Commet éluder la formule utilisée
par Marc Domingo : « la loi du 29 juillet 1881 est peuplée, sur
son versant procédural de monstres fantastiques et d'avortons
étranges qui composent une galerie de tératologie juridique
rarement imitée dans d'autres secteurs du droit. » («
Atteintes à la réputation : la protection judiciaire
pénale », Gaz. Pal. 1994, 2, doctr. p. 999)
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Section 1 : Les subtilités processuelles de la
loi de 1881
12. Pendant longtemps, seules les dispositions de l'article
65 du texte de 1881 relatives à la prescription étaient
opposées aux actions civiles en réparation trop tardives. Pour le
reste, le « formalisme tatillon »34 mis en place
par la loi sur la liberté de la presse trouvait uniquement à
s'appliquer devant le juge répressif (Paragraphe1). Il faudra finalement
attendre la fin du XXème siècle pour assister à
l'unification des procédures pénale et civile de presse
(Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : Une procédure au formalisme
méticuleux
13. Le formalisme pointilleux auquel doivent faire face les
demandeurs au procès de presse se manifeste dès l'introduction de
l'instance par le biais d'un certain nombre de dispositions essentielles pour
la suite de la procédure (A). Ceux-ci devront en outre veiller avec
attention à ne pas se voir opposer le court délai de prescription
de trois mois, caractéristique du droit de la presse (B).
A. Les exigences fondamentales des articles 50 et 53
du texte spécial
14. Le particularisme procédural du procès de
presse se reflète dès l'acte introductif d'instance dont le
formalisme - imposé par les articles 50 et 53 de la loi de 1881 -
paraît d'emblée vouloir endurcir l'aboutissement des actions en
responsabilité. Il convient dès lors de s'attarder en quelques
mots sur le contenu de ces dispositions clés de la loi sur la
liberté de la presse.
L'article 50 tout d'abord, exige à peine de
nullité que le réquisitoire introductif du ministère
public articule et qualifie « les provocations, outrages, diffamations
et injures à raison desquels la poursuite est intentée, avec
indication des textes dont l'application est demandée.
»35. Cette triple exigence de qualification et
précision des faits litigieux d'une part, et d'indication des textes
applicables d'autre part, se retrouve au sein de l'article 53 de la même
loi concernant la citation directe devant le tribunal correctionnel. En outre,
pour les citations délivrées à la requête du
plaignant, ce dernier impose une élection de
34 N. Mallet-Poujol, « Abus de droit et
liberté de la presse », Légipresse 1997, n143-II, p.
84.
35 Art. 50 du Code de la communication ; La
jurisprudence a désormais étendu ce formalisme à la
plainte avec constitution de partie civile.
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domicile dans la ville où siège la juridiction
saisie ainsi que l'obligation de signifier la citation au ministère
public en plus du prévenu36.
15. Alors que la loi dispose que l'ensemble de ces
formalités doivent être respectées à peine de
nullité, une jurisprudence constante affirme que les choix
réalisés en vue de satisfaire à ces exigences de forme
sont définitifs. En effet, « ils fixent irrévocablement
les points sur lesquels le prévenu aura à se défendre
(É) et délimitent définitivement la poursuite
»37. Il faut donc bien comprendre que le choix des
éléments de fait et droit concomitant aux exigences
d'articulation et de qualification des propos - s'opérant à la
base de la poursuite - est primordial.
16. Ce développement purement descriptif appelle
à réaliser deux types d'observations. Difficile d'éluder
d'une part, le caractère éminemment pénal des dispositions
procédurales évoquées. Les termes «
réquisitoire », « ministère public », «
citation », ne trompent pas sur le dessein du législateur de
1881 de vouloir semble t-il, appliquer ces dispositions procédurales
devant le juge répressif uniquement. Les articles 50 et 53 ne font
d'ailleurs aucune allusion à une quelconque action civile
séparée38. D'autre part, il apparaît clairement
que ce formalisme exigeant déroge aux règles classiques de
procédure pénale en un sens favorable à la partie
défenderesse39. Les rédacteurs de la loi sur la
liberté de la presse ne s'en cachaient d'ailleurs pas. Il s'agit en
réalité de créer des obstacles de procédure en vue
de mieux protéger les organes de presse et ainsi «
modérer les ardeurs de la vindicte publique
»40.
C'est sans compter le « brévissime
»41 délai de prescription consacré par
l'article 65 de la loi de 1881 constituant l'un des principaux trait
caractéristiques de la procédure de presse.
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