B. La délicate conciliation du concept d'abus
avec la liberté d'expression
70. Avant toute chose, il convient de mettre en relief un
point important tenant à la distinction selon que l'abus a trait
à un droit ou à une liberté. La théorie de l'abus
de droit s'applique classiquement aux droits dits « subjectifs ».
Leurs frontières sont souvent bien moins poreuses que celles des
libertés. En effet, les libertés sont des prérogatives
généralement floues « dont les frontières sont
mal définies et donc, imprécises »143.
Dès lors, l'application de la théorie de l'abus de droit à
la liberté d'expression doit nous semble t-il, suivre un régime
particulier144.
Nombreuses sont les raisons justifiant la réticence de
certains auteurs à voir s'appliquer tel quel l'article 1382 dans le
domaine de la liberté d'expression. L'instrumentalisation de la
responsabilité pour faute - dans son application pleine et
entière - aux fins d'appréhension d'une telle liberté
risquerait très probablement d'aboutir à son amputation. Il n'y
aurait alors guère plus de place que pour une presse consensuelle et
muselée par peur de la vindicte judiciaire. En effet, la
responsabilité subjective fait
140 G. Courtieu, « Droit à réparation
», J-Cl. Civil, Fasc. n131-10, 2005, n2.
141 V. not. en ce sens, F. Terré, Y. Simler et P.
Lequette, Droit civil, Les obligations, Précis Dalloz,
7e éd., 2006, p. 53, selon qui la théorie de l'abus de
droit fait « partie intégrante du droit de la
responsabilité civile » et est « axée
principalement sur la recherche d'une faute ».
142 N. Droin, Les limites à la liberté
d'expression dans la loi sur la presse du 29 juillet 1881, Disparition,
permanence et résurgence du délit d'opinion, LGDJ, 2011, p.
39.
143 N. Droin, op. cit. p. 53.
144 Indéniablement, la difficile détermination
des frontières d'une liberté a pour effet de solliciter davantage
l'arbitraire du juge. Raison pour laquelle un encadrement particulier
paraît souhaitable.
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peser sur tout un chacun une obligation générale
de ne pas nuire à autrui. Or, l'exercice d'un certain nombre de droits
procède dans son essence même d'un relatif droit de nuire. C'est
par exemple le cas du droit de concurrence, du droit de grève, du droit
de rupture du contrat à durée indéterminée ou
encore, du droit de rompre les pourparlers. À leur égard, une
application stricte de la responsabilité pour faute - dont la fonction
sociale est donc de garantir « le droit de chacun à ce qu'on ne
lui nuise pas » 145 - conduirait à leur
anéantissement.
Mais alors comment concilier ces droits particuliers avec la
« philosophie pacifiste » de la clausula generalis ? En
réalité, l'étude des jurisprudences rendues en la
matière révèle la chose suivante : le fait d'exercer
purement et simplement ces droits n'est pas en soi condamnable. Ce qui est
susceptible de l'être en revanche, c'est les circonstances dans
lesquelles il en est fait usage. Ainsi, on retrouve ici la théorie du
doyen Josserand. Il faut apprécier si le titulaire du droit a agi dans
l'esprit de ce droit.
71. Il apparaît que comme les droits
précédemment énumérés, la liberté
d'expression - qui nous le verrons connait de multiples facettes - comprend
pour certaines d'entre elles un relatif pouvoir de nuire consubstantiel
à son épanouissement146. En effet, il semblerait que
la liberté d'expression soit divisible en deux grands ensembles : la
liberté d'information d'une part, et la liberté d'opinion d'autre
part147. Si la liberté d'information peut aisément se
complaire dans l'objectivité, il semble en revanche que la
liberté d'opinion soit nécessairement emprunte de
subjectivité. On a en effet une distinction claire entre celui qui
rapporte l'information en s'attachant aux faits et celui qui prend parti en
exprimant une idée personnelle, un schéma de pensée, un
jugement ou une critique. C'est dans ce second cas que le journaliste est sujet
à la « censure de l'article 1382 du Code civil
»148. Mais alors, quels sont les remèdes
envisageables pour arbitrer le plus justement les intérêts en
présence que constituent d'une part, la liberté d'expression et
d'autre, les droits de la personne ?
72. Nous pensons que le raisonnement qui suit est une
potentielle solution. L'idée serait d'établir une scission dans
les modalités d'appréhension du caractère fautif du propos
litigieux selon que l'on se situe sur le terrain de «
l'expression-information » ou celui de
145 J. Karila De Van, « Le droit de nuire »,
RTDciv., 1995, p. 533.
146 Comment le critique littéraire, gastronomique,
cinématographique ou encore l'humoriste politisé, pourrait-il
exercer pleinement son art sans pouvoir heurter, choquer ou blesser l'amour
propre de son sujet ?
147 B. de Lamy, « Les tribulations de l'article 1382
du Code civil au pays de la liberté d'expression »,
Mél. le Tourneau, Dalloz, 2007, p. 294.
148 Ibid, p. 295.
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« l'expression-opinion ». Lorsque l'on se trouve
dans le domaine de « l'expression-information », nous pensons que les
juges devraient retenir une application pleine et entière de l'article
1382 du Code civil. Cela impliquerait alors pour le journaliste l'obligation de
contrôler la vérité des informations relatées et de
faire preuve d'honnêteté dans leur présentation. Les
devoirs « d'objectivité, de véracité ou de
prudence »149 dicteraient alors la conduite de ce dernier de sorte
que l'inobservation de l'un d'entre eux - indépendamment du
critère de la bonne foi - entraînerait
réparation150. En revanche, concernant le domaine de «
l'expression-opinion », il semblerait que la solution doive passer par un
recul du seuil de la faute. Il paraitrait en effet plus opportun ici de limiter
la portée de l'article 1382 du Code civil aux seuls cas d'abus de la
liberté d'expression particulièrement graves sans quoi il n'y
aurait guère plus de place que pour les « louanges et les
propos lénifiants »151. On pourrait même
n'admettre la faute que lorsque celle-ci révèle une intention de
nuire, à l'instar de la théorie du Doyen Ripert. Mais alors
l'universalisme de la responsabilité civile s'en trouverait
affecté. Nous verrons que cela ne semble pas plaire à la Haute
juridiction152.
Outre les questions tenant aux modalités de mise en
oeuvre de la responsabilité pour faute dans le domaine délicat
que constitue celui de la liberté d'expression, la conformité de
ce dernier aux normes à valeur supra-législatives est elle aussi,
sujette à discussion.
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