Titre 2 : La perturbation des équilibres de la
loi du 29 juillet 1881 engendrée par l'omniprésence de la
responsabilité civile de droit commun
60. Nombreux sont les discours élogieux ayant mis en
avant la « formidable » capacité d'adaptation de la
responsabilité pour faute129. En effet, la souplesse du
concept de faute a toujours permis au droit de s'adapter aux situations
nouvelles, aux évolutions socio-économiques. Toutefois, cette
qualité semble, au contact de la liberté d'expression, se
transformer en handicap. C'est la raison pour laquelle la jurisprudence parait
vouloir limiter sa portée en matière de presse.
61. La consécration d'un principe
général de responsabilité pour faute130, de par
son universalisme, devait inévitablement poser le problème de son
cantonnement face au texte spécial (Chapitre 1). Il appartenait donc au
juge de trancher ce conflit de compétence source
d'insécurité juridique pour les parties au procès de
presse (Chapitre 2).
Chapitre 1 : Le conflit opposant la loi sur la presse
et l'article 1382 du Code civil
62. La détermination des modalités de mise en
oeuvre de l'article 1382 du code civil en matière de presse est une
question récurrente que les tribunaux français peinent à
solutionner. On en vient même à se demander s'il s'agit vraiment
d'une question soluble. Pourtant celle-ci est tout à fait fondamentale.
C'est tout l'équilibre du droit de la presse qui est en cause.
63. La loi du 29 juillet 1881 vise à sanctionner les
abus de la liberté d'expression les plus graves ce qui facilite
l'immixtion du droit commun de la responsabilité civile dans les
interstices des incriminations pénales. Ce rôle de «
responsabilité relais » vis à vis des incriminations
spéciales se justifie par le fait que comme la loi sur la liberté
de la presse, la finalité de la clausula generalis est de
sanctionner les comportements fautifs dommageables résultant de l'usage
abusif du droit d'expression (Section 1). Cette communauté de
finalité - allant naturellement dans le sens d'une cohabitation entre
les
129 V. Ph. le Tourneau, « La verdeur de la faute dans la
responsabilité civile », RTDciv., 1988.
130 G. Viney, « Pour ou contre un principe
général de responsabilité pour faute ? »,
Mél. P. Catala, Litec, 2001.
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deux textes - en raison des risques qu'elle présente
pour l'économie de la loi du 29 juillet 1881 et concomitamment, pour la
liberté d'expression, divise largement la jurisprudence qui demeure
encore aujourd'hui relativement brumeuse quand à la définition
des frontières respectives de ces deux textes (Section 2).
Section 1 : Une communauté de finalité :
la sanction des abus de la liberté d'expression
64. L'article 1382 du Code civil est pourvu d'une
portée universelle131. Aucun pan de notre droit n'en est
a priori exclu de sorte que « lorsqu'aucune voie juridique
n'existe, la responsabilité pour faute est là, prête
à l'emploi »132.
65. En l'absence de concours possible avec un texte
spécial133, la réunion des trois
éléments de la responsabilité de droit commun devrait
naturellement justifier le recours à l'article 1382 du Code civil pour
appréhender les abus de la liberté d'expression (Paragraphe 1).
Toutefois, compte tenu de la dimension fondamentale de cette liberté que
constitue celle de s'exprimer, la conformité de la « très
générale responsabilité pour faute » vis à vis
des textes à valeur supra-législative apparaît tout
à fait discutable. C'est en effet toute la question tenant à la
validité normative de l'article 1382 du Code civil qu'il conviendra ici
d'analyser (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : La justification du recours à la
responsabilité pour faute
66. Dans la typologie des comportements fautifs susceptibles
d'engager la responsabilité civile, l'usage excessif par un organe de
presse de sa liberté d'informer peut assez simplement être
rattaché à l'abus de droit (A). Ce n'est pourtant pas sans
tourments que s'opère la confrontation d'une telle faute avec le
principe de liberté d'expression (B).
131 G. Viney, Introduction à la responsabilité,
LGDJ, 3e éd., 2008, p. 21.
132 Ph. le Tourneau, « La verdeur de la faute dans la
responsabilité civile », RTDciv., 1987, p 507.
133 Par exemple, la loi du 29 juillet 1881, l'article 9 ou
encore 9-1 du Code civil qui, conformément à l'adage romain
specialia generalibus derogant, s'appliquent au détriment du
droit commun dans l'hypothèse de litiges entrant dans leur champ
d'application.
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A. La théorie de l'abus de droit comme fondement
de la responsabilité
67. L'abus de droit se défini classiquement comme la
faute commise dans l'exercice d'un droit134. À ce titre, il
convient de préciser que l'abus en question vise indistinctement toute
prérogative juridique dont l'usage serait fautif dans la mesure
où cette qualification peut concerner aussi bien une liberté
qu'un droit135. La Cour de cassation l'a d'ailleurs clairement
affirmé dans un arrêt du 5 juillet 1994 de sorte qu'il est
désormais acquis que l'usage excessif d'une liberté est
constitutif d'un abus de droit136.
68. Le moins que l'on puisse dire est que la controverse
doctrinale autour de la notion d'abus de droit constitue « un classique
» pour qui s'intéresse aux débats juridiques ayant
façonné l'histoire de notre droit positif. Deux grandes
théories doctrinales s'affrontent.
D'une part, la théorie du Doyen Josserand pour qui
l'abus de droit consiste en un détournement du droit de sa fonction
sociale. En effet, selon ce dernier, chaque droit participe d'un esprit. L'acte
abusif consiste alors à agir contrairement à l'esprit de ce
droit137. Cette théorie, pour pouvoir être mise en
oeuvre, implique nécessairement d'identifier la finalité du droit
ou de la liberté en cause, ce qui ne va pas toujours de soi lorsque
l'abus a trait à une liberté, « prérogative
indéfinie »138. Il faut en réalité
apprécier si le comportement du titulaire de la prérogative
juridique est motivé par une finalité conforme à celle de
cette dernière.
D'autre part, nous retrouvons une approche plus restrictive de
l'abus de droit qui est celle du Doyen Ripert et reposant sur le critère
de l'intention de nuire. Ici, c'est le comportement malicieux dont fait preuve
le titulaire du droit qui permet de caractériser l'abus139.
C'est donc l'intention malveillante dans l'exercice du droit qui est prise en
compte.
134 M. Bacache-Gibeili, Les obligations : la
responsabilité civile extracontractuelle, Economica, 2e
éd., 2012, p. 165.
135 En effet, à tort, de nombreux auteurs
restreignaient l'application de la théorie de l'abus de droit aux droit
subjectifs (V. par exemple : G. Ripert, La règle morale dans les
obligations civiles, LGDJ, 4e éd., 1949, p. 168 et s. ;
J. Karila De Van, « Le droit de nuire », RTDciv.,
1995, p. 533 et s.) en rejetant la perspective de son application au cadre des
libertés.
136 Com., 5 juil. 1994 : Bull. civ.IV, n°258.
137 L. Josserand, De l'esprit des droits et de leur
relativité, Théorie dite de l'abus des droits, Paris,
Dalloz, 2e éd., 1939.
138 Par opposition à l'abus ayant trait à un
droit subjectif, « prérogative définie » : N.
Droin, Les limites à la liberté d'expression dans la loi sur
la presse du 29 juillet 1881, Disparition, permanence et résurgence du
délit d'opinion, LGDJ, 2011, p. 53.
139 G. Ripert, « Abus de droit ou relativité des
droits »,
Rev. crit. législ.
et jurisp., 1929.
69.
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Quel que soit le critère retenu, l'abus, dès
lors que celui-ci engendre un dommage, engage la responsabilité civile
délictuelle de son auteur. En effet la jurisprudence montre que le choix
pour l'un ou l'autre des critères ci-dessus exposés varie d'un
litige à l'autre au grès des circonstances de l'espèce et
des juridictions saisies140. Mais la doctrine moderne admet d'une
manière générale que le critère permettant de
qualifier l'acte d'abus de droit réside essentiellement dans la faute
telle qu'envisagée au sein des articles 1382 et 1383 du Code
civil141. Dès lors, le fondement de l'abus de droit pourra
a priori résulter d'une simple imprudence comme d'un acte
purement dolosif142.
Il en résulte que la faute constitutive d'un abus de
la liberté d'expression sera logiquement appréhendée au
regard des articles 1382 et 1383 du Code civil fondant la théorie
générale de la responsabilité pour faute. Nous allons voir
que cela n'est pas sans présenter des menaces pour la liberté
d'expression.
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