2) La création d'un environnement favorable à
la recherche historique
La protection et l'accessibilité du patrimoine
archivistique
Les archives constituent la première des sources
permettant la recherche historique c'est pourquoi elles sont un enjeux majeur
de la liberté et de l'efficacité du travail des historiens.
Comme l'écrit Vincent Duclert: « La valeur des
archives et de leur politique dans la
150 Bernard Eric Jensen, op.cit.
77
construction des Etats de droits et des libertés
civiles a été très tôt reconnue
»151. Par exemple « la naissance des Archives nationales
et l'élaboration d'une première loi sur les archives
constituèrent un des actifs importants mais peu reconnus de la
Révolution française »152.
March Olivier Baruch distingue plusieurs intérêts
publics recelés dans les archives153. Tout d'abord, elles
placent les gouvernants et les membres de l'administration, c'est-à-dire
tous les délégataires d'une autorité publique sous le
regard, présent ou futur, des citoyens. Par ce biais elles garantissent
le principe posé dans l'article 15 de la Déclaration des Droits
de l'Homme et du Citoyen de 1789 selon lequel: « la société
a le droit de demander compte à tout agent public de son administration
». D'autre part elles offrent une garantie juridique durable et par ce
biais favorisent le bon fonctionnement de l'Etat de droit. Elles seront
amenées à servir de preuves auprès des tribunaux que ce
soit pour l'administration concernée si elle est attaquée ou pour
les citoyens dans leurs actions vis-à-vis de l'administration ou
éventuellement d'un tiers. Enfin, elles constituent un patrimoine
mémoriel, potentiellement historisable, de la nation. Elles permettent
aux citoyens directement ou par l'intermédiaire des historiens de
retrouver leur passé, d'observer les évolutions de leur pays ou
de leur région, et de chercher les moyens d'améliorer l'Etat dans
l'observation de ses réussites et de ses échecs passés.
C'est donc les archives qui fondent une grande partie de la
légitimité et de l'apport critique de l'histoire.
De même leur rôle pour l'apaisement des
mémoires n'est pas négligeable. Comme l'écrivait en
octobre 2008 Perrine Canavaggio, secrétaire général du
International Conseil International des Archivistes (ICA): « Depuis les
années 1990, le droit à l'information a pris une importance
vitale dans les pays qui ont subi des dictatures et des violations graves des
droits de l'Homme. Les documents d'archives sont ainsi devenus un outil et un
enjeu essentiels dans les processus de transition politique et de
réconciliation »154 .
151 Vincent Duclert, « La bataille des archives », Le
Nouvel Observateur, op.cit, p. 78
152 Ibid, p. 78
153 March Olivier Baruch, « Archives, mémoire
nationale et politique de l'Etat » , Les Cahiers français,
op.cit., p. 28-29
154 Perrine Canavaggio, Secrétaire
générale du International Council on Archives (ICA),
conférence effectuée le 3 octobre 2008 lors du forum sur «
les Droits de l'homme à l'âge de la
78
Pour toutes ces raisons un droit des archives a du
émerger à travers deux volets successifs :
« · lois sur les archives d'abord pour
répondre aux préoccupations de la recherche historique.
Après la loi française de 1794 qui a fait de l'accès aux
archives non plus un privilège mais un droit civique, ce droit a
été progressivement mis en oeuvre dans toutes les
législations nationales européennes, avec des délais de
communication des documents plus ou moins longs selon les pays [...].
· lois sur l'accès aux documents administratifs
ensuite. La Suède a été un pays pionnier avec sa loi de
1766 mais c'est après la Seconde guerre mondiale qu'a
émergé le mouvement en faveur de la transparence administrative.
Ce mouvement s'inspire de la Déclaration universelle des DH de 1948 qui
garantit dans son article 19 à tout individu le droit de «
chercher, de recevoir et de répandre les informations et les
idées par quelque moyen que ce soit ». »155
Le ICA constate au niveau international que 13 pays avaient une
loi sur l'accès à
l'information en 1990, 70 en ont une aujourd'hui et 30 en ont
une en cours d'élaboration. Si de nombreuses organisations
internationales reconnaissent les principes de
protection des archives et de droit d'accès aux
archives publiques, le Conseil Européen est jusqu'ici la seule à
avoir établi une norme internationale dans ce domaine. Il s'agit
d'une
recommandation du 13 juillet 2000 « sur une politique
européenne en matière de communication des archives
»156 qui même si elle n'a pas de force juridique
contraignante
bénéficie d'un suivi du Comité des
Ministres qui en fait une norme politique.
Parmi les mesures les plus avancées qu'elle recommande
se trouve son article 5 qui considère que le droit d'accès aux
archives s'étend aux personnes de nationalité
étrangère,
l'article 7 qui demande l'existence obligatoire d'une limite de
la durée des régimes
globalisation, le renforcement des partenariats »
organisé par l'UNESCO disponible sur internet sur le site du ICA
155 Ibid.
156 Recommandation n° R (2000) 13 du Comité des
Ministres aux États membres sur une politique européenne en
matière de communication des archives, adoptée le 13 juillet
2000, lors de la 717e réunion des Délégués des
Ministres
79
d'exceptions pour les archives présentant un
intérêt public particulier (défense nationale, politique
étrangère, ordre public) ou relevant de la protection de la vie
privée et l'article 11 qui considère comme obligatoire la
motivation et la possibilité de faire appel des refus de
dérogation pour la consultation d'archives non rendues publiques.
Au niveau des législations nationales l'accès
aux archives en Europe même s'il est partout reconnu comme un droit, se
décline sous diverses versions.
La majorité des pays européens ont opté
pour un délai normal de trente ans avant l'ouverture des archives
publiques, c'est le cas notamment de l'Allemagne, Chypre, la Grèce, le
Luxembourg ou la République Tchèque. Mais l'ensemble des
délais varient entre le principe de communicabilité
immédiate valable en France depuis juillet 2008 et un délai de 50
ans en Estonie et Bulgarie.
Les régimes particuliers sont en général
très nombreux comme le montre par exemple le tableau d'analyse de la
réforme française de 2008 présenté en annexe 2.
La possibilité de dérogation
discrétionnaire donnée aux administrations et aux services
d'archives nationaux pour permettre la visualisation des documents d'archive
avant le délai légal est essentielle. Comme l'écrit Bruno
Delmas, ancien directeur de l'Institut National des Archives français:
« cette procédure prémunit en même temps contre les
dérives éventuelles. Elle est une approche pragmatique pour
identifier des besoins et des problèmes et préparer la voie
à des dérogations générales. »157
Globalement le régime de ces dérogations est
d'ailleurs très libéral. Dans le cas français Bruno Delmas
fait savoir que « une réponse favorable est donnée pour 96 %
des 62 000 demandes annuelles ».
Une dérive considérable et encore peut
encadrée, si ce n'est en Grande-Bretagne et dans les pays scandinaves
où la tradition de transparence est forte, est la privatisation des
archives publiques aux plus hauts postes de l'Etat. C'est une pratique
auto-instituée et non-régulée qui voit les documents
produits par les cabinets des ministères et des chefs d'Etat, ou par les
exécutifs locaux, sortir du domaine public ou en y restant voir leur
accès limité par leurs auteurs. Par exemple, en France, les
archives des présidences de François Mitterrand ont
été confiées à une fondation, structure de droit
privé qui en contrôle l'accès
157 Bruno Delmas, « De nouveaux espaces pour la
recherche : la nouvelle loi sur les archives », Histoire@Politique.
Politique, culture, société, N° 5, mai-août 2008,
article disponible en ligne sur le site d'Histoire@Politique.
80
et dont on peut douter des objectifs de transparence. Or,
cette question de transparence des plus hauts niveaux du pouvoir a un
rôle primordial, notamment pour la recherche historique, qui reste
jusqu'à présent en marge du débat public.
Et comment obliger les administrations à conserver et
à protéger leurs archives si comme l'écrit Marc Olivier
Baruch: « le mauvais exemple viens d'en haut : il n'est pas une alternance
ministérielle d`importance qui ne s'accompagne, à en croire la
presse, d`un usage intensif des machines à broyer.»
C'est pourquoi, la lutte contre la destruction ou la
disparition d'archives est un autre élément important de garantie
pour le travail des historiens. La pratique est courante et difficilement
contrôlable dans le secret des administrations. Le seul instrument
efficace pour protéger les archives est la pénalisation de leur
destruction. Une condamnation pénale sévère peut seule
rendre la destruction d'archives plus risquée pour les administrations
et les administrateurs que leur conservation. C'est pourquoi une réforme
du droit des archives publiques comme celle de 2008 en France y a
consacré une importante part. Des pays comme les anciennes
démocraties populaires, qui ont vu la quasi-totalité de leurs
archives disparaître avec l'URSS devraient y être d'autant plus
sensible, mais globalement les pouvoirs publics restent très
modérés dans ce domaine, et une certaine unanimité
règne entre les partis politiques qui y trouvent tous un
intérêt commun, c'est pourquoi la constitution de «
lobbies » d'historiens, d'archivistes ou de simples
défenseurs des libertés publiques est essentielle pour aller vers
plus de transparence.
L'encouragement de la transmission de savoir
historique
Valoriser les lieux de mémoire et les musées,
en les fédérant, en créant des labels, en
développant des concepts interactifs et ludiques, tout en les adossant
à des organismes de recherche paraît aussi être le meilleur
moyen de conserver l'histoire scientifique au centre de la
démocratie.
Pour Bernard Accoyer: « Une telle politique permettrait
d'envisager la création d'une filière professionnelle des
métiers de l'histoire, au service des musées et des structures en
charge du patrimoine: différente de la formation des historiens
universitaires, elle comporterait ses propres diplômes et masters
professionnels, sur le modèle de la public
81
history américaine. »158
Toutefois un équilibre restera toujours à
trouver entre la recherche du public et de l'intérêt des profanes
et les exigences critiques d'une science sociale qui apporte une richesse de
fond et de long terme à la politique et à l'épanouissement
des individus. Une richesse que des démocraties trop axées sur
leurs enjeux économiques de court terme risqueraient d'oublier,
fascinées par la possible valorisation économique de l'histoire.
C'est pourquoi on peut considérer qu'un enseignement et une recherche
publique indépendante et libre, fondés sur l'amour des historiens
pour la connaissance du passé doivent devenir, ou rester quand ils le
sont déjà, le coeur, ou le cerveau, de l'histoire dans toutes ses
dimensions politiques, narratives, émotionnelles, éducatives et
scientifiques.
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