B) Les garanties juridiques de l'histoire comme science
et discipline
Si comme on la vu précédemment l'historien et
l'histoire en général peuvent avoir un devoir de prudence et de
non interférence avec l'autorité de la chose jugée
dès qu'ils s'attèlent à l'étude du passé
récent, préserver la libre recherche, le libre enseignement et la
libre expression des chercheurs sont essentiels.
L'histoire comme science et comme discipline d'enseignement
reste un savoir trop facilement susceptible de détournement et un outil
critique indispensable pour la bonne marche de la démocratie dont on
doit maximiser la liberté, c'est pourquoi le droit même s'il doit
la concilier avec le respect et la libre expression des mémoires a pour
vocation de rester avant tout un instrument de protections de toutes les
libertés des professionnels de l'histoire.
1) Les libertés fondamentales première source
de protection du travail des historiens
Pour reprendre une célèbre formule des
commissaires du gouvernement du Conseil d'Etat français: « La
liberté est la règle, la restriction [...] l'exception » 140
dans les démocraties libérales. Plusieurs libertés
protègent le professionnel de l'histoire, on va maintenant les
étudier avec leurs limites.
140 Cité par la quasi-totalité des manuels de
droit administratif français, ici retrouvée dans Les grands
arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, ed. 2005,
p.290
70
La liberté d'opinion et d'expression
Comme tous les citoyens, les historiens européens
bénéficient d'une liberté d'expression
protégée contre les intrusions du pouvoir. Celle-ci fait partie
des libertés fondamentales reconnues par la Constitution de chaque pays
européen et garantie au-delà de la diversité des
systèmes nationaux par l'article 10 de la Convention
européenne des droits de l'homme de 1950, sanctionnée par le
contrôle juridictionnel de la Cour Européenne des Droits de
l'homme (CEDH). On peut citer les deux paragraphes de cet article comme
élément et exemple de la portée et en même temps de
la limitation de cette liberté dans les systèmes juridiques
européens:
« 1 Toute personne a droit à la liberté
d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la
liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des
idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités
publiques et sans considération de frontière. Le présent
article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de
radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un
régime d'autorisations. »
« 2 L'exercice de ces libertés comportant des
devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines
formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la
loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une
société démocratique, à la sécurité
nationale, à l'intégrité territoriale ou à la
sûreté publique, à la défense de l'ordre et à
la prévention du crime, à la protection de la santé ou de
la morale, à la protection de la réputation ou des droits
d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou
pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.
»
A ce texte la CEDH a tendance à donner une
interprétation extensive comme le montre par exemple explicitement
l'arrêt de 1999 Fressoz et Roire c. France, dans lequel la Cour
déclarait:
« La liberté d'expression vaut non seulement pour
les « informations » ou « idées » accueillies avec
faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes,
mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le
veulent le pluralisme,
71
la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels, il
n'est pas de « société démocratique ».
»141
La nécessité de combiner cette liberté
avec les impératifs de la vie en société, est traduit par
différents concepts: « ordre social », « ordre public
», opposition avec d'autres
libertés fondamentales ou avec le « droit au
respect de l'honneur personnel» pour reprendre les termes de l'article 5
de la Loi fondamentale allemande142.
Dans les cas d'espèces une première limitation de
la liberté d'expression peut surgir
du principe de droit commun de responsabilité
individuelle qui veut, comme l'exprime le code civil français à
son article 1382, que « tout fait quelconque de l'homme, qui cause
à
autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est
arrivé à le réparer ». L'élément
susceptible d'engager la responsabilité d'un historien sur la base de ce
principe est
l'existence d'une faute. Le juge français a
par exemple estimé que bien qu'il ne soit aucunement de son devoir de
trancher des controverses historiques il peut en revanche contrôler la
méthode de travail de l'historien. Ainsi, dès un arrêt du
27 février 1951 dit
arrêt « Branly », la Cour de Cassation
française a considéré que le métier d'historien
impose de publier des ouvrages ou de donner une opinion sur la base d'une
information
prudente et objective. C'est sur cette base que par exemple
l'historien de l'empire ottoman Bernard Lewis, a été
condamné, le 21 juin 1995 par le tribunal de grande instance de
Paris.
Le tribunal, en l'absence même de reconnaissance du
génocide arménien par les autorités françaises
avait pu estimer que M. Lewis:
« ne pouvait passer sous silence des
éléments d'appréciation
convergents...révélant que, contrairement à ce que
suggèrent les propos critiqués, la thèse de l'existence
d'un plan visant à l'extermination du peuple arménien n'est pas
uniquement défendue par celui-ci ».
De plus: « même s'il n'est nullement établi
qu'il ait poursuivi un but étranger à sa
141 CEDH, 21 janvier 1999, Fressoz et Roire c. France,
n°29183/95
142 Cité par Elise Durand, La liberté
d'expression et le discours raciste, xénophobe et négationniste.
Etude comparée: Etats-Unis, France, Allemagne, Autriche, Danemark, Cour
Européenne des Droits de l'Homme, mémoire de Master II,
année 2005-2006, Université Paul Cézanne Aix-Marseille
III, p. 31
72
mission d'historien (...) il a (...) manqué à
ses devoirs d'objectivité et de prudence, en s'exprimant sans nuances,
sur un sujet aussi sensible ; que ses propos, susceptibles de raviver
injustement la douleur de la communauté arménienne, sont fautifs
»143.
Toutefois les jurisprudences nationales face a une fronde des
historiens soulevée par ce type de verdicts et aux risques qu'il
entraine pour la liberté de recherche ont tendance a
abandonner ce type d'infraction, donnant à la
liberté d'expression plus de poids comme l'a finalement fait la Cour de
Cassation française dans deux arrêts d'Assemblée
plénière du 12 juillet 2000 qui ont exclu l'application de
l'article 1382 pour sanctionner les abus de la
liberté d'expression prévus par la loi sur la
presse de 1881. Selon la Cour, « Les abus de la liberté
d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet
1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l'article
1382 du code civil »144. Cette jurisprudence pousse à
penser
que la responsabilité de droit commun pour faute pourra de
moins en moins servir à
contrôler l'expression des historiens.
En ce qui concerne le respect de la vie privée,
autre limite à la liberté d'expression issue des principes
énoncés plus hauts, l'historien bénéficie en France
d'une « immunité »
particulière qui lui permet de ressasser le passé
sans être inquiété par le « droit à l'oubli
» dès lors que les faits qu'il publie ou affirme ont
été licitement révélés et sont
justifiés par
un intérêt actuel. La jurisprudence admet aussi
qu'un historien peut se pencher sur la vie privée d'un mort, même
si cela peut atteindre celle de ses proches, dès lors que sa
démarche est justifiée par l'éclairage apporté au
personnage145.
L'historien voit aussi sa liberté d'expression
limitée par les principes légaux qui dans tout les
systèmes juridiques européens garantissent l'ordre public et
l'honneur des
individus dans les publications et discours publics en se basant
sur différents concepts juridiques: la diffamation,
l'injure, la provocation à la haine raciale et
l'apologie du crime,
la banalisation et la contestation des crimes contre
l'humanité.
Toutes ses limitations éventuelles de la liberté
d'expression sont rigoureusement
143 Jurisprudence cité par B. Accoyer, op.cit., p. 39
144 Jurisprudence cité par Ibid., p. 39
145 Repris de Ibid., p. 40, en référence
à Carole Vivant, « L'historien saisi par le droit. Contribution
à l'étude des droits de l'histoire », thèse pour le
doctorat en droit de l'Université de Montpellier I, Dalloz, 2007
73
définis par la loi et encadré par des
procédures qui leur confèrent un délai de prescription
court et garantissent pleinement les droits de la défense.
Enfin, l'article 17 de la Convention Européenne des
Droits de l'Homme, utilisé pour rejeter les recours devant la CEDH des
auteurs négationnistes, reprend une limite basé sur
un principe juridique de base: l'abus de droit. Il est
définit ainsi:
« ne peut être interprétée comme
impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit
quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte
visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la
présente Convention ou à des limitations plus amples de ces
droits et libertés que celles prévues à ladite
Convention
».
Finalement, la CEDH, dans un arrêt du 23 septembre 1998
rendu à propos de l'affaire Lehideux, a mis en place « un standard
européen sur les limites au libre débat dans l'histoire
»146. Elle distingue les « faits historiques clairement
établis » tel que l'existence de l'holocauste, ne pouvant
être contestés de bonne foi, et les faits non «
réputés
incontestables » qui doivent faire l'objet d'un débat
libre protégé par la liberté d'opinion. Le rapport de la
Mission d'information sur les questions mémorielles de
l'Assemblée nationale française a
préconisé l'abandon des lois françaises « qualifiant
juridiquement des faits ou des processus historiques » en soulignant deux
risques.
D'une part un risque de censure des historiens par la menace de
poursuites qui même
si elles ont peut de chance d'aboutir portent atteinte
à la libre expression des historiens tel que l'a montré le cas de
l'assignation en justice en 2005 de l'historien Olivier Pétré-
Grenouilleau pour avoir considéré que
l'esclavage ne pouvait être qualifier de génocide par le Collectif
des Antillais, Guyanais et Réunionnais. Même si cette plainte a
été retirée
et si le procès avait peu de chance d'aboutir, comme le
déclarait Henry Rousso à la mission parlementaire:
« Le risque n'est pas de sombrer dans une sorte
d'obscurantisme, mais que la parole savante se réfugie dans sa tour
d'ivoire. Si vous travaillez sur l'histoire de la Résistance et que vous
n'êtes pas « politiquement correct », que vous avez à
faire à
146 B. Accoyer, op.cit., p. 41
74
une figure de la Résistance qui n'a pas fait tout ce
qu'on a dit qu'elle a fait, si vous intervenez dans le débat public,
vous pouvez « en prendre plein la figure », sans que votre statut
soit respecté pour autant. Pourquoi donc aller prendre des coups ?
»147
« Bien que souvent non normatives, ces lois sont
perçues et revendiquées comme telles par le public, qui les
utilisera pour appuyer des actions fondées sur l'article 1382 du code
civil ou des actions pénales fondées sur le délit d'injure
»148 a long terme le risque
d'autocensure est considérable.
D'autre part, le risque de ces lois est la création de
« délits d'opinions », selon la juriste Nathalie
Mallet-Poujol, « les délits de négationnisme ou de
banalisation risquent de
bousculer le fragile équilibre du droit de la presse en
touchant à la subtile frontière entre des propos constitutifs
d'une infraction et ceux qui restent une opinion » 149 . La loi «
Gayssot » a créé un engrenage qui pousse les
défenseurs de mémoires différentes et non-
soumises aux mêmes enjeux que celle de la Shoah ou des
autres crimes contre l'humanité reconnus, à oeuvrer pour que le
même type de protection pénale soit accordé à leur
version
du passé. Françoise Chandernagor parle de «
mimétisme mémoriel » à ce sujet et les cinq
propositions de lois déposées à l'Assemblée
nationale lors de sa douzième législature pour
étendre le dispositif de la loi Gayssot montrent
l'importance et les dangers du phénomène. Il est donc important
de bien cadrer l'intervention législative pour continuer à
garantir la pleine liberté d'expression des professionnels de
l'histoire.
La liberté professionnelle des enseignants et des
chercheurs
Principe d'indépendance des enseignants et des chercheurs,
leur liberté professionnelle est garantie différemment selon les
pays européens.
Au niveau de l'enseignement, dans la majorité des pays
européens, comme au
147 Henry Rousso lors de la Table ronde sur « Les
questions mémorielles et la recherche historique » organisée
par la Mission d'information sur les questions mémorielles de
l'Assemblée nationale française, ibid., p. 306
148 B. Accoyer, ibid., p. 42
149 Cité par B. Accoyer, Ibid., p. 48
75
Danemark, en Estonie, en France ou au Portugal la loi fixe les
« grandes orientations » ou les « grands principes » de
l'enseignement en général et le ministère de
l'éducation définit des programmes scolaires assez précis.
En Finlande ou en Grande Bretagne les systèmes éducatifs donne
plus d'autonomie aux établissements, le ministère se contente de
former des lignes directrices que les éditeurs et les professeurs sont
libres d'interpréter. L'ambassadeur de France en Finlande a fait
remarquer à la mission parlementaire de l'Assemblée nationale que
« cette souplesse a permis aux débats sur les périodes les
plus controversées de l'histoire finlandaise, autrefois taboues, de
trouver un écho dans les salles de classe ». Il est dans tout les
cas essentiel de préserver l'autonomie et la liberté d'initiative
des enseignants à travers une délimitation stricte des
rôles dans la définition des programmes scolaires et un statut
professionnel protecteur pour les professeurs.
On peut ajouter que l'indépendance de l'enseignement de
l'histoire passe aussi par la possibilité juridique mais surtout
financière pour les professeurs ou les établissements de lancer
des initiatives autonomes de commémorations et d'activités
extrascolaires tels que des sorties scolaires et des visites de musées
ou de mémoriaux, et de faire participer des intervenants
extérieurs témoins, animateurs et associations notamment. Le fait
de doter les établissements scolaires de budgets spéciaux pour
ces activités ou la possibilité pour les autorités locales
de les subventionner est donc primordial.
En France, la liberté des enseignants du primaire et du
secondaire est garantie par un principe législatif de «
liberté pédagogique » qui interdit aux programmes
d'être trop précis sur les méthodes et les contenus des
enseignements. D'autre part, le Conseil constitutionnel dans sa décision
du 20 janvier 1984 a dégagé le principe de l'indépendance
des professeurs de l'enseignement supérieur et des chercheurs comme un
« principe fondamental reconnu par les lois de la République »
ce qui en fait une norme à valeur constitutionnelle. Même si les
enseignants du supérieur et les chercheurs sont des fonctionnaires
chargés d'un service public et en tant que tels soumis à un
statut, le Conseil a estimé que « par leur nature même, les
fonctions d'enseignement et de recherche non seulement permettent mais
demandent, dans l'intérêt même du service, que la libre
expression et l'indépendance des personnels soient garanties par les
dispositions qui leur sont applicables ».
La liberté des enseignants et des chercheurs doit donc
aussi être garantie contre une responsabilité administrative et
disciplinaire à l'intérieur du système éducatif en
limitant
76
la contrainte des programmes de recherche et en se gardant de
toutes « orientations historiques » légales ou
règlementaires. Si les dirigeants politiques veulent légitimement
entretenir le rôle mémoriel de l'éducation ce n'est pas en
contraignant les enseignants dans leurs méthodes et leurs analyses de
l'histoire mais plutôt en fournissant à ces derniers les moyens,
principalement matériels, leur permettant de sortir du cours classique
d'histoire et d'animer des activités ludiques et des discussions
capables d'intéresser les élèves d'eux même à
la mémoire démocratique et européenne. Car, comme la
souligné Bernard Eric Jensen tout au long de son intervention sur «
L'histoire à l'école et dans la société en
général » lors du symposium sur les détournement de
l'histoire du Conseil150 de l'Europe, c'est en grande partie un
manque de moyen face à des coups de plus en plus élevés
qui limite les ressources pédagogiques des enseignants et la
participation des cours d'histoire au développement d'une conscience
civique et démocratique chez les élèves.
Les professeurs d'histoire et les historiens
bénéficient donc de protections légales pour leur
expression et leur travail qui doivent impérativement être
préservées et éventuellement accrues. On va maintenant
voir que la garantie d'une recherche historique efficace et autonome passe
aussi par la protection de l'accès aux sources et à la
connaissance historique.
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