A partir d'un débat français qu'on peut penser
conjoncturel, la réflexion sur l'histoire s'est animée et les
historiens ont pu enfin crier, calmement et doctement, le droit à
s'émanciper du politique qu'ils avaient patiemment conquis.
Les lois mémorielles, loin d'exprimer une
véritable tentation du législateur à dicter l'histoire
comme le faisaient les « hussards noirs de la République » au
début du siècle, ont surtout mis en avant le malaise des
dirigeants démocrates, vis-à-vis d'une histoire devenue plus
complexe et moins certaine.
Ce vieil instrument qu'était l'école pour
former les jeunes esprits à devenir des citoyens libres et égaux
en droit, se heurte à une crise de l'autorité doublée
d'une perte d'efficacité de son rôle d'ascenseur social. Dans les
nouvelles sociétés de la connaissance, elle perd beaucoup de son
rôle central de transmetteur de savoir et peine à unifier et
combiner les points de vue d'une jeunesse qui revendique à l'image du
reste de la société ses particularités et sa
mémoire.
Le Républicain engagé doit donc agir avec tous
les pouvoirs juridiques, politiques et médiatiques qui sont en son
pouvoir pour rassembler les communautés divisées au sein de la
cité et il se fonde pour cela en grande partie sur le pouvoir de la
science qui a nourri sa formation: l'histoire, et de sa
célébration.
158 B. Accoyer, op.cit., p. 107
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Si l'histoire transformée en mémoire
institutionnelle est largement surestimée pour son rôle
identitaire, l'histoire scientifique n'en reste pas moins un instrument de
pacification sociale par sa capacité à arbitrer et à
encadrer les mémoires individuelles. Par ses déclarations sur
l'histoire l'homme politique cherche à accélérer la marche
normale des facultés que possède cette science pour
l'homogénéisation de la mémoire à long terme. Et
qu'est-ce qu'une science sociale sinon un discours qui par l'utilisation
d'observations, de références et de paradigmes communs cherche
à mettre tout le monde d'accord ou du moins dans la capacité de
se communiquer.
C'est pourquoi, même si les lois mémorielles
françaises sont nées de carences regrettables de la Constitution
de la Vème République, elles ont eu le mérite de
révéler la place acquise par l'histoire scientifique au sein de
la République, celle d'un savoir scientifique autonome essentiel pour
une démocratie de plus en plus communautarisée.
C'est en temps que savoir scientifique au rôle
démocratique central que l'histoire doit être
protégée par le droit. Dans l'idéal démocratique
elle doit être un langage critique et commun, facilitant le travail des
mémoires et le débat politique, et ne le sera que si elle est
garantie contre le détournement et l'usurpation.
C'est ce que prétendent faire, quoi qu'on en dise, les
lois anti-négationnistes qui tentent de délimiter la
frontière entre un discours fondé sur une analyse, même
partisane, de l'histoire et un discours fondé sur la négation de
l'histoire et l'affirmation d'un relativisme absolu qui ouvre la voie à
tous les crimes et toutes les injustices. Ces lois cherchent certainement une
protection de la mémoire commune mais plus encore de la
scientificité de l'histoire.
La protection du travail des historiens est donc garantie par
de multiples règles de droit: libertés publiques et
libertés professionnelles, accès aux sources et protection de
celles-ci, accès aux médias et aux moyens de transmettre le
savoir historique. Si ces droits souffrent encore des limitations, ils se sont
jusqu'ici beaucoup accrus et la loi bien loin de commander à l'histoire
lui a surtout aménagé un espace privilégié.
Reste que l'accroissement des droits de l'histoire ne donne
pas pour autant à la discipline l'autorisation de concurrencer le droit
lui-même. L'historien peut politiquement s'engager contre un verdict,
pour la révision d'un procès ou pour la transformation
d'institutions jugées illégitimes. Il doit éviter
d'utiliser sa science pour porter des jugements sur le présent, pas plus
qu'il ne devrait d'ailleurs le faire sur le passé.
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Les enjeux du droit, s'ils rejoignent par certains
côtés ceux de l'histoire: la recherche de faits réels
passés et de leur enchainement, vont au-delà de la simple
recherche de la vérité et servent à assurer un ordre
social parfois injuste mais nécessaire et, dès lors que l'on est
en démocratie, politiquement combattable.
Comme l'écrivait Paul Ricoeur, « l'histoire est
une permanente réécriture ». Au contraire, le droit doit
figer une version du passé à un moment précis, sur
laquelle on ne pourra revenir qu'au terme d'une procédure
spécifique.
L'histoire libre n'est pas une grande histoire
maîtresse d'elle-même, de tous les savoirs et de tous les
jugements, c'est juste une histoire capable d'offrir chaque jour des petits
savoirs nouveaux et inattendus capables de nous faire repenser un peu notre
passé, notre présent et notre futur.