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L'encadrement de l'histoire par le droit dans les démocraties européennes

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par Pierre RICAU
Université Paul Cézanne Aix- Marseille 3 - Master de sciences politiques 2009
  

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2) Le développement des lois mémorielles en Europe: pourquoi et comment?

Pourquoi cherche-t-on à agir sur la mémoire de nos jours en démocratie?

Deux éléments entrent en jeu sans être isolés l'un de l'autre et qui renvoient au deux facettes de l'importance de l'identité en démocratie.

D'une part un recule de l'identité nationale et de l'unité qu'elle procure, que les hommes et institutions politiques prônent et tentent de limiter dans le même temps. Il peut être considéré comme la conséquence de la perte de poids de l'échelon national et de la revalorisation de l'individualisme dans la suite du balancement dialectique entre socialisme et libéralisme - non-pris comme des opinions politiques, mais comme des enjeux partiellement contradictoires de « vie en société » et d'« épanouissement individuel libre» - qui a remis en cause le paternalisme des Etats-providences et la centralisation des Etats, et a accompagné la revalorisation des particularismes et des identités minoritaires.

D'autre part, la nécessité de soulager les mémoires douloureuses qui peut s'effectuer par la survalorisation de certains souvenirs pour « rétablir la confiance, assurer la paix civile ou la réconciliation quand on sait que le passé et son cortège de drames, de morts, de déchirement ou d'injustices pèsent sur le présent »107 .

C'est donc à la fois la production d'identité collective et la protection et l'épanouissement des identités individuelles qui ont provoqué l'apparition de lois mémorielles. A travers ces deux concepts on peut voir surgir deux phénomènes juridico-historiques différents: le « droit au souvenir » et le « devoir de mémoire ».

Droit au souvenir et devoir de mémoire

Pour Serge Barcellini: « le droit au souvenir sert à enraciner l'idéologie nationale » quand « le devoir de mémoire sert à enraciner les droits de l'homme »108 comme garanties des droits individuels. Cette définition bien que critiquable est très intéressante.

107 M.-C. Lavabre, op.cit., p. 11

108 Serge Barcellini, « Du droit au souvenir au devoir de mémoire », Les Cahiers français, op.cit., p. 27

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A travers l'article qu'il consacre aux deux notions M. Barcellini établit une certaine typologie. Le contenu a changé, là où le droit au souvenir est une glorification des héros militaires: soldats, communes, régiments, et civils: hommes politiques, scientifiques ou intellectuels, le devoir de mémoire est un recueillement en hommage aux victimes et opprimés. Les acteurs ont en partie évolué dans des cérémonies moins solennelles, le héro fier et mué du droit au souvenir, a été remplacé par le témoin et l'historiens, gardiens de la mémoire, qui racontent et essayent de faire vivre le passé. Un public plus vaste est recherché et il participe plus. Le fonctionnement n'est plus le même, les commémorations figées et traditionnelles du souvenir ont fait place à des entrepreneurs de mémoire qui font entrer les passés en compétitions pour obtenir de l'audience et des financements.

Bien que le passage de l'un a l'autre ne soit pas clairement définissable et que les deux notions soient un peu simplificatrices - il y avait déjà une certaine forme de « devoir » moral dans les commémorations rendues aux héros du souvenir, et juridiquement la mémoire revalorisée des victimes reste un « droit », rien n'oblige à assister, à participer ou ni même à adhérer aux commémorations qui leur rendent hommage - ce changement de concept montre une évolution morale de l'engagement politique en matière de mémoire qui a pu aller dans le sens d'une plus grande intervention législative au fur et à mesure que le pouvoir politique a senti les éléments traditionnels de contrôle des mémoires lui échapper, et des nouvelles tensions sociales surgir.

Même si, comme on vient de le voir, on doit fortement relativiser les possibilités d'encadrement et de récupération de la mémoire, les hommes politiques et intellectuels gardent cet idéal, qui n'est pas vain, de continuer d'intégrer toujours plus les citoyens à la démocratie par l'histoire enseignée et commémorée. Pour cela ils prennent des initiatives: commémorations, musées, manifestations, déclarations qui tentent d'occuper toujours plus les nouveaux espaces d'information et d'échange: lieux publics, espace publicitaire, différents médias d'actualité, médias de débat et d'enquête ; et il est certain que cette récupération de l'ensemble des supports des espaces publics a pour effet la transmission d'un plus grand savoir historique institutionnel au final, du moins pour les individus qui y prêtent attention.

On pourrait rajouter un autre élément, cette fois non pas politique mais d'ordre économique: l'enrichissement des populations et le développement de la culture comme bien immatériel très valorisé et commercialisable a aussi un impacte non-négligeable dans

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la redécouverte et l'affirmation des mémoires et histoires locales, communautaires, nationales et internationales. Si cette évolution prévaut pour toutes les cultures, qu'on tente depuis peu à travers le monde de protéger de l'homogénéisation, voire de leur évolution normale, à plus ou moins juste titre et souvent en les valorisant économiquement, en Europe, principal pôle touristique et culturel mondial et où le niveau de richesse et d'éducation de la population donne aux biens culturels un important poids économique, les mémoires et l'histoire sont devenus une source de profits que plus ou moins consciemment on cherche aussi à valoriser, notamment dans les politiques locales. Il est difficile de dire si c'est la volonté de valorisation des mémoires et de l'histoire qui a entrainé le développement d'une économie du passé considérable ou si c'est l'intérêt économique qui a poussé à valoriser le passé, mais toujours est-il que les deux phénomènes sont allés de pair et que la création d'un musée qui coûtait jusque dans les années 1970 un million de franc d'investissement s'élève à plusieurs dizaines de millions d'euros depuis les années 1980109 et doit donc être rentabilisé avec un flux de visiteurs massif.

Toutefois, la montée en force des commémorations et plus généralement de la présence du passé dans nos démocraties en recherche de stabilité et de continuité, n'est pas le phénomène qui a le plus fortement marqué le débat autour des lois mémorielles. Ces dernières, bien plus que des lois de profession d'une mémoire ou d'une identité collective, ont été des lois de reconnaissance et de protections de mémoires encore « en souffrance » . Elle ont pour but l'apaisement d'une tension entre communautés ou interne à la société.

Les lois mémorielles ou comment tenter de soulager le poids de l'histoire par la repentance ou la reconnaissance?

En Europe les lois mémorielles qui ont fait le plus débat ont été soit des lois de protection de la mémoire juive contre les agressions antisémites des négationnistes que l'on étudiera précisément dans la deuxième partie, soit des lois de reconnaissance et de protection d'autres mémoires.

Que ce soit en Espagne avec la Loi de Mémoire historique du 31 octobre 2007 qui cherche à institutionnaliser la mémoire des républicains espagnols, ou en France avec les lois sur la reconnaissance du Génocide arménien du 29 janvier 2001 et sur la

109 op.cit., p. 27

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reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crimes contre l'humanité du 21 mai 2001, c'est l'apaisement de mémoires en souffrance qui est recherché.

C'est tout l'enjeux du phénomène de « repentance » qui a gagné une grande partie des commémorations et des discours publics. Comme l'écrit Philippe Moreau Defarges: « la réaction traditionnelle des sociétés pour surmonter une tragédie qui les a plongées dans le chaos (guerre civile, occupation étrangère...) est de l'effacer, de faire comme si elle n'avait jamais eu lieu. » 110 L'Athénien Thrasybule en 430 avant Jésus Christ pour réconcilier une cité brisée par la dictature des Trente Tyrans inaugure une pratique de l'amnistie, « oubli institutionnel »111 pour reprendre l'expression de Laurent Wirth, qui a depuis fait recette notamment après des conflits internes: guerres de religion du XVIème siècle, Révolutions anglaises et françaises, Guerre de sécession américaine, affaire Dreyfus en France, guerre civile espagnole, fin de la Seconde guerre mondiale dans toute l'Europe, conflits de décolonisation. L'amnistie part du principe que pour reconstruire une société humaine dont le lien unificateur a été brisé par les événements historiques, l'oubli forcé est le moyen de supprimer une mémoire qui nuit au fonctionnement de la communauté.

L'apparition d'une attitude nouvelle vis-à-vis d'un passé douloureux est récente, c'est le Chancelier allemand Willy Brandt qui l'initie le 7 décembre 1970, lors d'une visite officielle à Varsovie, en se rendant au Monument du Ghetto devant lequel il s'agenouille. Comme le soulignait la définition de Serge Barcellini au sujet du « devoir de mémoire », une dimension internationale anime le geste, la prise en compte du fait que « les relations entre les peuples sont façonnées par des expériences historiques ; la réconciliation entre ces peuples passe par une reconnaissance du passé et de ses traumatismes. »112 Le souvenir et l'analyse globalement partagée par les historiens du traité de Versailles de 1919 a ici eu un impact considérable, on s'est rendu compte de l'importance des phases de « post-conflit » dans la construction d'une paix durable après une Grande guerre qui pour avoir été mal conclue s'est révélée loin d'être la « der-des-ders ».

Pourtant comme l'analyse Philippe Moreau Defarges, tout le monde n'est pas prêt à se repentir, « il faut que face à la demande se constitue une offre », et c'est pour des raisons précises que des pays entament un processus de repentance. L'Allemagne ou, à partir du concile oecuménique Vatican II de 1962, l'Eglise catholique ont choisi la

110 Philippe Moreau Defarges, « Le temps de la repentance », Les Cahiers français, op.cit., p. 40

111 L. Wirth, op.cit., p. 53

112 Ph. Moreau Defarges, op.cit., p. 41

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repentance pour éviter une marginalisation et garder un rôle respectivement au sein de la « communauté internationale » et de la « société civile ». En effet, l'Eglise se trouvait dans un contexte délicat après s'être vue presque partout en Europe écartée d'un pouvoir politique sécularisé. Au contraire, les Etats-Unis pour l'utilisation de la bombe nucléaire à Nagasaki et Hiroshima ou les Français pour les atrocités commises en Algérie n'ont pas eu d'attitude de repentance, le Japon ou la Turquie ont même des attitudes de négation face aux massacres historiques qu'ils ont commis lors de leurs passés impériaux respectifs. Pourtant contrairement a ce qu'affirme Philippe Moreau-Defarge quand il dit que « celui qui se repent le fait parce qu'il a le sentiment de ne pas avoir d'autre choix »113, on peut considérer que ce sont principalement des causalités internes qui poussent à une repentance même si l'enjeux en est international. Une sorte de « maturation des mémoires » est nécessaire, que certains corps politiques ou certaines populations ont été capables de réaliser plus vite que d'autres. Par exemple, la négation de leurs crimes coûte cher en termes de relations internationales à la Turquie et au Japon, la première voit son intégration européenne largement freinée, le second laisse perdurer de fortes tensions politiques avec une Chine devenue son principal partenaire économique et empêchant son entrée au Conseil de Sécurité de l'O.N.U., pourtant les deux Etats restent crispés sur une version du passé qui ne leur apporte rien. Une certaine continuité des pouvoirs en est sans aucun doute l'une des principales causes: le pouvoir impérial qui a commandé les crimes de guerre japonais a été maintenu par les américains après leur victoire en 1945, le gouvernement « jeune-turc » de ?dates? est à l'origine de la démocratie laïque moderne turque.

D'autres types de repentances plus récentes sont marquées par des considérations politiques internes: en Australie et en Nouvelle-Zélande face à une pression de la minorité Aborigène, en France face à la pression des minorités afro-descendantes, notamment antillaises, ou pour des raisons plus idéologiques vis-à-vis des mutins français de la Première guerre mondiale.

Enfin, des lois comme celles relatives au génocide Arménien ne relèvent pas de la repentance mais de la reconnaissance car le pays émetteur n'est pas concerné sinon qu'il prend position sur un débat historique pour défendre la mémoire d'une communauté particulière et plus largement affirmer certaines valeurs au sein de la « communauté internationale ».

113 Ibid, p. 42

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Finalement on peut remarquer trois choses: tout d'abord les lois mémorielles témoignent d'une volonté d'intégration envers une communautés ou une partie de la population dont la mémoire est troublée par un désaccord avec l'histoire officielle ou juste par une omission qui même passée n'a jamais été regrettée, leur objectif pour le législateur est de protéger une mémoire de l'oubli ou de l'ingnorance, pas d'imposer une version de l'histoire, or cet objectif en droit est pris en compte par le juge au moment d'interpréter la loi ; d'autre part les lois mémorielles sont toutes très particulières et si on peut souvent leur reconnaître des objectifs communs, chacune relève d'un problème ou un enjeux spécifique à un pays, il faut éviter de trop les systématiser ; enfin, moins que la manipulation de l'histoire à des fins identitaires c'est sa neutralisation comme outil critique qui est dangereuse car elle enlève une possibilité de décentrement et risque de laisser la place à une guerre des mémoires dans une démocratie divisée.

Pour reprendre le thème plus large de l'intervention du politique dans le champ historique, on a vu d'une part que le « pouvoir » de l'histoire est à relativiser et que si celle-ci peut jouer un rôle partiel de « ciment identitaire » 114 en participant à l'institutionnalisation et à la légitimation d'une identité, elle n'est instrumentalisable que quand elle va dans le sens de la mémoire et de l'expérience vécue ; pour cette raison l'histoire a surtout un rôle critique qu'il est utile de renforcer pour enrichir un champ de connaissances utiles au débat démocratique mais aussi pour éclairer ou arbitrer les conflits de mémoire.

La manière d'envisager la mémoire humaine a donc changé. Avec « la fragilisation de l'échelle nationale »115 et le développement du multiculturalisme l'objectif de création d'une mémoire commune tout comme la tradition d'oubli forcé des mémoires douloureuses sont complétés ou remplacés par une approche plus « psychologisante » qui cherche à laisser les mémoires s'exprimer et se compléter ou se critiquer mutuellement dans l'espace public pour réaliser le « travail de mémoire »116 que Paul Ricoeur appelle de ses voeux, comparable à celui que tente de réaliser la justice transitionnelle dans des pays marqués

114 Patrick Garcia, « Exercices de mémoire ? Les pratiques commémoratives dans la France contemporaine », Les Cahiers français, op.cit., p. 39

115 Ibid., p. 39

116 Paul Ricoeur, op.cit., d'après l'analyse de François Dosse, op.cit, p. 16

par une violence particulièrement aigue tels que l'Afrique du Sud, le Rwanda, le Cambodge ou la Colombie.

Plus que le début d'une nouvelle manipulation législative de l'histoire, les lois mémorielles, tout comme les autres formes d'intervention politique dans le champ historique telles que les commémorations et la construction de mémoriaux, peuvent apparaître comme des réajustement ponctuels ou volontaristes par le politique de l'expression des mémoires sur la scène publique, quitte à des simplifications historiques, car l'action et le débat politique restent plus médiatisés et plus légitimants que le travail et les découvertes des historiens.

On va maintenant analyser le statut de l'histoire au point de vue juridique et la formulation des lois mémorielles pour tenter d'en reconnaître les réussites et d'en affirmer les limites.

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard