2) Le développement des lois mémorielles en
Europe: pourquoi et comment?
Pourquoi cherche-t-on à agir sur la mémoire de
nos jours en démocratie?
Deux éléments entrent en jeu sans être
isolés l'un de l'autre et qui renvoient au deux facettes de l'importance
de l'identité en démocratie.
D'une part un recule de l'identité nationale et de
l'unité qu'elle procure, que les hommes et institutions politiques
prônent et tentent de limiter dans le même temps. Il peut
être considéré comme la conséquence de la perte de
poids de l'échelon national et de la revalorisation de l'individualisme
dans la suite du balancement dialectique entre socialisme et libéralisme
- non-pris comme des opinions politiques, mais comme des enjeux partiellement
contradictoires de « vie en société » et d'«
épanouissement individuel libre» - qui a remis en cause le
paternalisme des Etats-providences et la centralisation des Etats, et a
accompagné la revalorisation des particularismes et des identités
minoritaires.
D'autre part, la nécessité de soulager les
mémoires douloureuses qui peut s'effectuer par la survalorisation de
certains souvenirs pour « rétablir la confiance, assurer la paix
civile ou la réconciliation quand on sait que le passé et son
cortège de drames, de morts, de déchirement ou d'injustices
pèsent sur le présent »107 .
C'est donc à la fois la production d'identité
collective et la protection et l'épanouissement des identités
individuelles qui ont provoqué l'apparition de lois mémorielles.
A travers ces deux concepts on peut voir surgir deux phénomènes
juridico-historiques différents: le « droit au souvenir » et
le « devoir de mémoire ».
Droit au souvenir et devoir de mémoire
Pour Serge Barcellini: « le droit au souvenir sert
à enraciner l'idéologie nationale » quand « le devoir
de mémoire sert à enraciner les droits de l'homme
»108 comme garanties des droits individuels. Cette
définition bien que critiquable est très intéressante.
107 M.-C. Lavabre, op.cit., p. 11
108 Serge Barcellini, « Du droit au souvenir au devoir de
mémoire », Les Cahiers français, op.cit., p. 27
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A travers l'article qu'il consacre aux deux notions M.
Barcellini établit une certaine typologie. Le contenu a
changé, là où le droit au souvenir est une glorification
des héros militaires: soldats, communes, régiments, et civils:
hommes politiques, scientifiques ou intellectuels, le devoir de mémoire
est un recueillement en hommage aux victimes et opprimés. Les
acteurs ont en partie évolué dans des
cérémonies moins solennelles, le héro fier et mué
du droit au souvenir, a été remplacé par le témoin
et l'historiens, gardiens de la mémoire, qui racontent et essayent de
faire vivre le passé. Un public plus vaste est recherché et il
participe plus. Le fonctionnement n'est plus le même, les
commémorations figées et traditionnelles du souvenir ont fait
place à des entrepreneurs de mémoire qui font entrer les
passés en compétitions pour obtenir de l'audience et des
financements.
Bien que le passage de l'un a l'autre ne soit pas clairement
définissable et que les deux notions soient un peu simplificatrices - il
y avait déjà une certaine forme de « devoir » moral
dans les commémorations rendues aux héros du souvenir, et
juridiquement la mémoire revalorisée des victimes reste un «
droit », rien n'oblige à assister, à participer ou ni
même à adhérer aux commémorations qui leur rendent
hommage - ce changement de concept montre une évolution morale de
l'engagement politique en matière de mémoire qui a pu aller dans
le sens d'une plus grande intervention législative au fur et à
mesure que le pouvoir politique a senti les éléments
traditionnels de contrôle des mémoires lui échapper, et des
nouvelles tensions sociales surgir.
Même si, comme on vient de le voir, on doit fortement
relativiser les possibilités d'encadrement et de
récupération de la mémoire, les hommes politiques et
intellectuels gardent cet idéal, qui n'est pas vain, de continuer
d'intégrer toujours plus les citoyens à la démocratie par
l'histoire enseignée et commémorée. Pour cela ils prennent
des initiatives: commémorations, musées, manifestations,
déclarations qui tentent d'occuper toujours plus les nouveaux espaces
d'information et d'échange: lieux publics, espace publicitaire,
différents médias d'actualité, médias de
débat et d'enquête ; et il est certain que cette
récupération de l'ensemble des supports des espaces publics a
pour effet la transmission d'un plus grand savoir historique institutionnel au
final, du moins pour les individus qui y prêtent attention.
On pourrait rajouter un autre élément, cette
fois non pas politique mais d'ordre économique: l'enrichissement des
populations et le développement de la culture comme bien
immatériel très valorisé et commercialisable a aussi un
impacte non-négligeable dans
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la redécouverte et l'affirmation des mémoires et
histoires locales, communautaires, nationales et internationales. Si cette
évolution prévaut pour toutes les cultures, qu'on tente depuis
peu à travers le monde de protéger de
l'homogénéisation, voire de leur évolution normale,
à plus ou moins juste titre et souvent en les valorisant
économiquement, en Europe, principal pôle touristique et culturel
mondial et où le niveau de richesse et d'éducation de la
population donne aux biens culturels un important poids économique, les
mémoires et l'histoire sont devenus une source de profits que plus ou
moins consciemment on cherche aussi à valoriser, notamment dans les
politiques locales. Il est difficile de dire si c'est la volonté de
valorisation des mémoires et de l'histoire qui a entrainé le
développement d'une économie du passé considérable
ou si c'est l'intérêt économique qui a poussé
à valoriser le passé, mais toujours est-il que les deux
phénomènes sont allés de pair et que la création
d'un musée qui coûtait jusque dans les années 1970 un
million de franc d'investissement s'élève à plusieurs
dizaines de millions d'euros depuis les années 1980109 et
doit donc être rentabilisé avec un flux de visiteurs massif.
Toutefois, la montée en force des commémorations
et plus généralement de la présence du passé dans
nos démocraties en recherche de stabilité et de
continuité, n'est pas le phénomène qui a le plus fortement
marqué le débat autour des lois mémorielles. Ces
dernières, bien plus que des lois de profession d'une mémoire ou
d'une identité collective, ont été des lois de
reconnaissance et de protections de mémoires encore « en souffrance
» . Elle ont pour but l'apaisement d'une tension entre communautés
ou interne à la société.
Les lois mémorielles ou comment tenter de soulager
le poids de l'histoire par la repentance ou la reconnaissance?
En Europe les lois mémorielles qui ont fait le plus
débat ont été soit des lois de protection de la
mémoire juive contre les agressions antisémites des
négationnistes que l'on étudiera précisément dans
la deuxième partie, soit des lois de reconnaissance et de protection
d'autres mémoires.
Que ce soit en Espagne avec la Loi de Mémoire
historique du 31 octobre 2007 qui cherche à institutionnaliser la
mémoire des républicains espagnols, ou en France avec les lois
sur la reconnaissance du Génocide arménien du 29 janvier 2001 et
sur la
109 op.cit., p. 27
49
reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que
crimes contre l'humanité du 21 mai 2001, c'est l'apaisement de
mémoires en souffrance qui est recherché.
C'est tout l'enjeux du phénomène de «
repentance » qui a gagné une grande partie des
commémorations et des discours publics. Comme l'écrit Philippe
Moreau Defarges: « la réaction traditionnelle des
sociétés pour surmonter une tragédie qui les a
plongées dans le chaos (guerre civile, occupation
étrangère...) est de l'effacer, de faire comme si elle n'avait
jamais eu lieu. » 110 L'Athénien Thrasybule en 430 avant
Jésus Christ pour réconcilier une cité brisée par
la dictature des Trente Tyrans inaugure une pratique de l'amnistie, «
oubli institutionnel »111 pour reprendre l'expression de
Laurent Wirth, qui a depuis fait recette notamment après des conflits
internes: guerres de religion du XVIème siècle,
Révolutions anglaises et françaises, Guerre de sécession
américaine, affaire Dreyfus en France, guerre civile espagnole, fin de
la Seconde guerre mondiale dans toute l'Europe, conflits de
décolonisation. L'amnistie part du principe que pour reconstruire une
société humaine dont le lien unificateur a été
brisé par les événements historiques, l'oubli forcé
est le moyen de supprimer une mémoire qui nuit au fonctionnement de la
communauté.
L'apparition d'une attitude nouvelle vis-à-vis d'un
passé douloureux est récente, c'est le Chancelier allemand Willy
Brandt qui l'initie le 7 décembre 1970, lors d'une visite officielle
à Varsovie, en se rendant au Monument du Ghetto devant lequel il
s'agenouille. Comme le soulignait la définition de Serge Barcellini au
sujet du « devoir de mémoire », une dimension internationale
anime le geste, la prise en compte du fait que « les relations entre les
peuples sont façonnées par des expériences historiques ;
la réconciliation entre ces peuples passe par une reconnaissance du
passé et de ses traumatismes. »112 Le souvenir et
l'analyse globalement partagée par les historiens du traité de
Versailles de 1919 a ici eu un impact considérable, on s'est rendu
compte de l'importance des phases de « post-conflit » dans la
construction d'une paix durable après une Grande guerre qui pour avoir
été mal conclue s'est révélée loin
d'être la « der-des-ders ».
Pourtant comme l'analyse Philippe Moreau Defarges, tout le
monde n'est pas prêt à se repentir, « il faut que face
à la demande se constitue une offre », et c'est pour des raisons
précises que des pays entament un processus de repentance. L'Allemagne
ou, à partir du concile oecuménique Vatican II de 1962, l'Eglise
catholique ont choisi la
110 Philippe Moreau Defarges, « Le temps de la repentance
», Les Cahiers français, op.cit., p. 40
111 L. Wirth, op.cit., p. 53
112 Ph. Moreau Defarges, op.cit., p. 41
50
repentance pour éviter une marginalisation et garder un
rôle respectivement au sein de la « communauté internationale
» et de la « société civile ». En effet, l'Eglise
se trouvait dans un contexte délicat après s'être vue
presque partout en Europe écartée d'un pouvoir politique
sécularisé. Au contraire, les Etats-Unis pour l'utilisation de la
bombe nucléaire à Nagasaki et Hiroshima ou les Français
pour les atrocités commises en Algérie n'ont pas eu d'attitude de
repentance, le Japon ou la Turquie ont même des attitudes de
négation face aux massacres historiques qu'ils ont commis lors de leurs
passés impériaux respectifs. Pourtant contrairement a ce
qu'affirme Philippe Moreau-Defarge quand il dit que « celui qui se repent
le fait parce qu'il a le sentiment de ne pas avoir d'autre choix
»113, on peut considérer que ce sont principalement des
causalités internes qui poussent à une repentance même si
l'enjeux en est international. Une sorte de « maturation des
mémoires » est nécessaire, que certains corps politiques ou
certaines populations ont été capables de réaliser plus
vite que d'autres. Par exemple, la négation de leurs crimes coûte
cher en termes de relations internationales à la Turquie et au Japon, la
première voit son intégration européenne largement
freinée, le second laisse perdurer de fortes tensions politiques avec
une Chine devenue son principal partenaire économique et empêchant
son entrée au Conseil de Sécurité de l'O.N.U., pourtant
les deux Etats restent crispés sur une version du passé qui ne
leur apporte rien. Une certaine continuité des pouvoirs en est sans
aucun doute l'une des principales causes: le pouvoir impérial qui a
commandé les crimes de guerre japonais a été maintenu par
les américains après leur victoire en 1945, le gouvernement
« jeune-turc » de ?dates? est à l'origine de
la démocratie laïque moderne turque.
D'autres types de repentances plus récentes sont
marquées par des considérations politiques internes: en Australie
et en Nouvelle-Zélande face à une pression de la minorité
Aborigène, en France face à la pression des minorités
afro-descendantes, notamment antillaises, ou pour des raisons plus
idéologiques vis-à-vis des mutins français de la
Première guerre mondiale.
Enfin, des lois comme celles relatives au génocide
Arménien ne relèvent pas de la repentance mais de la
reconnaissance car le pays émetteur n'est pas concerné sinon
qu'il prend position sur un débat historique pour défendre la
mémoire d'une communauté particulière et plus largement
affirmer certaines valeurs au sein de la « communauté
internationale ».
113 Ibid, p. 42
51
Finalement on peut remarquer trois choses: tout d'abord les
lois mémorielles témoignent d'une volonté
d'intégration envers une communautés ou une partie de la
population dont la mémoire est troublée par un désaccord
avec l'histoire officielle ou juste par une omission qui même
passée n'a jamais été regrettée, leur objectif pour
le législateur est de protéger une mémoire de l'oubli ou
de l'ingnorance, pas d'imposer une version de l'histoire, or cet objectif en
droit est pris en compte par le juge au moment d'interpréter la loi ;
d'autre part les lois mémorielles sont toutes très
particulières et si on peut souvent leur reconnaître des objectifs
communs, chacune relève d'un problème ou un enjeux
spécifique à un pays, il faut éviter de trop les
systématiser ; enfin, moins que la manipulation de l'histoire à
des fins identitaires c'est sa neutralisation comme outil critique qui est
dangereuse car elle enlève une possibilité de décentrement
et risque de laisser la place à une guerre des mémoires dans une
démocratie divisée.
Pour reprendre le thème plus large de l'intervention du
politique dans le champ historique, on a vu d'une part que le « pouvoir
» de l'histoire est à relativiser et que si celle-ci peut jouer un
rôle partiel de « ciment identitaire » 114 en participant
à l'institutionnalisation et à la légitimation d'une
identité, elle n'est instrumentalisable que quand elle va dans le sens
de la mémoire et de l'expérience vécue ; pour cette raison
l'histoire a surtout un rôle critique qu'il est utile de renforcer pour
enrichir un champ de connaissances utiles au débat démocratique
mais aussi pour éclairer ou arbitrer les conflits de mémoire.
La manière d'envisager la mémoire humaine a donc
changé. Avec « la fragilisation de l'échelle nationale
»115 et le développement du multiculturalisme l'objectif
de création d'une mémoire commune tout comme la tradition d'oubli
forcé des mémoires douloureuses sont complétés ou
remplacés par une approche plus « psychologisante » qui
cherche à laisser les mémoires s'exprimer et se compléter
ou se critiquer mutuellement dans l'espace public pour réaliser le
« travail de mémoire »116 que Paul Ricoeur appelle
de ses voeux, comparable à celui que tente de réaliser la justice
transitionnelle dans des pays marqués
114 Patrick Garcia, « Exercices de mémoire ? Les
pratiques commémoratives dans la France contemporaine », Les
Cahiers français, op.cit., p. 39
115 Ibid., p. 39
116 Paul Ricoeur, op.cit., d'après l'analyse de
François Dosse, op.cit, p. 16
par une violence particulièrement aigue tels que
l'Afrique du Sud, le Rwanda, le Cambodge ou la Colombie.
Plus que le début d'une nouvelle manipulation
législative de l'histoire, les lois mémorielles, tout comme les
autres formes d'intervention politique dans le champ historique telles que les
commémorations et la construction de mémoriaux, peuvent
apparaître comme des réajustement ponctuels ou volontaristes par
le politique de l'expression des mémoires sur la scène publique,
quitte à des simplifications historiques, car l'action et le
débat politique restent plus médiatisés et plus
légitimants que le travail et les découvertes des historiens.
On va maintenant analyser le statut de l'histoire au point de
vue juridique et la formulation des lois mémorielles pour tenter d'en
reconnaître les réussites et d'en affirmer les limites.
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