B) L'histoire et la mémoire au centre des
démocraties
Comme on l'a affirmé en introduction, l'histoire joue
un important rôle politique en constituant un savoir commun unificateur
et moralisant, mais aussi la base de l'argumentation rationnelle qui fonde le
débat interne et fait vivre une démocratie. Le discours
politique, les réflexions philosophiques, la construction des
idéologies ou des courants d'opinion se structurent sans cesse autour de
références historiques tour à tour
présentées comme des modèles, des contre-modèles,
des alternatives ou des éclairages du présent. C'est aussi autour
d'expériences communes, partagées et fondatrices
d'identité que se forment les différents niveaux de
communautés humaines.
Les détournements, multiples et souvent sournois, dont
l'histoire est susceptible et que l'on vient de voir ne sont pas
négligeables en démocratie. Ce n'est pas simplement la protection
de la sainte « vérité » qui se trouve en jeu mais,
au-delà, la liberté, le dialogue et la paix des citoyens et des
communautés qui participent à la vie de la « cité
». Source d'identité et de légitimité l'histoire ne
peux être abandonnée sur les routes des passions humaines bien
qu'elle chemine toujours côte à côte avec une mémoire
dont ces dernières sont à la fois l'expression et les guides.
Dans les différents points qui vont suivre on tentera
d'estimer le poids que ces deux
34
formes de conservation ou de retour du passé, histoire
et mémoire, exercent réellement sur les enjeux de
stabilité et d'action démocratique en revenant sur
l'actualité des problématiques qu'elles soulèvent.
Dans une première partie on prendra le temps de
s'arrêter sur les rôles identitaires de l'histoire et de la
mémoire, car, souvent considérée comme le principal
attribut de ces deux notions, la formation de l'identité prend toujours
plus d'importance dans la pensée moderne, au risque d'être parfois
surestimée comme enjeux politique. On rapprochera ensuite l'histoire et
la mémoire du droit pour analyser le développement des lois
mémorielles en Europe et tenter de comprendre la
légitimité que l'histoire et le droit se fournissent
mutuellement.
1) Réalité et illusions du rôle
identitaire de l'histoire
Qu'est-ce que l'identité?
Le français, comme la plupart des langues
européennes a consacré au mot une double signification qui
qualifie à la fois l'individualité et la
sociabilité/comparabilité de l'homme: on a une «
identité » personnelle (adjonction de l'individuel, du social et du
culturel) et une « identité » (ressemblance) avec certaines
personnes.
En fait elle n'est que le reflet de la dialectique de tout
être et même pour être plus précis de tout
phénomène « individuel » qui prétend à
une unité singulière, mais dont la singularité n'est
réelle que dans la comparaison qui le distingue et en même temps
le rapproche des autres.
L'identité d'une personne , même si on devait lui
accorder une réalité ontologique, la singularité de son
existence, n'est phénoménologiquement qu'une accumulation de
relations de possessions et de non-possessions, d'appartenances et de
non-appartenances: « Il est « un tel », possédant ces
caractéristiques historiques, physiques, psychologiques et statutaires,
tout comme tels autres et à la différence de tels autres, et
appartenant à telles catégories, communautés et
groupements. »
On peut rapprocher cette idée de celle
élaborée au sujet du passé par Tzvetan
35
Todorov: « La spécificité ne sépare
pas un événement des autres, elle le relie. Plus sont nombreuses
ces relations, et plus le fait devient particulier (ou singulier). »79
C'est pourquoi, l'identité ne se forme que là
où l'interaction, la comparaison est possible, et pour qu'il y ait
comparaison il faut qu'il y ait savoir, c'est-à-dire mémoire. On
peut illustrer cette analyse par un exemple récurrent chez les penseurs
de la mémoire même si son évocation est douloureuse: celui
d'une personne atteinte par la maladie d'Alzheimer. Au fur et à mesure
que s'efface sa mémoire, l'identité de cette personne - tant les
caractéristiques qui la définissaient aux yeux des autres que la
profondeur de sa conscience de soi - lui échappe. A la fin de la maladie
l'identité de cette personne n'existe plus que dans le regard que lui
portent les autres, c'est-à-dire dans la mémoire de ceux qui ont
connu son identité volée.
Cet exemple peut aussi nous permettre de continuer vers un
autre aspect de l'identité, celui-ci bien connu et établi comme
un des principaux paradigmes de la sociologie: l'identité
intériorisée est en permanence soumise à l'interaction
avec les autres. L'individu est en grande partie ce que les autres individus
lui renvoient qu'il est. Ici la mémoire perd un peu de son importance au
profit du présent, de l'« activité communicationnelle »
d'Habermas80, qui crée aussi une partie de l'identité
dans l'instant, dans la mise en situation.
Que la mémoire soit constitutive d'une grande partie de
l'identité semble donc évident mais il faut bien se garder de lui
en attribuer le monopôle.
Quant à l'histoire, si on prend bien le soin de la
distinguer de la mémoire, elle apparaît sous trois formes
comparables au découpage de la notion déjà utilisé:
savoir institutionnel, sorte de « mémoire artificielle »,
c'est une connaissance qui prétend dans ce cas à la formation
d'une « mémoire empruntée »81
constituée de « souvenir fondés sur l'histoire apprise
»82 ; d'autre part, analyse critique de la mémoire,
comme une sorte de mémoire désindividualisée,
c'est-à-dire un travail et un savoir qui tendent à
l'objectivité et qui permettent de se décentrer de la
mémoire personnelle ; enfin, en tant que narration, elle vient encadrer
la mémoire vécue et transmise dans une prise de conscience de
l'historicité
79 Tzvetan Todorov, « La vocation de la mémoire
», Les Cahiers français, op.cit., p. 4
80 Jurgën Habermas, La technique et la science comme
idéologie, Gallimard, trad. J.R. Ladmiral, p. 22
81 Marie-Claire Lavabre, « Peut-on agir sur la
mémoire », Les Cahiers français, op.cit., p. 9
82 Ibid, p. 9
36
de la condition humaine et peut éventuellement
renforcer l'adhésion à des entreprises sociales de grande
ampleure qui grâce à l'histoire acquiers une continuité
dans laquelle les individus sont poussés à vouloir s'inscrire.
Dans ses trois aspects qu'on retiendra donc, l'histoire
participe à la formation de l'identité: par la part de
mémoire enseignée qu'elle crée, par les transformations de
l'identité que ses critiques de la mémoire
génèrent, par la mise en perspective de l'individu et de sa
mémoire au coeur d'un récit plus large.
Histoire, mémoire et identité.
Pour la démocratie, les enjeux identitaires sont
primordiaux. On est là dans une sorte de topos sur lequel il
n'est pas nécessaire de s'étendre longuement pour notre sujet. On
peut simplement considérer que d'une part, la formation d'une
identité commune est le socle indispensable sur lequel repose un
système qui se légitime par la participation volontaire et la
reconnaissance de ses institutions par la majorité - idéalement
la totalité - de sa population. D'autre part, la protection et la libre
expression des identités individuelles et communautaires est une des
conditions essentielles de la paix et des épanouissements individuels
qui sont les objectifs de la démocratie, car dans l'identité
participent les habitudes, intérêts, désirs et
idéaux qui motivent l'action humaine et qui s'ils ne peuvent ,à
défaut d'être accomplis, s'exprimer, génèrent
tristesse et violence. On a donc une double nécessité de
production et de garantie d'identité.
Pour bien analyser les mécanismes qui lient
concrètement l'identité avec la mémoire et l'histoire dans
les démocraties européennes il est nécessaire de revenir
une fois de plus sur ces deux concepts qui sont au centre de ce travail.
On peut commencer par remarquer que la mémoire, qu'on
s'est contenté jusqu'ici de définir assez superficiellement, est
une notion un peu trop facilement utilisée par les historiens et les
hommes politiques. Comme l'analyse à ce propos Marie-Claire Lavabre:
« Un usage commun s'en est imposé, notamment en
France depuis le milieu des années 70, avec les premiers travaux des
historiens de la mémoire, lesquels en prenant la mémoire pour
objet ont prononcé un « divorce libérateur et décisif
»83 entre
83 Marie-Claire Lavabre cite ici Pierre Nora, «
Mémoire collective », in Jacques Le Goff (e.a dir) La
nouvelle histoire, Paris, Retz, 1978, p. 400
37
histoire et mémoire. Ainsi la « mémoire
» ne désigne-t-elle plus seulement la capacité d'un individu
à fixer, à conserver, à rappeler le passé: elle
évoque pêle-mêle, toutes les formes de la présence du
passé qui ne relèvent pas stricto sensus de l'histoire
comme opération intellectuelle qui s'efforce d'établir les faits
du passé et de rendre ceci intelligible. Commémorations et
monuments, manuels d'enseignement et didactique de l'histoire, usages
politiques du passé et représentations esthétiques,
mobilisations publiques pour la reconnaissance ou la réparation
juridique des dommages subis: tout est mémoire dès lors que le
rapport au passé engage l'identité des groupes sociaux, larges ou
étroits - Etats, Nations, Eglises, partis, associations - plutôt
que la connaissance du passé en tant que telle. »84
La différence entre histoire et mémoire, dans
cette perspective relève donc plus du « statut » donné
au savoir relatif au passé: la mémoire serait la «
présence vive d'une histoire encore chaude »85,
l'histoire l'analyse froide et clinique de tout événement
passé,
même proche. Or il est important de relativiser cette
extension de la mémoire qui est avant tout un phénomène
individuel vers le concept très complexe et souvent mal
considéré de
mémoire collective qu'on analysera plus loin.
Pour cette raison les discours des historiens et des hommes
politiques, notamment
dans les ambitions qu'il réclament vis-à-vis de
l'histoire et de la mémoire sont à relativiser: si l'histoire et
la mémoire participent à la formation de d'identité il
n'est pas pour autant
certain que l'histoire scientifique enseignée et
institutionnalisée ait un impact considérable sur la construction
de la mémoire et de l'identité, tout comme il est loin
d'être évident que la mémoire constitue une
élément de l'identité facilement manipulable. C'est-ce
qu'on va
s'attacher à voire à travers trois exemples
successifs puis une analyse de fond.
Identité nationale et histoire
La considération générale que «
l'histoire est une matière « identitaire » dans la mesure
où elle renforce l'identité collective de toute nation et de tout
groupe social »86 est
très fortement liée à la construction des
Etats-nations. En effet, comme on l'a déjà vu en
84 Marie-Claire Lavabre, op.cit., p. 8
85 Ibid., p. 8
86 Sirkka Ahonen, « Programmes postcommunistes
d'enseignement de l'histoire: les cas de l'Estonie et de l'Allemagne de l'Est
», Les détournements de l'histoire, p. 65
38
introduction, le développement de l'histoire comme
science et la construction des sentiments nationaux ont été
étroitement liés, l'histoire étant présentée
comme l'un des
principaux outils de cette construction.
Analysant cette association à travers une comparaison des
histoires nationales dans
les différents pays européens, Miroslav Hroch
relevait en 1998 quatres éléments explicatifs:
« 1. l'histoire a renforcé non seulement
l'identification de l'individu avec la nation, mais aussi l'idée selon
laquelle la nation est une entité cohérente, distincte d'autre
entités comparables ;
2. l'histoire a légitimé l'existence de la
nation. Avoir une histoire permet d'affirmer sa propre existence nationale et
de considérer la nation comme l'aboutissement d'une évolution
inévitable ;
3. l'histoire donne à l'individu un sentiment de
pérennité. L'existence d'un lien continu entre le passé et
le présent, non seulement lui permet de se sentir en union avec ses
ancêtres, mais contient également la promesse d'un avenir sans fin
;
4. l'histoire a servi de fondement à la prise de
conscience des valeurs nationales communes - à l'institution d'un
système de valeurs collectives. Grâce à l'histoire, des
modèles de comportement positifs et négatifs ont
été construits, tandis que des rêves et des espoirs pour
l'avenir étaient projetés vers le passé. »87
Ces quatre points, judicieusement relevés, semblent
consacrer l'important rôle
identitaire de l'histoire.
Il faut tout de même remarquer à ce niveau que
comme le notent de nombreux
analystes, cette construction par l'histoire s'est faite en
imbrication avec les mémoires individuelles et collectives existantes,
l'histoire comme science est venue encadrer,
rationaliser et temporaliser - intégrer à un
passé plus vaste - les souvenirs allant dans le sens de
l'identité nationale. Dans cette évolution le rôle de
l'histoire scientifique n'est pas négligeable: « bien que la
recherche et les ouvrages historiques professionnels ne
constituent que l'une des sources de l'identité
historique, il n'en reste pas moins que l'histoire professionnelle jouit d'un
statut propre en légitimant ou rejetant certaines
87 Miroslav Hroch, cité par Ola Svein Stugu, «
Histoire et identité nationales en Norvège », Les
détournements de l'hsitoire, p. 121
39
versions du passé, ainsi qu'en fournissant les
matériaux de base pour d'autres récits »88.
Pourtant ce rôle identitaire de l'histoire qui pouvait
sembler établi, reste questionnable au regard d'expériences
autres que la construction des Etats-nations, les cas des anciens pays
socialistes, et de l'enseignement de l'histoire aujourd'hui
révèlent certaines de ses limites.
Identité socialiste et histoire
Pour commencer par les anciens pays socialistes d'Europe, on
peut se baser sur le travail de plusieurs historiens finlandais
résumé dans un article de Sirkka Ahonen intitulé: «
Programmes postcommunistes d'enseignement de l'histoire: les cas de l'Estonie
et de l'Allemagne de l'Est »89. Elle y remarque que:
« Dans « le socialisme effectivement pratiqué
», l'histoire était une discipline prépondérante. Les
écoles lui consacraient beaucoup de temps, et l'histoire produite par
les académies des sciences servait à imposer au peuple une
identité socialiste »90 Cependant « au fil du temps, la
négation de l'identité nationale est apparue comme posant
problème dans les sociétés socialistes, car une
communauté socialiste était trop abstraite et anonyme pour que
les gens pussent s'identifier à elle. On manipule donc la notion de
« mère patrie » pour la faire correspondre au récit
marxiste.
En RDA, dans les années 80, le Parti encouragea les
historiens à réévaluer « l'héritage et la
tradition » allemands. Les historiens abandonnaient alors l'idée
antérieure selon laquelle seul les champions de la lutte des classes
sont des objets d'identification historique acceptable, et tous les
défenseurs de la cause allemande [...] furent hérigés en
héros progressistes, surtout ceux originaires de l`est du
pays.»91
Au final, malgré tous les efforts des régimes
communistes et une récupération du nationalisme contraire
à leurs idéaux, comme le constate Madame Ahonen : «
l'institution
88 Ola Svein Stugu, « Histoire et identité
nationale en Norvège », Les détournements de l'histoire, p
122123
89 Sirkka Ahonen, « Programmes postcommunistes
d'enseignement de l'histoire: les cas de l'Estonie et de l'Allemagne de l'Est
», Les détournements de l'histoire, Editions du Conseil de
l'Europe.
90 ibid., p. 66
91 ibid., p. 67
40
d'identités collectives a manifestement
échoué en RDA comme en Estonie »92. Une
enquête effectuée en RDA à deux reprises à la fin du
régime montre cet échec: en 1986, seulement 43% des jeunes
répondaient « oui » lorsqu'on leur demandait s'ils se
sentaient appartenir à la RDA, un peu plus d'un an plus tard, « la
même enquête révélait que cette proportion avait
reculé à 19% »93.
L'identification au socialisme par son échec largement
reconnu par la grande majorité des historiens de l'ex-bloc
soviétique - sauf peut-être pour la Russie où
l'identification a un peu mieux fonctionné - et
révélé par les sursauts nationalistes qui ont
marqué les années 90 dans toute l'Europe de l'Est nous donne donc
un contre-exemple intéressant de la capacité de l'histoire comme
savoir prétendument scientifique à forger une «
mémoire collective » et une identité commune. Le meilleur,
mais aussi le plus triste exemple de cet échec, aura certainement
été l'explosion rapide et violente de la Yougoslavie.
On va maintenant donner un exemple plus actuel sur le
rôle donné à l'histoire aujourd'hui et les limites de son
efficacité.
Identité démocratique et histoire dans l'Europe
contemporaine
Pour enfin se concentrer sur notre présent, on peut
considérer que deux enjeux identitaires principaux sont attribués
à l'histoire de nos jours en Europe: l'intégration des valeurs
démocratiques -au sens le plus large - par les citoyens, et la
construction d'un sentiment de citoyenneté européen. C'est donc
autour de ce concept de « citoyen » que se centre la grande
majorité des « détournements » (on peut employer ce mot
sans qu'ici il prenne un sens dépréciatif) actuels de l'histoire,
que ce soit par son enseignement, dans l'orientation des recherches
scientifiques, dans la médiatisation du savoir historique, dans les
monuments, musés, expositions, commémorations et autres «
actions mémorielles » qui se légitiment par un passé
« historicisé ».
On voit bien au passage que ce type de détournement est
difficilement critiquable et que placer l'histoire sur une stèle
sacrée au dessus des enjeux humains n'est pas
92 ibid., p. 68
93 ibid., p. 68, enquête reprise de S. Ahonen, Clio
sans uniforme. A study of the post-Marxist transformation of the history
curricula in East Germany and Estonia, 1986-1991, Annales Academiae
Scientiarum Fennicae, 1992, Gummerus
41
forcement justifié.
Or vis-à-vis de ces enjeux identitaires, force est de
constater que l'histoire comme
discipline et science est confrontée à un
relatif échec. La citoyenneté européenne reste globalement
marginalisée et l'impressionnante enquête « Les jeunes et
l'histoire » dont le rapport initial a été publié en
199794 et qui a concerné quelque 32 000 jeunes dans une
trentaines de pays européens montre la faible
conscientisation démocratique réussie par l'histoire
enseignée. Il est ainsi considéré dans le rapport que:
« Le programmes actuels supposent que l'enseignement de
l'histoire développe des compétences et des comportements
démocratiques chez les jeunes. D'après les réponses au
questionnaire, il est loin d'être évident que les professeurs
d'histoire réussissent à susciter la curiosité de leurs
élèves envers des sujets tels que la politique et l'essor de la
démocratie. Si la plupart des adolescents pensent que, dans quarante
ans, l'Europe sera démocratique, ils ne se montrent en revanche
guère enclins à s'informer sur la démocratie [...].
»95
Une étude similaire réalisée aux
Etats-Unis96 avec des adultes montre un semblable
désintérêt pour l'histoire telle qu'elle est
enseignée dans le système éducatif et une distinction
forte entre « histoire » et « passé »: «
à la question: « Vous intéressez-vous à
l'histoire? » une majorité d'entre eux
répond « non », alors que ces même personnes
répondent « oui, énormément » quand on leur
demande si elles s'intéressent au passé »97.
Aux yeux de cette majorité, l'histoire est une science
du passé lointain sans utilisation remarquable dans le présent et
son enseignement apparaît comme la transmission d'un savoir plutôt
abstrait. Si, comme le remarque Bernard Eric Jensen, une
conclusion rapide et aujourd'hui très largement
partagée par une partie de l'opinion publique et des leaders politiques
semble attribuer cet imperméabilité des jeunes à
l'histoire
à l'incompétence des professeurs qui
l'enseignent, on peut surtout observer avec cet auteur que
l'enseignement de la discipline est devenu en Europe « une tache fort
difficile et une
94 Youth and history. A comparative European Survey on
Historical Consciousness and Political attitudes among Adolescents,
edité par M. Angvik & B. von Borries, 1997.
95 J. van der Leeuw-Roord dans Youth and History,
op.cit., volume A, p. 3, cité par Bernard Eric Jensen, « L'histoire
à l'école et dans la société en
général: propos sur l'historicité de l'enseignement de
cette discipline », Détournements de l'histoire, op.cit.,
p. 90
96 R. Rosenzweig & D. Thelen, The Presence of the
Past. Popular Uses of History in American Life, 1998
97 B.E. Jensen, op.cit., p 91
42
véritable gageure »98.
Le professeur Jensen estime que l'enseignement de l'histoire a
connu un véritable « changement paradigmatique ». L'ancien
objectif de formation d'une connaissance solide et détaillée du
passé s'est transformé en un objectif d'interconnexion avec le
présent et l'avenir, la formation d'une conscience historique non plus
axée sur le poids du passé mais sur les « processus
socioculturels dans lesquels évolue l'être humain
»99. Cette évolution liée aussi à
l'évolution des sources de savoir historique marque l'entrée dans
un monde où « les cours d'histoire ne sont rien de plus que l'un
des multiples facteurs susceptibles de forger et de transformer la conscience
historique des élèves »100. Voir diagramme 1
fourni en annexe.
L'enquête « Les jeunes et l'histoire » montre
que ce changement d'objectif n'est pas perçu par les jeunes alors que
les enseignants l'ont largement intégré. La formation des
professeurs et la définition de la matière y sont sans doute pour
quelque chose mais peut-être plus encore la difficulté de faire
converger dans un cours les disparités de connaissances, d'approches et
d'intérêts des élèves dans une société
où la profusion et la diversité d'information augmentent les
inégalités.
L'histoire enseignée comme élément
formateur d'identité est donc confrontée dans nos «
sociétés du savoir et de la communication » à un
décentrement qui la marginalise en partie. D'une part elle est
concurrencée par un apport de savoir historique qui provient de tous les
fronts à la fois, d'autre part elle peut être voilée par
l'importance de l'actualité et de la communication interpersonnelle qui
monopolise une grande part de l'attention et de l'enregistrement d'information
des citoyens et des apprentis citoyens. On passe peut-être plus de temps
et d'attention à « chater » et à
téléphoner et moins à lire et à regarder des
oeuvres en rapport avec l'histoire, on consacre surtout de plus en plus de
temps et d'intérêt à une actualité plus riche en
informations et en sensations grâce aux nouveaux médias.
Globalement, l'histoire comme science et discipline semble
avoir perdu une grande part de son efficacité pour le
développement de la citoyenneté et l'unification de la nation, du
moins en comparaison avec le rôle central qu'on avait pu lui attribuer
lors de la construction des Etat-nations car il ne faut rien exagérer,
« pratiquement rien n'atteste que, de nos jours, la majorité des
gens s'intéresse moins aux événements du passé
qu'autrefois,
98 Ibid., p 92
99 Ibid, p. 95
100 Ibid, p. 96
43
au contraire »101.
En temps que « critique des mémoires » on
peut considérer qu'elle joue encore son rôle et sera certainement
amenée à le jouer de plus en plus. Les historiens sont devenus
les arbitres médiatiques des questions relatives au passé, ils
participent encore grandement à la formation initiale et continue des
hommes politiques et les assistent dans l'exercice de leurs fonctions, par
exemple dans des commissions comme celle dirigée par André Kaspi
à propos de la profusion mémorielle, les professeurs d'histoire
seront de plus en plus amenés à animer et à critiquer des
classes interactives où l'information historique proviendra des
expériences et connaissances personnelles ou de médias
non-originaires des systèmes d'éducation nationaux.
En temps que productrice de « mémoire collective
», elle semble perdre une grande part de son poids par rapport à
d'autres sources, et on peut même ce demander dans quelle mesure celui-ci
n'a pas été exagéré suite au
phénomène historiquement très ponctuel de la formation des
Etats-Nations.
Histoire et manipulation de la « Mémoire
collective ».
Tout d'abord, comme on l'a déjà dit, si
l'histoire a pu participer à la formation de mémoires collectives
ça n'a jamais été comme véritable source de
mémoire mais plutôt en encadrant et éclairant des
mémoires déjà existantes ou en formation.
L'identité nationale elle-même ne s'est pas
formée dans les livres d'histoire et les écoles, même si
ces dernières l'ont institutionnalisé et ont participé
à sa diffusion. Le concept de « nation » s'est surtout
implanté en Europe au milieu des luttes, d'une part des peuples contre
le monarchisme ou les pouvoirs oppressifs, d'autre part des peuples entre eux,
à l'intérieur de forces armées marquées par la
conscription. Ce sont les révolutionnaires puis les soldats, originaires
de toutes les couches les plus modestes des sociétés
européennes, qui, revenus au foyer ou au village, ont rapporté
avec eux ce nouveau concept. C'est une notion née de la mémoire
avant d'être récupérée par l'histoire.
Ailleurs dans le monde, le succès du concept «
nation » est lié soit à des éléments
comparables issus de conflits, soit à un intérêts commun
puissant de la population, intérêt antérieur au concept:
par exemple peur de l'anarchie en Chine, idéal de liberté et
101 Ibid, p. 93
44
d'enrichissement aux Etats-Unis. Dans l'ensemble, l'histoire
comme science et discipline vient toujours ratifier, structurer et
légitimer un sentiment identitaire déjà préexistant
et n'a pas le pouvoir de création d'une identité que lui
prêtaient faussement les dirigeants de l`URSS et des Démocratie
populaires, peut-être à cause de l'importance de l'histoire dans
leurs formations marxistes personnelles.
Comme l'écrit Georg Iggers: « la nouvelle
profession d'historien a servi des besoins de la collectivité
[...]»102 Quelque part, la majorité du public ne s'est
toujours intéressé et n'a donné de l'importance à
l'histoire que quand elle venait consacrer ou discuter les mémoires
individuelles et collectives qui la concerne assez directement.
Plus largement on peut relativiser la possibilité
même de manipulation de la « mémoire collective ».
Comme l'analyse Marie Claire Lavabre il faut bien faire
attention en maniant ce concept de « mémoire collective » qui
dans les discours politiques et médiatiques peut prendre
tour-à-tour le sens de mémoire institutionnelle, résultant
des « politiques de la mémoire », ou de mémoire
partagée relevant des expériences individuelles et de groupe et
de leur transmission dans la population:
« La première souligne que la mémoire est
d'abord un effet du présent, qu'elle est choix d'un passé et
qu'à ce titre elle donne forme au passé, voire autorise la
manipulation de l'histoire en fonction des impératifs du présent.
La seconde, à l'inverse, invite à penser la mémoire comme
un effet du passé, une trace de l'expérience et à ce titre
une éventuelle capacité de résistance aux «
politiques de la mémoire » encore appelées «
mémoires officielles » »103.
En regardant le problème sous l'angle sociologique,
notamment à partir des travaux de Maurice Halbwachs104, on
s'aperçoit que si la mémoire est avant tout une
intériorisation individuelle du passé, donc potentiellement
indépendante des pouvoirs et du savoir institutionnalisé, elle a
aussi une dimension actuelle et communicationnelle, elle est ramenée au
présent en permanence pour en réaménager la perception de
manière plus rassurante, et c'est de ce resurgissement de la
mémoire dans le présent comme savoir
102 cité par Ola Svein Stugu, op.cit., p. 123
103 M.-C. Lavabre, op.cit., p. 9
104 Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la
mémoire, Paris, Alcan, 1925, suivi et largement
complété par La mémoire collective, Paris,
1950
45
interactionnel immanent de la vie sociale des individus que
surgit une mémoire partagée qui, au fur et à mesure que la
trace mémorielle perd de sa couleur avec le temps,
s'homogénéise à travers un « travail socialisé
de réduction des représentations possibles »105
nécessaire à la cohésion communautaire.
La mémoire comme souvenir du passé,
implanté avec une force émotionnelle plus ou moins variable chez
les individus est donc dans une interaction permanente avec le présent
des expériences et échanges humains qui laisse la
possibilité de l'influencer mais de façon limitée et dans
certaines conditions. Marie-Claire Lavabre relève trois de ces
conditions: « que les interprétations du passé que
produisent les pouvoirs, voire les porte-parole, notables ou entrepreneurs de
mémoire ne rentrent pas en contradiction avec l'expérience
vécue de la communauté sociale concernée », «
que le passé ne [soient pas] purement et simplement
occulté, sauf, [...], à prendre le risque que la mémoire
résiste »106, que le temps produise une
atténuation de la trace mémorielle, une impression du
passé plus fugace et aussi plus souple, le renouvellement des
générations est un élément essentiel des mutations
de la mémoire. On rajoutera aussi, et c'est peut-être la condition
la plus centrale, que les influences exercées sur la mémoire
doivent être en accord avec des intérêts ou
préoccupations présents, conscients ou inconscients,
partagés par les individus et communautés.
La mémoire collective et l'identité qui en
découle ne sont donc pas des notions aisément manipulables, ce
dont on peut sincèrement se réjouir. L'apparent effet de
certaines politiques mémorielles semble avant tout lié à
une adhésion conjoncturelle des populations, à un
phénomène d'emballement pour une idéologie ou un concept
qui peut éventuellement pousser à nier une partie de sa propre
mémoire telle qu'ont pu le faire des anciens déportés
communistes vis-à-vis des goulags, que d'une véritable
transformation de la mémoire.
L'importance du débat autour des lois
mémorielles semble donc étonnant. On va voir qu'il est en grande
partie lui aussi conjoncturel.
105 M.-C. Lavabre, op.cit., p. 9
106 Ibid., p13
46
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