2) Le problème spécifique du
négationnisme
Pourquoi « négationnisme » ?
Ce terme est lié au douloureux souvenir du
génocide des juifs par le parti National Socialiste allemand et ses
alliés en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. Comme l'a
déclaré Nadine Fresco: « l'incommensurabilité des
maux rend souvent difficile leur dénomination.[...] Entre cet
événement-ci et celui là, de quoi s'agit-il au juste?
D'une différence de degré? D'une différence de nature?
[...] Entre les maux et les mots l'engendrement est décidément
mutuel. On appelle meurtre, puis on tue. Après quoi, le meurtre ayant
été perpétré, il faut trouver les mots pour le dire
»53. Là est l'origine de différents concepts:
génocide, crime contre l'humanité, shoah, extermination, qui sont
venus enrichir le sombre champ lexical de la violence humaine. Tout comme ces
termes « négationnisme » est un néologisme
récent, créé en 1987 par Henry Rousso dans le Syndrome
de Vichy 54 , pour qualifier l'inquiétant
phénomène d'un refus visiblement croissant de reconnaissance du
génocide juif .
Il se distingue d'une première qualification «
révisionnisme historique » utilisée
53 Nadine Fresco, « Nouveaux visages du vieil
antisémitisme », La lutte contre le négationnisme. Bilan
et perspective de la loi du 13 juillet 1990, actes du colloque du 5
juillet 2002 à la cour d'appel de Paris, La documentation
française, p 17
54 Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy 1944-198...,
Paris, Le Seuil, 1987, p 176
25
notamment par l'un de ses plus brillants analystes, Pierre
Vidal-Naquet, encore dominante dans de nombreux pays, notamment en langue
anglaise. En France il a acquis une grande notoriété et semble
maintenant faire l'objet d'une certaine unanimité pour décrire le
phénomène particulier de la négation de la Shoah.
Le terme révisionnisme a été
partiellement abandonné car il ne permet pas de distinguer la
spécificité d'une entreprise qui n'a rien à voir avec une
critique ou une remise en cause de l'analyse historique majoritaire, comme cela
a pu être le cas par exemple pour le massacre de Katynlongtemps
attribués aux forces allemandes à la suite du procès de
Nuremberg alors que ce meurtre collectif visant à détruire
l'intelligentsia polonaise avait été réalisé par
l'occupant soviétique soutenu secrètement par les britanniques et
les américains ; le négationnisme est une tentative de
destruction de la vérité, qui cherche à faire
ré-émerger un discours de haine contre une population juive
à laquelle on veut nier sa situation de victime.
Pierre Vidal-Naquet dans le dernier essai de son recueil
Les assassins de la mémoire (1987) écrivait de
l'entreprise négationniste: « sa perfidie est
précisément d'apparaitre pour ce qu'elle n'est pas, un effort
pour écrire et penser l'histoire »55, et en
effet, bien au contraire d'une argumentation scientifique fondée sur la
recherche de la vérité, le négationnisme est un effort de
négation des vérités historiques qui vise a
détruire l'histoire en tant que savoir sur lequel pourrait se fonder, au
moins en partie, une morale humaine et un éclairage du
présent.
Comme le fait remarquer Nadine Fresco, le terme est
discuté dans sa pertinence par certains auteurs comme l'écrivain
Natacha Michel qui estime qu'« à bien le regarder, en face le
négationnisme est un affirmationnisme. Non un discours
pseudo-historique, mais une apologie: celle du crime. [...] Chaque fois que
l'on dissimule le meurtre des juifs, [...] on ôte non-seulement à
la douleur son nom, mais on excite le crime en disant qu'il n'était
rien. [...] La sophistication affirmationniste est non de se défendre
d'un crime, mais en l'absentant, de l'exalter. [...] Avec ce codicille
imprononçable: s'il n'y a pas eu de camps nazis, rien n'empêche
qu'on puisse un jour y jeter les gens »56.
De même le psychanalyste Patrick Lacoste, se demande si
« l'appellation d'annulateurs ne serait pas tout aussi exacte,
quand, en contestant la réalité de l'acte par
55 Pierre Vidal Naquet, « Les Assassins de la mémoire
», op.cit., p. 149
56 Natacha Michel (texte rassemblés par.), Paroles
à la bouche du présent. Le négationnisme: histoire ou
politique?, Marseille, Al Dante, 1997, p 191, citée par Nadine
Fresco, op.cit., p. 18
26
les seuls moyens de la logique, ils sont dans une
réversibilité du temps qui transforme l'histoire et
défigure la mémoire »57.
Le philosophe Christian Godin, se référant
là encore à la psychologie et au concept de «
dénégation » propose le terme de «
dénégationnisme » parce qu'il existe selon lui
« une forme d'antisémitisme tellement virulente et
dévastatrice sur le plan psychique que pour celui qui en est
frappé, admettre l'état de victime pour l'ennemi juif
est une représentation insupportable. »58
Le concept de négationnisme sert donc à
définir le cas particulier d'un refus de prise en compte des apports de
la recherche historique pour manipuler une histoire devenue pleine de doutes.
Il ne peut s'apparenter à la simple omission et à la
falsification car il est une entreprise active de destruction du
savoir historique et de négation des mémoires qui emploie
l'ensemble des méthodes à sa portée: « hypercritique,
ergotage sur des chiffres, des détails et des mots, insinuation
pertinente, ignorance délibérée du contexte,
volonté de faire apparaître comme la conclusion d'une
démonstration ce qui est le postulat de départ
»59, faisant ainsi fit de toute méthodologie
scientifique et jouant sur la manipulation du langage et de l'information et
sur un relativisme qui pousse Pierre Vidal-Naquet à comparer les
négationnistes à des « sophistes »60 tel que
Platon les présentait dans ses dialogues les plus ingrats envers eux.
D'où vient le négationnisme?
Son apparition est liée à de nombreux facteurs
difficilement recensables mais dont on essayera ici de donner quelques axes
d'analyse principaux.
On pourrait considérer que le premier
élément est l'importance de l'apprentissage collectif qui a
résulté de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Car d'un crime
d'une monstruosité, on peut l'affirmer, jamais atteinte: par le nombre
de morts, l'importance de la préméditation collective et
l'horreur de l'entreprise, par, même si elle est discutable,
l'implication des populations et des différents agents de tous les
pouvoirs, par l'utilisation
57 Patrick Lacoste, « Avec nous. Des commémorations
», L'inactuel, n°1, Etats de mémoire, automne 1998,
p11-32, cité par N. Fresco, op.cit., p18
58 Christian Godin, Négationnisme et
Totalitarisme, Nantes, Pleins Feux, 2000, p 64, cité par N. Fresco,
op.cit., p. 18
59 L. Wirth, op.cit., p. 45
60 P. Vidal-Naquet, « Un Eichmann de papier » (1980),
Les Assassins de la Mémoire, 1987, p 13
27
pour le meurtre de l'ensemble des savoirs, des techniques et
des outils produits par l'homme, a surgi une prise de conscience et une
volonté de prévention par l'enseignement jamais atteinte, avec un
quasi consensus international et une volonté de dépasser les
différents niveaux de communautarisme pour créer un début
de conscience commune pour un concept en pleine maturation:
l'humanité.
Il ne devient plus aussi facile de détourner une
histoire prônée comme « patrimoine commun de
l'humanité », sujette à un travail de réflexion
massif regroupant en son sein toutes les branches des sciences « humaines
»: histoire, philosophie, sociologie, psychologie, anthropologie, garantie
par la publicité et l'autorité du premier grand tribunal
international 61 et vulgarisée par l'ensemble des moyens de
transmission du savoir historique pour tenter de pénétrer au plus
profond les populations. Comme le dit Serge Barcellini : « la
mémoire de la Shoah s'est imposée comme le paradigme du temps
présent »62. Le seul moyen de détourner un
monument historique et mémoriel si imposant est très certainement
la négation, le refus d'intégrer ce savoir et cette
expérience, en les rejetant grâce au vieux mythe paranoïaque
de la manipulation généralisée, du complot
international.
Mais si cette négation a émergé c'est
aussi parce qu'elle a été facilitée par un contexte
particulier que remarquait Pierre Vidal-Naquet dans son article « Un
Eichmann de papier » 63 , le développement de ce que Marcel Gauchet
en 1980 « l'inexistencialisme »64, un renouveau de
relativisme dans la seconde moitié du XXème siècle,
certainement en grande partie impulsé par le coup psychologique
porté par la Seconde Guerre mondiale puis par la découverte des
réalités de l'URSS aux conceptions rassurantes du
matérialisme que celui-ci soit positiviste, marxisant ou libéral.
Ce trait commun d'une grande partie de la pensée occidentale
d'après 1950, qui s'est aussi penchée, sur l'importance et la
détermination du langage et de l'imagination, a pu faciliter
l'émergence de thèses qui jouent sur le doute et les rapports
entre imaginaire et réel.
En parallèle, le développement de la recherche
et de sa médiatisation a favorisé ce
61 Le Tribunal de Nuremberg
62 Serge Barcellini, « Du droit au souvenir au devoir de
mémoire », La mémoire entre histoire et politique,
Les Cahiers français, n°303, juillet-août 2001, p. 25
63 P. Vidal-Naquet, « Un Eishman de papier », paru
dans la revue Esprit en septembre 1980, publié dans le recueil d'essais
Les assassins de la mémoire, La Découverte, 1987, p.
14
64 Marcel Gauchet, « L'inexistencialisme »,
Débat, n°1, mai 1980, cité par P. Vidal-Naquet, op.cit., p.
14
28
que Vidal-Naquet nomme le « spectacle universitaire
»65. Il donne en exemple la remise en cause de l'existence de
l'anthropophagie par l'universitaire américain William
Arens66, exemple particulièrement éloquent d'un
processus dénoncé à l'époque par Marshall Sahlins:
« Le livre d'Arens suit un modèle traditionnel des entreprises
journalistico-scientifiques en Amérique: le professeur X émet une
théorie monstrueuse - par exemple : les nazis n'ont pas
véritablement tué les Juifs ; ou encore: la civilisation humaine
vient d'une autre planète ; ou enfin: le cannibalisme n'existe pas.
Comme les faits plaident contre lui, l'argument principal de X consiste
à exprimer, sur le ton moral le plus élevé qui soit, son
propre mépris pour toutes les preuves qui parlent contre lui [...]. Tout
cela provoque Y ou Z à publier une mise au point telle que celle-ci. X
devient désormais le très discuté professeur X et son
livre reçoit des comptes rendus respectueux écrits par des
non-spécialistes dans Times, Newsweek et le New
Yorker. Puis s'ouvrent la radio, la télévision et les
colonnes de la presse quotidienne. »67
Le développement de la recherche de publicité
dans le monde universitaire peut être rapproché avec de nombreux
phénomènes, privatisation des systèmes de recherche
et concurrence entre chercheurs, à lier avec la plus
grande médiatisation de la recherche, mais peut-être surtout et
plus simplement dérapage aux extrémités d'une recherche
devenue plus massive et dont le libéralisme parie sur l'imagination, la
curiosité et l'esprit critique des individus dont certains seront
toujours à coup sûr dominés par leurs psychoses.
Enfin, comme l'analyse Nadine Fresco, « la recrudescence
du négationnisme traduit aussi, sous une forme paroxystique, une
modification progressive du regard porté sur les juifs dans le monde, en
rapport avec l'évolution géopolitique d'Israël »,
l'image « de rescapés du plus effroyable des massacres, trouvant
enfin un pays » a, dans l'imaginaire collectif, pu être
remplacée, pour tout ou partie, par « celle d'agents «
sionistes » de l'impérialisme américain, persécutant
les Palestiniens »68. Dans ces conditions, une petite
minorité de l'extrême gauche a pu être séduite par
les thèse négationnistes comme le montre l'exemple du
négationniste français Robert Faurisson: « les alliés
les plus actifs de celui-ci lorsqu'il sort de l'anonymat par le scandale, ne
viennent pas en premier lieu de
65 P. Vidal-Naquet, « Un Eishman de papier », op.cit.,
p. 19
66 The Man-Eating Myth: Anthropology and Anthropophagy,
New York, Oxford University Press, 1979
67 Marshall Sahlins, New Yorker review of books, 22 mars 1979,
p 47, cité par P. Vidal-Naquet, op.cit., p 19
68 N. Fresco, op.cit., p 31- 32
29
l'extrême droite, comme on aurait pu s'y attendre et
comme c'était le cas dans d'autres pays, mais bien d'une frange
particulièrement étroite de l'extrême gauche, qu'on appelle
parfois l'ultra-gauche »69.
Mais surtout le négationnisme a pris une ampleur
géopolitique. Dans certains pays arabes ou musulmans il a pu
apparaître comme un instrument de lutte psychologique contre l'existence
de l'Etat israélien. En décembre 2005, les déclarations du
président iranien Mahmoud Ahmadinejad suite à la publication des
caricatures de Mahomet par le journal danois Jyllands-Posten ont
été les plus médiatisées, notamment un discours
télévisé dans lequel il parlait du « mythe du
massacre des juifs » et clamait ses doutes sur l'existence de la Shoah
avant d'organiser un an plus tard une conférence sur l'holocauste en
présence de plusieurs négationnistes
européens70. Mais il faut savoir qu'un négationniste
reconnu tel que Roger Garaudy auteur d'un pamphlet antisémite
condamné par la justice française en 1998, Les Mythes
fondateurs de la politique israélienne71, a
reçu pour cet ouvrage la médaille de la prédication
islamique égyptienne en 1988, puis le prix Kadhafi pour les droit de
l'homme en 2002. Autre cas, plus ancien, qui lui aussi montre le risque de
dérive géopolitique du négationnisme, l'ex-adjoint de
Goebbels, Johann von Leers, qui « à la différence de
nombreux nazis qui cherchent à se faire oublier, [...] est de ceux qui,
dès qu'ils le peuvent, reprennent le combat avec les moyens dont ils
disposent »72, s'est retrouvé après 1955 à
la tête de la section « Étranger » de la direction
nationale de l'Information égyptienne de Nasser, c'est-à-dire
responsable de la propagande antisémite égyptienne et animateur
des programmes radiophoniques de « La Voix des Arabes » à
destination des autres continents, d'où il a pu répandre de long
discours négationnistes.
La négation de la Shoah, même s'il faut souligner
qu'en Europe elle reste un phénomène limité à des
cercles intellectuels et politiques très restreints et
généralement marginalisés, n'est pourtant pas un danger
à négliger. Ses animateurs sont très actifs et peuvent
avoir un impact beaucoup plus grand à l'étranger que dans leurs
pays d'origine. En Europe, les négationnistes tentent encore des actions
d'éclat tel que l'acclamation au Zénith de Paris par quelques
cinq mille personnes de Robert Faurisson le 26 juillet 2008,
69 Ibid., p. 32
70 Voire notamment les articles parus dans Le Monde des
10/12/2005 et 12/11/2006
71 Les Mythes fondateurs de la politique
israélienne, 1995, ouvrage condamné par la justice
française.
72 N. Fresco, op.cit. p. 27
30
lors d'un spectacle de l'humoriste controversé
Dieudonné73. Il faut rajouter qu'internet leur a donné
un nouvel outil bien plus dangereux que jamais car il leur permet de
déguiser leurs théories et de contacter directement des citoyens
qui ignorant se trouver dans un contexte extrêmement politisé
pourraient être séduis par l'aspect « paranoisant » des
thèses négationnistes.
Après avoir analysé l'origine du
négationnisme en limitant son champ d'application à la seule
négation des crimes nazis de la Seconde Guerre mondiale, on va
maintenant étudier la possibilité d'élargissement du terme
vers d'autres événements historiques.
Quand peut-on parler de négationnisme?
Le néologisme créé à propos de
l'holocauste a peu à peu vu son emploi élargi pour qualifier des
comportements de négation vis-à-vis d'autres grands drames
historiques.
Cette réappropriation du mot est marquée par
deux phénomènes, d'une part une volonté de certaines
victimes, témoins ou spécialistes de crimes collectifs d'attirer
l'attention sur la gravité des faits commis en les mettant en
parallèle avec le génocide juif ; d'autre part l'utile
précision du mot pour désigner le comportement de certaines
personnes voire d'Etats vis-à-vis des crimes commis, appliquant en effet
une attitude de négation systématique des faits connus et admis
et de manipulation de l'histoire et du discours historique comparable à
celles utilisées par les négationnistes antisémites.
Les cas où le terme négationnisme a
été repris sont nombreux, on peut essayer de citer les
principaux: le « massacre »74 des Arméniens par le
gouvernement « Jeune-Turc » de l'Empire Ottoman entre avril 1915 et
juillet 1916, la déportation dans les goulags de dizaines de
millions de personnes par les autorités soviétiques, la mort de
plus de 20% de la population du Cambodge sous le régime des Khmers
rouges entre 1975 et 1979, le massacre de Nankin perpétré en
Chine par l'armée impériale japonaise de décembre 1937
à janvier 1938, le génocide rwandais de 1994.
Le débat pour savoir à quel cas on peut
appliquer le terme « négationnisme » est
73 Voire l'article du sociologue français Michel
Wievorka du 29 décembre 2008 sur le site internet d'information et
d'analyse Rue89. Voire aussi les commentaires nombreux et parfois
inquiétants qui suivent l'article.
74 On ne se prononcera pas sur le caractère
génocidaire ou non de ces massacres qui fait débat dans la
communauté historienne spécialisée, et dans les
reconnaissances officielles relève plus d'une politique de
défense de la communauté arménienne dans l'Etat turc
actuel que de la conclusion d'analyses sérieuses.
31
encore aujourd'hui très vif. S'il est clair que le
terme a été créé dans le cadre strict de la
négation de la Shoah, les mots ont aussi une liberté d'emploi qui
permet, dès lors que leur utilisation est explicitement
justifiée, d'en modifier et d'en exploiter le sens dans la limite d'une
réelle parenté entre les expériences
désignées. Cependant cette liberté qui peut rester
fondée pour un emploi courant ou scientifique du terme, disparaît
en grande partie lorsque celui-ci entre dans le vocabulaire juridique,
là, la précision des termes est une base essentielle du respect
de la hiérarchie des normes et de la sécurité juridique
qui fondent un Etat de droit. On ne peut, ou du moins on ne doit pas pouvoir,
manipuler les textes sources du droit pour en tirer des normes trop
éloignées de celles voulues par leurs auteurs et de celles
généralement admises par la doctrine et l'opinion publique. Si le
juge, à travers son « pouvoir jurisprudentiel » a la
faculté et le rôle de concrétiser les normes et d'en
définir les contours il a aussi besoin de se baser sur des termes
précisément définis.
Or précisément il n'existe pas de
définition juridique du négationnisme, les lois
anti-négationnistes en vigueur en Europe condamnent en
général la contestation, la minimisation, la banalisation ou la
justification de la Shoah, avec une exception notable en Suisse et en Espagne
où ces même atteintes à la dignité mémorielle
concernent les génocides et crimes contre l'humanité sans
référence particulière à l'holocauste.
Les plus grandes discussions s'orientent donc vers les
qualifications de « crime contre l'humanité » et de «
génocide », qui, elles, ont une définition juridique depuis
la Charte de Londres75 de 1944 et la Convention pour la
prévention et la répression du crime de
génocide76 de 1948, et qui ouvriraient donc dans le cas
d'une contestation la porte au concept de négationnisme. Etant
donné que chacun des massacres désignés plus haut se
distingue par des caractéristiques propres qui le rendent unique au
milieu de la longue liste des abominations humaines, le débat est
inévitable et nécessaire jusqu'à ce qu'une institution
qualifiée tranche sur la qualification à donner aux crimes
commis, une fois la décision prise la qualification est acquise, comme
c'est le cas pour le Rwanda avec la création du Tribunal Pénal
International pour le Rwanda dont le statut créé par la
résolution 955 du 8 novembre 1994 du Conseil de Sécurité
des Nations Unies établit l'existence d'un
75 Charte de Londres du Tribunal Militaire
International, publiée le 8 août 1945, article 6 fixant la
définition des « crimes contre l'humanité »
76 Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide, approuvée par la
Résolution 260 A du 9 décembre 1948 de l'Assemblée
générale des Nations unies, entrée en vigueur le 12
janvier 1951, l'ensemble du document définit les caractéristiques
et les conditions de qualification du concept de génocide.
32
génocide.
Le problème qui se pose une fois cette qualification
établie ou confirmée par une juridiction internationale, voire
nationale, est le maintien d'un débat qui contesterait l'autorité
de la chose jugée, car on ne peut dans un Etat de droit
démocratique remettre en cause cette autorité publiquement,
sous-peine de rendre inefficace l'ensemble du système judiciaire et
normatif.
La difficulté est triple: d'une part l'ampleur et la
diversité des expériences qui résultent de ces
événements rendent l'acceptation unanime et internationale de la
décision plus difficile, d'autre part les institutions qui
émettent ces décisions ne bénéficient pas forcement
d'une légitimité reconnue par les
populations77, enfin et surtout, ces
événements sont trop rapidement englobés dans le champ de
l'histoire contemporaine, or à partir de quand l'historien peut-il
prendre suffisamment de recul pour analyser froidement le résultat d'un
jugement et le contester pour tout ou partie sans remettre en cause
l'autorité de la chose jugée. Mao Tsé tong
répondant à un journaliste français qui l'interrogeait sur
ce qu'il pensait de la Révolution française lui répondit
que c'était encore trop récent pour en parler78.
L'historiens peut-il intervenir étudier le passé quand celui-ci
continue de marquer profondément le présent?
La loi française de 1990, fonde le crime de
négationnisme sur la contestation d'un crime contre l'humanité
reconnu par une juridiction nationale ou internationale sur la base des statuts
du Tribunal de Nuremberg, c'est globalement le mode de pénalisation
choisi par les Etats européens qui condamnent le négationnisme.
La référence à un jugement condamne elle toute analyse
critique des historiens à se voire réprimée comme
négationniste? L'absence de jugement empêche-t-elle l'emploi du
mot?
La question reste encore posée mais il est certain
qu'une partie de la réponse et de la justification d'une limitation de
la liberté d'enquête et d'expression de l'histoire est le devoir
des historiens de rester dans un « passé » suffisamment
distant et de ne pas mélanger leur engagement présent et leurs
analyses du contemporain avec une science qui a besoin de recul pour être
considérée comme telle.
77 On peut notamment penser à la création des
Tribunaux Pénaux Internationaux par un Conseil de Sécurité
des Nations Unies dont la légitimité est foncièrement
discutable et qui pourtant permet la qualification de crime contre
l'humanité et de crime de génocide.
78 Anecdote racontée par le Professeur à l'IEP
d'Aix Pierre Langeron lors de son cours sur les Libertés
fondamentales.
33
Le négationnisme est donc une catégorie
très spécifique du détournement de l'histoire, qui touche
particulièrement une histoire récente dont les implications
contemporaines sont encore importantes. Comme tel on verra qu'il a acquis un
statut à part dans les systèmes juridiques encadrant
l'histoire.
Avant de passer à l'étude des garanties et des
limitations de l'histoire produites par le droit dans les démocraties
européennes on va maintenant se pencher plus profondément sur la
place de l'histoire au sein des Etats européens.
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