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Penser la justice dans le monde, une urgence Rawlsienne

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par Eric Christian BONG NKOT
Université de Yaoundé 1 - Mémoire rédigé en vue de l'obtention d'un diplôme d'études approfondies ( DEA ) en philosophie.  2009
  

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b. La raison publique dans l'optique rawlsienne ou l'émergence d'une conception non métaphysique du sujet du droit.

Les analyses rawlsiennes sur les principes de justice sociale présentent l'ordre des valeurs politiques d'une société démocratique dans sa rigueur et son autorité, sans tomber dans le décisionnisme politique de Schmitt. L'idée fondamentale ici est que l'autonomie humaine représente la seule base sur laquelle on peut ériger la raison publique. Rawls procède à une lecture de la procédure kantienne de l'impératif catégorique, pour construire une théorie politique qui soit parfaitement autonome et adaptée à la démocratie libérale. Ici, les principes qui légitiment l'action politique sont ceux que choisiraient les citoyens libres et égaux, rationnels et raisonnables, placés dans des conditions équitables. Dans ce propos, Rawls se veut plus clair :

La loi morale est une idée a priori de la raison, mais elle n'est pas a priori dans le sens où un ordre public de conduites unifiées devrait obligatoirement reposer sur elle. Car je ne crois pas que Kant soutienne que la loi morale soit a priori dans ce sens. Ce qu'il affirme en fait, c'est que la loi morale est la seule façon que nous ayons de construire un ordre public de conduites unifiées sans tomber dans l'hétéronomie.27(*)

Rawls justifie son retour à la philosophie de Kant par deux raisons. D'abord pour saisir le statut de l'autonomie des valeurs sociales dans la nouvelle interprétation de la raison publique qu'il propose ; interprétation issue des idées fondamentales et communes implicites dans la culture politique d'une démocratie libérale que sont : l'idée de société comme système équitable de coopération organisé en vue de l'avantage mutuel, et l'idée de personnes libres et égales. Ensuite, pour examiner le statut de la justice politique à l'heure de l'émergence du pluralisme social, et esquisser la figure d'une nouvelle solidarité politique.

Pour Rawls, la construction d'une base publique de justification de l'action politique, en tenant compte du pluralisme raisonnable des sociétés démocratique est nécessaire à partir d'une intégration totale des citoyens dans leur souveraineté. Ce changement de conscience qui fait passer les citoyens d'une conscience plurielle à une conscience républicaine, leur permet de se considérer comme libres et égaux, en même temps qu'ils considèrent la société comme « un système équitable de coopération organisé en vue de l'avantage mutuel. »

Rawls s'abreuve ainsi à la source kantienne. Sur le plan historique, la philosophie de Kant représente (après Descartes) le moment de la modernité où la souveraineté du sujet s'est installée et radicalisée. Un moment décisif de l'histoire de la philosophie en ce sens que, comme le dit Heidegger : « La philosophie kantienne amène pour la première fois dans la clarté et la transparence d'une fondation, la pensée et le dasein moderne dans leur ensemble »28(*).

Cette affirmation de la souveraineté du sujet s'inspire des courants de pensée humaniste où se profine ce que Cassirer désigne par « la conception nouvelle, spécifiquement moderne des relations du sujet et de l'objet.29(*) » Ici, le propre du sujet fait surgir prioritairement la liberté comme créativité capable de fonder elle-même un avenir non déterminé, c'est-à-dire la capacité du moi à opposer à la nature la liberté comme valeur propre. C'est pourquoi la pensée de Kant impulse une nouvelle formulation de la question de la vérité scientifique, non plus en termes d'adéquation au noumène, mais en termes d'intersubjectivité, c'est-à-dire la capacité pour un discours à valoir universellement, pour toute la communauté des sujets. Alain Renaut, dans son Kant aujourd'hui, observe que 

La perspective d'une constitution de l'objectivité à l'intérieur de la subjectivité (Kant) sera, de fait, tout autant à l'oeuvre dans l'interrogation sur l'élaboration d'objets pratiques, c'est-à-dire sur le processus par lequel le sujet moral parvient à déterminer les fins bonnes qui puissent valoir absolument et soient donc objectivement pratiques.30(*)

La raison pratique est le lieu où se manifeste la liberté humaine, à la fois comme possibilité pour la raison spéculative et comme réalité capable de transformer nos actions pratiques en institutions. Kant est en effet convaincu que la moralité se déduit de l'essence de la liberté. Mais la valeur propre de la loi morale fait apparaître au premier plan comme une proposition synthétique31(*) a priori qui pose qu'une volonté est absolument bonne quand la maxime qui la gouverne peut s'ériger en loi universelle. A cet effet, c'est le binôme caractéristique de la nature humaine, c'est-à-dire son appartenance à la fois au monde sensible et au monde intelligible qui rend possible l'impératif catégorique. Et comme le monde intelligible est le fondement du monde sensible, la nécessité idéale du monde intelligible s'impose à l'homme comme un devoir.

Ainsi, l'opposition entre le monde sensible et le monde intelligible gouverne la philosophie de Kant. Et la solution à cette opposition est donnée dans la troisième règle d'action où Kant concilie la valeur absolue de la loi à la liberté de la personne humaine. Le temps fort de cette conciliation est l'autonomie, c'est-à-dire l'idée que la volonté de chaque être raisonnable peut être conçue comme volonté législatrice universelle. L'être humain est considéré comme auto législateur, car s'il obéissait à une loi extérieure, il serait un moyen et non une fin. Il est placé au dessus de la nature comme législateur et sujet. Au règne de la nature où les choses reçoivent des lois, Kant oppose le règne des fins, règne dans lequel l'homme se donne sa loi, où il y a communication32(*) des volontés. Le droit se définit ici comme l'ensemble des conditions permettant l'accord des libertés d'après une loi universelle de liberté. A la conception théologique du droit, Kant oppose l'autonomie de la raison ; à celle qui veut définir le droit à partir de la nature, il oppose la transcendance de la raison.

L'intérêt de ce retour à Kant réside dans la saisie du fondement de la législation sociale. Le droit s'inscrit dans la raison pratique, vue l'urgence de la réalisation de la liberté humaine comme finalité, c'est-à-dire possibilité pour la raison spéculative et réalité capable de transformer nos actions en institutions. Rawls désarticule obligation morale et institutionnalisation du réel dans le souci de préserver l'autonomie complète des principes de justice politique. Car, pense-t-il, en se cramponnant sur le dualisme monde sensible/monde intelligible, l'hétéronomie reste un danger permanent qui guette les principes fondamentaux du droit ; tandis qu'une fois ce dualisme abandonné, l'autonomie de la conception politique de la justice et son indépendance vis-à-vis de tout contenu cognitif prédéterminé, sont préservées. A ce sujet, Rawls déclare à propos de Kant :

Sa conception morale a une structure caractéristique qu'on peut mieux discerner quand ces dualismes ne sont pas pris au sens qu'il leur donne et que leur portée morale est formulée dans le cadre d'une théorie empirique.33(*)

Rawls prend acte des nouveaux défis auxquels fait face la législation sociale et ses principes, à partir d'une réinterprétation du dualisme kantien en termes de «  point de vue ». Cette notion évite toute illusion objectivante et préserve l'autonomie des normes et des principes politiques. La philosophie de l'histoire de Kant est désormais perçue comme une réconciliation de points de vues théorique et pratique, de deux modèles de pacification entre les hommes : un « modèle théorique » qui fait de l'histoire une pensée systématique et un « modèle pratique » dans le cadre duquel c'est l'idée de liberté (l'idée d'un sujet moral juste par lui-même) qui permettrait de se représenter la constitution républicaine34(*).

J'aborderais la doctrine de Kant, écrit-il, non pas comme une conception dualiste caractérisée par la distinction entre un monde de phénomène et un monde intelligible, mais comme une doctrine incluant des « points de vue » correspondant à des interrogations différentes mues par des intérêts différents et auxquelles répondent des idées et des principes différents.35(*)

De là Rawls se détache de la philosophie transcendantale de Kant sur trois points. Premièrement sur le sens de l'autonomie doctrinale. Kant présente une conception de l'autonomie qui pense la transcendance des principes de l'organisation sociale sous l'activité de la raison pure théorique. Pour Rawls, la transcendance des principes de l'organisation sociale se pense sous le prisme d'une autoconstitution de la raison pratique. Ainsi l'autonomie d'une doctrine se détermine par la manière dont elle présente l'ordre des valeurs politiques. Une théorie politique est autonome,

Si elle représente, ou montre que l'ordre des valeurs politiques est fondé sur les principes de la raison pratique en liaison avec les conceptions politiques appropriées de la société et de la personne.36(*)

La deuxième différence se situe au niveau de la conception fondamentale de la société et de la personne. Kant définit l'essence de la personne dans sa dimension intelligible. Cette dernière, en tant que fondement de l'ordre sensible, impose sa nécessité idéale pratique à la personne sous la forme du devoir. C'est certainement ce qui justifie le fait que Kant considère certaines personnes (en l'occurrence les serviteurs, les femmes, les handicapés) comme inapte à la citoyenneté politique.37(*) A ce point de vue qui tend vers un élitisme social, Rawls oppose le premier principe de justice, celui d'une liberté égale et la plus étendue pour tous, ainsi que la première partie du second principe, les fonctions ouvertes à tous.

Quant à la conception fondamentale de la société, Kant définit l'essence de la société dans des rapports de personne à personne. Même le rapport juridique qu'implique le droit de propriété n'est pas un rapport entre le propriétaire et la chose possédée, mais le propriétaire et d'autres personnes. Dans ces conditions, l'émergence de l'Etat, «  société organisée, ayant un gouvernement autonome et jouant le rôle d'une personne morale distincte à l'égard des autres sociétés analogues avec lesquelles elle est en relation » 38(*), trouve sa légitimité « comme moyen de garantir avant tout l'Etat juridique contre les ennemis extérieurs du peuple »39(*). Pour Rawls, la société étant « un système équitable de coopération, organisé en vue de l'avantage mutuel », l'émergence de l'Etat se légitime par la défense des libertés citoyennes de base (Etat de droit libéral) et par une répartition des bénéfices de la coopération sociale orientée vers l'avantage des plus défavorisés (Etat social).

Le troisième et dernier point de distinction prend en considération les buts des deux positions. Kant veut fournir une défense à la fois de notre connaissance de la nature et de notre connaissance de la liberté, à travers la loi morale. L'idée de rationalité ici est enracinée dans la pensée de l'action, fondement de la réflexion philosophique. C'est pourquoi la conception de la nature que Kant veut formuler doit être compatible avec la liberté morale. Une conception de la philosophie comme défense, qui rejette toute doctrine remettant en cause l'unité fondamentale de la raison.

Le souci de Rawls, par contre est de fournir une base publique de justification pour les principes de justice politique en tenant compte du pluralisme des sociétés démocratiques. Il fonde pour cela ses réflexions sur les idées fondamentales et communes implicites dans la culture politique d'une démocratie libérale. L'espoir ici étant de développer en fonction de ces idées, une conception politique de la justice pouvant contribuer efficacement à la pacification des sociétés démocratiques divisées par une pléthore de doctrines compréhensives.

En dépit de ces différences, il n'est cependant pas maladroit pour Rawls de désigner sa conception de la raison publique comme une « une interprétation kantienne de la justice comme équité ». La dimension kantienne ici tient de l'option fondamentale de la démarche, celle d'une recomposition du droit politique au nom d'une conception non métaphysique du sujet de droit. Rawls reprend la conception kantienne de la philosophie comme défense. Mais il s'agit ici d'une défense de la possibilité d'une démocratie constitutionnelle juste. Il y a aussi l'adoption d'un certain nombre de procédures méthodologiques, dont la plus important ici est le recours au voile d'ignorance. Ce dernier reprend la philosophie pratique de Kant dans sa finalité, c'est-à-dire la construction du sujet politique comme un pur sujet nouménal40(*).

- Rawls et l'utilitarisme

Il existe naturellement des différences entre le constructivisme politique de Rawls et l'utilitarisme41(*). Celle qui se manifeste avec plus de clarté dans l'oeuvre de Rawls pose que l'utilitarisme est incompatible avec les idées libérales de liberté et d'égalité. Certes des développements plus contemporains de cette doctrine, notamment avec John Harsanyi, ont essayé de contrer la critique rawlsienne et montrer la nécessité d'adopter la vision utilitariste de la critique sociale, en élaborant la perspective de « l'ajustement des échelles »42(*). Cette voie consiste à définir un système de mesure, de caractéristiques d'utilité telle que l'échelle d'utilité de chaque personne soit coordonnée avec celle des autres individus, de façon que l'égalité sociale soit représentée à la même échelle que l'égalité d'utilité marginale. Ainsi, quelque soit le sens déterminent des valeurs sociales, les utilités affectées à chaque individu reflèteraient ces valeurs. Ceci est possible soit par l'ajustement correct des échelles entre personne, soit par l'adéquation, le dénombrement des utilités et les choix effectués dans une situation d'incertitudes hypothétiques analogue à la position originelle de Rawls, et à la condition supplémentaire que l'ignorance soit interprétée comme probabilité d'être n'importe qui.

Mais les arguments utilitaristes qui soutiennent cette perspective ne sont pas de taille à désarmer la critique rawlsienne. De même, l'acceptabilité de la « position originelle » sur laquelle repose la critique rawlsienne pêche par son mutisme sur la clarté de ce qui sera choisit dans cette situation. Comme le remarque Amartya Sen, l'hypothèse d'incertitude qui conditionne le choix prudentiel opéré derrière le « voile d'ignorance », n'offre pas de garantie certaine pour un jugement moral dans la vie réelle.43(*) Toutefois, la critique rawlsienne, prenant pour cheval de bataille les concepts de liberté et d'égalité reste d'actualité. Quel est son contenu ?

La problématique de l'égalité dans la pensée utilitariste se fonde sur la notion d'utilité44(*). Ici, les valeurs sociales fondamentales sont orientées vers le bien-être de l'individu, un bien être qui se configure comme bonheur du grand nombre. C'est ce que souligne avec conviction ce propos de John Stuart-Mill : « l'idéal utilitariste c'est le bonheur général et non le bonheur personnel »45(*).

Soucieux d'impartialité, l'utilitarisme oblige l'individu à adopter face à lui-même, le regard d'un spectateur impartial et détaché, pour qui l'individu n'a pas d'influence particulière. Ainsi, pour ce qui concerne la répartition des utilités, le gain le plus infime de la somme totale des utilités justifie les inégalités et les injustices sociales.

Lorsqu'on aborde la question de la répartition en attribuant de façon hypothétique des fonctions d'utilités identiques aux individus, l'optimum utilitariste exige l'égalité absolue des utilités. Cette égalité se transmet à la somme totale des utilités sous une condition : tous les individus doivent avoir la même fonction d'utilité. Mais en réalité, cette conception de l'égalité n'est possible que sous l'effet d'un heureux hasard. Il se trouve que l'hypothèse d'utilité marginale à une incidence sur l'utilité totale, au point où cette dernière devra subir de fréquentes violations, puisque les personnes sont distinctes les unes des autres. L'égalité des utilités marginales ne s'arrime à l'égalité du total des utilités que si les êtres humains sont identiques. Une fois la diversité humaine introduite, ces deux types d'égalité peuvent diverger. Ainsi, la diversité du genre humain impose des préoccupations de justice distributive, au lieu de se soucier uniquement des résultats à caractères « agrégatifs » comme cela se voit dans l'utilitarisme.

Voilà ce qui excite la méfiance de Rawls. Il situe la racine des contradictions de l'utilitarisme dans sa manière de traiter avec l'individualité. L'utilitarisme émet une confusion entre impartialité et impersonnalité. Redonner à la personne humaine son rôle prééminent, voilà l'objectif de la  théorie de la justice comme équité. 

Ici, l'égalité juridique se fonde sur les deux principes de justice, en référence aux « biens sociaux premiers ».46(*) Il faut entendre ici des « choses que tout homme rationnel désire ou est supposer désirer », c'est-à-dire les droits, les libertés, les possibilités offertes à l'individu, les revenus et la richesse, les bases sociales du respect de soi-même. Les libertés de base jouissent d'une priorité donnée par le premier principe qui exige que  « chaque personne ait un droit égal à la liberté fondamentale la plus large qui soit compatible avec une liberté similaire pour les autres » Le second principe vient compléter celui-là, en exigeant l'efficacité économique et l'égalité politique, et jugeant la répartition en fonction d'un indice de biens premiers. Il condamne les inégalités et les injustices, sauf au cas où elles représentent un avantage pour chacun. Ce principe intègre le  principe de différence qui accorde la priorité à la défense des intérêts des plus défavorisés. Et cela conduit au « Maximin » définit non sur les utilités individuelles, mais sur l'indice des biens premiers. Mais étant donnée la priorité des libertés, aucune compensation n'est permise entre libertés fondamentales et gains économiques ou sociaux.47(*)

Ainsi, la critique rawlsienne de l'utilitarisme en référence à l'égalité, met au jour son intérêt pour les « biens premiers ». La répartition des biens sociaux est jugée, non plus en fonction des utilités, mais des indices de biens premiers. Rawls justifie cela en termes de responsabilité d'une personne à l'égard de ses propres finalités.

Mais cette perspective définie par les « biens sociaux premiers » semble n'être possible que dans une situation idéelle où les personnes seraient fondamentalement identiques. Tout comme dans l'utilitarisme, la pensée de Rawls fait peu cas de la diversité humaine. Pourtant dans la réalité, les besoins individuels diffèrent et varient en fonction du climat, du lieu géographique, des conditions de travail, etc. Ce qui est en cause ici ce n'est pas seulement le fait d'ignorer quelques cas difficiles dans la répartition, mais aussi la négligence des différences réelles. Dès lors, juger la répartition en référence aux « biens premiers » semble mener à une morale partiellement aveugle.

- Rawls et la métaphysique

La conséquence la plus provocante de la philosophie transcendantale de Kant, aux yeux de Rawls, est sans doute celle qui confère un caractère métaphysique aux principes d'action politique. Rawls juge cette thèse insoutenable dans le contexte d'une démocratie moderne. Le titre d'un article datant de 1985 en dit long sur ce sujet : La théorie de la justice comme équité : politique et non métaphysique.48(*) La pièce maîtresse de son argumentation ici est l'idée selon laquelle

(...) dans une démocratie constitutionnelle, la conception politique de la justice devrait être, autant que possible indépendante des doctrines religieuses et philosophiques à controverse.49(*)

Dans un article antérieur, The Independance of Moral Theory, Rawls affirmait déjà l'indépendance de la philosophie morale par rapport aux autres disciplines philosophiques, parmi lesquelles la métaphysique. Certes reconnaît-il, la métaphysique a une influence sur la philosophie morale en ce qu'elle contribue efficacement au développement d'une théorie générale de la morale. Mais l'idée d'une justice politique propre à un Etat démocratique et pluraliste, ne s'accommode pas d'une conception morale générale. Rawls observe à cet effet que

(...) en matière de pratique politique, aucune conception morale générale ne peut fournir un fondement publiquement reconnu pour une conception de la justice, dans le cadre d'un Etat démocratique moderne.50(*)

Ainsi, l'interprétation de l'impératif catégorique faite par Rawls a pour but de purifier l'éthique kantienne des hypothèses métaphysiques. Bien entendu, le voile d'ignorance reformule l'idée d'un sujet nouménal universel. Mais cette reformulation du sujet nouménal répond plus à un besoin pratique, plus spécifiquement à une pratique du droit, ou encore à la constitution juridique fondamentale d'une société démocratique moderne. Ici, seul le sujet juridique, c'est-à-dire celui qui détermine les principes de justice sociale, peut être considéré comme sujet moral. Dès lors les principes premiers de justice sont établis dans toute leur rigueur et leur autorité, puisqu'ils sont élevés au rang d'impératif catégorique, à la fois au sens conceptuel ou méta éthique du terme où ils représentent des exigences inconditionnellement valables, mais aussi au sens d'une éthique normative. C'est l'universalisation stricte du sujet de droit qui fournit la légitimation politique à travers la transformation d'un choix rationnel en choix moral.

Suite à ces analyses, il est possible de penser que, contrairement à ce qu'il prétend, Rawls nous offre une théorie plus kantienne qu'il ne le pense. Puisque l'ordre des valeurs politiques d'une démocratie qu'il veut présenter dans sa rigueur et son autorité, se fonde sur l'idée d'un sujet de droit universel, nouménal, métaphysique. Mais cette conclusion omet un aspect très important de la pensée de Rawls. La vie politique ne dépend exclusivement pas de l'universalisation du sujet juridique. Un autre modèle de légitimation politique, porté par « l'équilibre réfléchi » vise la reformulation de la conception publique de la justice reconnue dans les démocraties libérales. La justification par « l'équilibre réfléchi » présente l'éthique démocratique rawlsienne à l'aune d'une objectivité morale en accord avec les lois de l'esprit critique. Il s'agit d'un principe méthodologique de négation qui élimine les données incompatibles à la pratique de la démocratie libérale, et instaure l'expérience du débat critique au coeur de l'espace public. Rawls renonce ainsi à une universalisation excessive et introduit le débat consensuel au sein de l'expérience démocratique.51(*)

C'est le caractère libéral de ce débat qui efface les risques de transformation du système de droits et devoirs qui déterminent la vie politique en un discours absolu. Le débat critique ouvre la tendance conservatrice de la pratique démocratique vers un projet émancipateur. Il intègre en fait la possibilité d'une remise en question permanente de l'idéologie qui fonde les règles d'action politique. Le débat critique est essentiellement proposition d'un « ailleurs », d'un « autrement qu'être » en réponse à l' « être ainsi et pas autrement »52(*) que professe l'idéologie. C'est lui qui justifie le rejet des doctrines compréhensives particulières. Ainsi, le libéralisme politique de Rawls ne fonctionne pas comme une doctrine vraie, mais « comme un composant (...) que l'on peut ajouter à de nombreuses doctrines distinctes ou qui peut en être dérivé »53(*).

Dans l'ensemble, la quête de solution au problème de la transcendance dans l'immanence amène Rawls à une critique du kantisme, de l'utilitarisme, et de la métaphysique. L'espoir ici étant d'écarter du champ politique, tout ce qui menace l'autonomie de la raison (l'idéalisme transcendantal de Kant est une menace de ce genre) et d'aboutir à une conception du libéralisme politique qui préserve et défend cette autonomie. La lecture rawlsienne de l'impératif catégorique kantien vise l'établissement des principes d'actions, non une augmentation de la connaissance. Ceci est matérialisé par l'usage de la position originelle qui, pour Rawls

(...) incorpore, selon nous, toutes les exigences pertinentes de la raison pratique en liaison avec des conceptions de la société et de la personne qui sont elles-mêmes des idées de la raison pratique.54(*)

Dans la strate suivante de notre réflexion, nous allons nous intéresser à cette notion de position originelle.

* 27 John Rawls, Leçons sur l'histoire de la philosophie morale, Paris, La découverte, 2002, p. 262.

* 28 Martin Heidegger, Qu'est-ce qu'une chose ?, trad. J. Reboul et J. Taminiaux, Paris, Gallimard, 1971, p. 67.

* 29 Erns Cassirer, Individu et cosmos dans la philosophie de la renaissance, trad. P. Quillet, Paris, Ed. Minuit, 1983, p. 160.

* 30 Alain RENAUT, Kant aujourd'hui, Paris, Aubier, 1997, p. 107.

* 31 Dans La critique de la raison pure, Kant établit que tout jugement synthétique nécessite un troisième terme pour les deux termes entre lesquels s'opère la synthèse. Ainsi, pour la connaissance théorique, ce troisième terme c'est la nature du monde sensible tel qu'il s'offre à l'intuition. Dans l'ordre pratique, c'est la liberté du sujet qui fournit le terme intermédiaire pour résoudre le problème de la distinction des phénomènes et des choses-en-soi.

* 32 Dans l'introduction à sa traduction de la Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1996, A. Philonenko souligne la place centrale du thème de la communication chez Kant. Dans le domaine de la connaissance théorique, c'est la médiation du concept qui rend possible la communication. Dans la connaissance pratique, c'est la loi morale dans l'interaction humaine qui rend possible la communication. Dans le jugement esthétique, se développe l'idée d'une communication directe, immédiate, où le sujet humain éprouve dans le sentiment esthétique, que ce qu'il ressent dépasse le cadre isolé de son moi pour le faire rejoindre autrui.

* 33 John Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 293.

* 34 Alain Renaut, Kant aujourd'hui, op.cit., p. 378.

* 35 John Rawls, Leçons sur l'histoire de la philosophie morale, op.cit., p. 273.

* 36 John Rawls, Libéralisme politique, op.cit., p. 134.

* 37 Emmanuel Kant, Doctrine du droit, in : OEuvres philosophiques, tome3, Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque de la pléiade, p. 579.

* 38 André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 304.

* 39 Emmanuel Kant, Doctrine du droit, op. Cit., p. 281.

* 40L'idée du voile d'ignorance semble être d'inspiration kantienne. Kant, lorsqu'il invite le sujet à éprouver les maximes de ses actions en se demandant ce qui se produirait si elle devenait des lois universelles de la nature, suppose certainement que le sujet est ignorant de sa place dans ce système imaginaire de la nature.

* 41 Dès les premières pages de Théorie de la justice, Rawls situe ses analyses dans l'optique d'une conception de la justice qui pallierait aux contradictions de l'utilitarisme : « mon but est d'élaborer une théorie de la justice qui représente une solution de rechange à la pensée utilitariste en général et donc à toutes les versions différentes qui peuvent exister. » écrit-il. p. 49.

* 42 Voir John Harsanyi, « Morality and the Theory of Rational Behaviour », in Catherine Audard, Anthologie historique et critique de l'utilitarisme, vol III, Paris, PUF, 1999, p. 42-65 ; Amartya Sen, Ethique et économie, trad. Sophie Marnat, Paris, PUF, 1993, p. 192.

* 43 Amartya Sen, Ethique et économie, p.193.

* 44 Le principe d'utilité est le maillon central de la doctrine utilitariste. Bien qu'il ait été forgé par S. Hutcheson (cf. An Inquiry Concerning Moral Good and Evil, 1725), ce principe connaît un développement plus crédible dans la pensée de Bentham, où il est entendu comme « le principe qui approuve ou désapprouve une action quelconque selon la tendance qu'elle parait avoir à augmenter ou à diminuer le bonheur de la partie intéressée. » cf. René Le Senne, Traité de morale générale, Paris, PUF, 1961, p. 221. Voir aussi Geremy Bentham, Déontologie ou système de moral, trad. B. Laroche, Paris, PUF, 1962, p. 328, Léon Jaffro, Le sens moral : une histoire de la philosophie morale de Locke à Kant, Paris, PUF, 2000, p. 19.

* 45 John Stuart-Mill, L'utilitarisme, Paris, Flammarion, 1998, p. 56.

* 46 John Rawls, Théorie de la justice, p. 93.

* 47 Avec cette idée de la priorité de la liberté sur les avantages économiques et sociaux, Rawls reprend un principe traditionnel, religieusement consigné dans la constitution américaine qui, selon Bernard R. Boxill, prévoit qu' « un gouvernement ne doit pas toucher aux libertés individuelles pour des raisons d'utilités. » cf. Les noirs et la justice sociale aux Etats-Unis, trad. Bernard Vincent, Presse universitaires de Nancy, 1988, p. 29. Herbert Hart a essayé de contester la validité de cette thèse, en attribuant à Rawls une « interprétation naturelle » du droit. cf. « Entre utilité et les droits », trad. Inédite de Jean-Fabien Spitz, in Catherine Audard, Anthologie historique et critique de l'utilitarisme, vol. III, p. 236.

* 48 John Rawls, Justice et démocratie, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1993, p. 205.

* 49 Ibid., p. 208.

* 50 Idem.

* 51 A ce niveau, la pensée rawlsienne marque sa rupture d'avec l'idéalisme de Kant. Rawls ambitionne fonder une éthique du débat consensuel sur des principes rationnels ; Voir A. Berten, « John Rawls, Jürgen Habermas, et la rationalité des normes » in J. Ladrière et P. Van Parijs, Fondements d'une théorie de la justice, Louvain-la-neuve, 1984, p. 183-184.

* 52 Paul Ricoeur, Philosophie de la volonté. Finitude et culpabilité, tome III, La symbolique du mal, Paris, Aubier Montaigne, 1960, p. 23.

* 53 John Rawls, Justice et démocratie, p. 10-11.

* 54 John Rawls, Libéralisme politique, p. 129.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand