Penser la justice dans le monde, une urgence Rawlsienne( Télécharger le fichier original )par Eric Christian BONG NKOT Université de Yaoundé 1 - Mémoire rédigé en vue de l'obtention d'un diplôme d'études approfondies ( DEA ) en philosophie. 2009 |
2. Solidarité internationale et démocratie supranationale : Le cosmopolitisme radical de Jürgen Habermas.Une conception plus radicale du cosmopolitisme apparaît dans l'interrogation habermassienne sur la forme que pourrait revêtir une théorie de la justice globale. Son analyse de la justice internationale s'inscrit dans une critique des idées kantiennes où l'Etat-nation est l'acteur principal de la scène internationale. Rappelons que les préoccupations kantiennes sur la possibilité d'un ordre cosmopolitique juste revêtent un caractère ambivalent. Dans ses premiers écrits sur le cosmopolitisme, Kant semble plus à l'aise avec l'idée d'un ordre politique et juridique transcendant et global, auquel seraient soumis les Etats-nations.204(*) Mais les derniers textes sur le sujet semblent adopter l'idée d'un « congrès », d'une « ligue » des nations, d'un arrangement volontaire et révocable entre les Etats-nations souverains. Et ceci en raison de la prise de conscience du fait que la souveraineté de l'Etat-nation apparaît à son époque comme un élément incontournable et indispensable de la scène internationale.205(*) Habermas pense qu'il est essentiel de substituer à l'idée kantienne d'un ordre politique et juridique global conçu comme une association d'Etats-nations souverains, l'idée d'un cosmopolitisme conçu comme une association d'individus. Ces derniers sont les seuls à avoir une véritable valeur morale, dont les droits et les intérêts doivent prévaloir sur ceux des Etats-nations et être protégés par des institutions supranationales.206(*) Cette survalorisation des droits individuels sur le droit des peuples permet de définir les conditions adéquats pour un contrôle juridique des relations externes entre les Etats, et des relations internes entre les Etats et les individus (autant ceux dont ils sont citoyens que eux dont ils ne sont pas citoyens). La simple conformité des relations entre Etats, entre les Etats et leurs citoyens, aux traités révocables du droit international n'est plus soutenable. Il faut la remplacer par une conformité des relations interétatiques et des relations entre les Etats et leurs citoyens, à des normes constitutionnelles fondamentales et universellement valables, c'est-à-dire à un véritable droit cosmopolitique. En conséquence, le droit cosmopolitique doit fournir des moyens institutionnels, des pouvoirs et des sanctions qui permettront aux institutions internationales d'asseoir leur légitimité et de contraindre les Etats rebelles à respecter les obligations morales minimales que pose le droit cosmopolitique véritable. C'est pourquoi la protection des droits individuels fondamentaux relève désormais du ressort des institutions internationales. Les considérations habermassiennes sur la nouvelle forme que devrait revêtir un cadre institutionnel cosmopolitique, ont inspiré diverses perspectives favorables aux revendications d'une réforme des principales institutions de l'Organisation des Nations Unies (O.N.U.). Notamment la création d'une seconde chambre reliée directement aux régions et aux localités, non plus seulement aux Etats-nations. La reforme du conseil de sécurité des Nations Unies de façon à permettre à certains régimes ou parlements régionaux (comme l'Union Européenne) d'avoir un pouvoir décisionnel effectif, l'extension des compétences juridictionnelles de la Cours internationale de justice de La Haye dans le sens d'une institution permanente, dotée d'une force exécutive permettant d'assurer le respect des droits humains et, ainsi, des moyens d'intervention nécessaires en cas de violation de ces droits. L'attrait de cet idéal cosmopolitique sur la scène internationale peut s'expliquer par le fait qu'il est jugé plus « réaliste », et ceci sous trois angles au moins. Premièrement, ce modèle semble refléter les conditions sociologiques d'un ordre cosmopolitique. Ce que Kant semble ne pas tenir en compte. Habermas fonde ses réflexions sur un fait social : le développement d'une « conscience cosmopolitique » incarnée par des mouvements sociaux, politiquement engagés au sein des sociétés civiles nationales (mouvements écologistes, pacifistes, féministes, etc.) Ces mouvements semblent programmés pour faciliter l'émergence d'une citoyenneté démocratique transfrontalière, susceptible d'avoir des ramifications aussi bien à l'échelle régionale que globale.207(*) Il n'est plus question de montrer, comme le faisait Kant, comment la paix mondiale se réalisera aux forceps, malgré la nature belliqueuse des Etats, en fondant l'ordre politique sur l'hypothèse d'une heureuse coïncidence entre les finalités de la raison et les finalités de la nature. Pour Habermas, l'ordre cosmopolitique n'est envisageable que grâce à l'existence des mouvements sociaux ayant leur siège dans des sociétés civiles nationales, et favorable à un tel ordre. Aussi, nécessite-t-il l'investissement des citoyens et des organisations dans le processus de décisions politiques, tant dans la sphère nationale qu'internationale. Le second angle se rapporte à une adéquation entre le modèle cosmopolitique habermassien et l'ordre politique international qui a émergé après la seconde guerre mondiale. La politique internationale a connu des transformations qui indiquent la phase transitoire dans laquelle l'Etat-nation est entrée. Ces transformations peuvent être évaluées au moins à quatre niveaux. Au niveau du droit international qui impose désormais la prise en compte des droits individuels au détriment du droit des peuples. Au niveau de l'internationalisation croissante de la prise de décision politique et l'émergence d'organisation oeuvrant à des échelons supranationaux (Banque mondiale, F.M.I.). Au niveau de la globalisation des marchés et la perte de contrôle par les Etats de leurs politiques économiques et monétaires internes. En fin, au niveau de la perte des repères identitaires traditionnels et la dissolution des souverainetés culturelles, en raison de la diffusion planétaire d'une culture de masse (en bonne partie véhiculée par le cinéma américain).208(*) Ces transformations rentrent, de façon concrète, dans la politique internationale qui a émergée après la seconde guerre mondiale. Et le cosmopolitisme habermassien se révèle être une tentative d'arrimage des institutions internationales, ainsi que les principes politiques et juridiques qui régissent les relations internationales avec les transformations que nous venons de décrire. Le troisième angle se rapporte à la nature des menaces qui pèsent sur le monde. L'internationalisation de certaines menaces, comme le terrorisme, écarte le traditionnel schéma des relations « ami/ennemi » gouvernant la logique de la guerre entre les Etats.209(*) Le terrorisme, tout comme les problèmes environnementaux, les épidémies, la prolifération nucléaire, nécessitent des mesures et des mécanismes de coordinations provenant d'institutions supranationales. A ce niveau, la pensée habermassienne parait plus réaliste, en ce qu'elle saisit à la fois la nature des problèmes à régler et les faiblesses des institutions internationales.210(*) En somme, l'analyse de l'ordre juridique et politique qui doit fonder le système des nations dans la pensée de Habermas, laisse paraître un rejet du rôle privilégié qu'occupait l'Etat sur la scène internationale. Le droit des peuples se voit clairement soumis aux droits individuels et à leur protection. Ce modèle de justice globale représente, à coté du modèle de Pogge, Held ou Keating, une tentative de fonder la solidarité internationale sur la défense des droits de l'homme. C'est pourquoi les réformes opérées au sein des principales institutions de l'O.N.U, inspirées par la pensée de Habermas, se sont radicalement orientées vers l'aménagement d'une appartenance directe des citoyens à un ordre politique global. Mais tout comme le cosmopolitisme modéré de Thomas Pogge, Charles Beitz ou Michael Keating, le cosmopolitisme habermassien échoue à rendre véritablement compte du statut de la justice globale dans un monde où l'Etat-nation est en transition. La principale erreur que commet Habermas est qu'il considère l'Etat-nation comme un obstacle à l'émergence d'une citoyenneté cosmopolitique et démocratique. Ceci à cause du principe de l'autodétermination des peuples mis en avant par l'Etat-nation et sur lequel il fonde son autonomie sur la scène internationale. Dans un tournant d'esprit proche de Pogge et Beitz, Habermas estime l'auto affirmation des peuples, entendu comme autodétermination des nations dans la scène internationales, incompatible avec la défense des droits de l'homme sur laquelle doit se fonder un ordre démocratique global. Il semble dès lors se méprendre sur le véritable statut de l'Etat-nation dans un cadre politique global. Il nous parait à ce jour, juste de soutenir que l'Etat-nation est à la fois modèle d'auto législation démocratique, et lieu de protection et de valorisation des traditions locales, dans un cadre politique global. A ce titre, l'Etat-nation est à la fois communauté démocratique et communauté nationale. En tant que communauté démocratique, l'Etat-nation a le rôle de promouvoir l'intégration politique de ses membres, c'est-à-dire d'accorder à chaque individu, sans distinction de couleur, de tribut ni de sexe, le statut de citoyen permettant de surmonter les particularismes ethniques. Comme communauté nationale, l'Etat-nation se doit de créer un cadre politique favorable à la protection des identités culturelles. Aussi lui revient-il entièrement la mission de l'intégration culturelle, qui consiste à compenser le modèle abstrait et utopique d'une citoyenneté purement cosmopolitique, par un nationalisme tout à fait compatible avec un ordre démocratique global protégeant les droits de l'homme. Certes l'Etat-nation ne peut plus, de nos jours être vu comme le seul acteur de la scène internationale. Mais c'est un tort de penser la citoyenneté cosmopolitique sur fond d'exclusion de l'Etat-nation. Il est difficile dans les faits, d'envisager une quelconque citoyenneté, fut-elle transnationale, sans au préalable poser les jalons d'une citoyenneté nationale. De même, les espaces publiques nationaux demeurent les cadres appropriées à l'intérieur desquels la pratique de la démocratie à toutes les chances de se réaliser, avant sa manifestation réelle dans les espaces publics transnationaux. Ce point de vue trouve une justification aux yeux de Thomas Nagel par le fait que (...) les individus s'identifient fondamentalement à ce genre de groupe, et une part assez essentielle de leur expression est empruntée s'ils ne peuvent contribuer à l'auto définition politique et au développement du groupe où s'enracine leur identité. Il est impossible d'ignorer ce phénomène, même si l'on a un sens de l'identification nationale moins fort que la moyenne, ce qui est souvent le cas des intellectuels cosmopolitiques.211(*) Ce refus de théoriser l'exclusion de l'Etat-nation et son apport pour la construction d'un ordre global juste, nous le trouvons dans la critique rawlsienne du cosmopolitisme. Pour lui, la citoyenneté transnationale comme identité politique, aussi générale et abstraite qu'elle puisse être, demeure psychologiquement douteuse.212(*) Si on comprend bien ce propos, on peut dire que contre les forces colossales de l'ajustement collectif qui se dégagent de la mondialisation, on peut opposer l'idée qu'une éventuelle délibération publique, à propos des problèmes de justice internationales, aurait plus de chances d'être authentiquement participative et moins élitiste à l'intérieur des frontières nationales qu'à des échelons supranationaux.213(*) L'activisme transnational ne saurait créer les conditions d'une véritable délibération publique et d'une prise de décision collective, telle qu'on peut les retrouver à l'intérieur des frontières nationales. Même en réaction à des problèmes internationaux (guerre, environnement, etc.) on voit difficilement comment la participation à une société civile globale favoriserait l'émergence d'une forme de citoyenneté cosmopolitique authentiquement démocratique. Dans ce cas, la possibilité d'une extension effective des vertus civiques acquises à l'intérieur des frontières nationales, vers des instances supranationales, nous parait porteuse d'un gain de pensée important. * 204 Nous nous référons ici à « l'idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique », in Emmanuel Kant, La Philosophie de l'histoire, trad. S. Pioletta, Paris, Aubier, 1947, p. 59-79 ; « Sur l'expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie. En pratique cela ne vaut rien » in Emmanuel Kant, Théorie et pratique. Le droit de mentir, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1967, p. 9-59. * 205 Ici nous nous référons à : Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1990 ; Métaphysique des moeurs, trad. A. Renaut, tome II, Paris, Garnier-Flammarion, 1994. * 206 Jürgen Habermas, « La paix perpétuelle. Le bicentenaire d'une idée kantienne », in L'intégration républicaine, op. cit. p. 161-204 ; « The European State and the Presures of Globalisation », New Left Review n°235,1999, p.46-59. Charles Beitz défend une position analogue eu égard au fait que les individus seuls, non les nations et les cultures, sont considérés comme ayant une valeur intrinsèque. Dans ce cas, la redistribution des richesses devrait être confiée à des instances supranationales, et non aux Etats dont les individus font partie. * 207 A l'échelle régionale, Habermas s'attarde sur l'avènement possible d'un Etat fédéral européen ayant une constitution démocratique et un système de partis politiques dont les idéaux se conforment aux valeurs sociales européennes. Les essais regroupés dans la seconde partie de L'intégration républicaine sous le titre « L'Etat-nation a-t-il un avenir ? » sont explicites à ce sujet. A l'échelle globale, Habermas essaie de mettre en perspective l'intervention de plus en plus grande et nécessaire des citoyens ou des organisations non étatiques (Amnesty International, Greenpeace, les organismes alter mondialistes dénonçant la politique ultra libérale de l'O.M.C) dans les espaces démocratiques nationaux. Ce qui contribuerait à l'émergence progressive d'une citoyenneté démocratique cosmopolitique. Cf. « La paix perpétuelle. Le bicentenaire d'une idée kantienne », op. cit. p.174-175. * 208 Pour une analyse plus détaillée de ces transformations, voir David Held, Democracy and the Global Order, op. cit. p. 5-6. * 209 Cf. Paul Dumouchel, « Le terrorisme entre crime de guerre ou de l'empire », in Stéphane Courtois (dir.), Enjeux philosophiques de la guerre, de la paix et du terrorisme, Sainte-Foy, Presse de l'université de Laval, 2003, p. 25-39. * 210 Jürgen Habermas, « La paix perpétuelle. Le bicentenaire d'une idée kantienne », p. 178-181. * 211 Thomas Nagel, Egalité et partialité, trad. Claire Beauvillard, Paris, PUF, 1994, p. 189. * 212 John Rawls, Droit des gens, p. 112-113. * 213 Cet argument est développé par Will Kymlicka, dans son Politics in the Vernacular, Multiculturalism and Citizenship, New York, Oxford university Press, p. 213-216, 226-227, 325-326. |
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