C - Un renouveau poétique à destination
des plus jeunes
Parmi ces maisons d'éditions, il en est une que le
parcours atypique a porté aux premières lignes de
l'édition de poésie pour la jeunesse : les éditions
Møtus se sont constituées en association en 1988 et ont fait le
choix de s'installer en Basse Normandie. La proximité de cette maison,
leur choix d'éditer de la poésie, le caractère artisanal
et associatif et, cependant, leur reconnaissance dans le monde de la
littérature pour la jeunesse leur confère un parcours hors des
sentiers battus qu'il est intéressant de souligner. Loin de proposer un
texte affadi sous prétexte qu'il s'adresse aux enfants, ou qu'il soit
limité par la forme artisanale que revêt
1Illustratrice, co-fondatrice des édtions
Cheyne.
2BOUTEVIN Christine, « Regards sur un
éditeur, Cheyne a 30 ans », dans Nous Voulons Lire !,
n° 186, novembre 2010.
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ces éditions, elles éditent des textes
adaptés de poésie et participent de ce fait au renouveau de la
poésie pour la jeunesse.
1 - Dépoussiérer la poésie : nouvelles
formes, nouvelles pratiques
Malgré cette volonté de renouveler, de «
dépoussiérer » la poésie, rares sont les
éditeurs pour la jeunesse qui proposent de la poésie
inédite.
Dans une interview, François David écrit
à propos de la nouvelle qu'elle « ne se vend pas, dit-on, donc
n'est guère éditée, donc ne se vend pas.
»1. C'est une problématique attachée à
l'existence des éditions Møtus. En effet, une des façons
de proposer une poésie nouvelle est de puiser dans le répertoire
des poètes vivants. Dans cette politique d'éditer des «
inédits », les éditions prônent une volonté
d'une poésie qui sort des sentiers battus, proposant une poésie
nouvelle et vivante, loin de l'anthologie des « beaux textes ».
François David s'attache à éditer des textes
contemporains, pour plusieurs raisons, la première étant que la
reconnaissance du métier de poète est primordiale pour lui,
poète lui-même, il sait la nécessité pour les
poètes de vivre de leur travail. De plus, il ne pourrait exister de
poésie sans poètes contemporains. L'originalité de publier
des textes inédits, est « un choix encore peu courant et
précieux en poésie jeunesse, car, pour pouvoir faire des
anthologies il faut bien que les textes aient déjà
été publiés ! »2. L'éditeur
souligne ici une problématique qui différencie les grandes
maisons d'édition des petites maisons. En effet, il est plus facile pour
les premières de publier des textes inédits à
côté de textes qui font foi et qui seront plus vendus. Ainsi le
risque est moindre que pour les petites maisons d'édition qui ne
conçoivent la poésie vivante que dans le texte inédit et
qui font le pari d'une poésie nouvelle et actuelle, sans la
sécurité d'éditer d'autres textes qui assurent le
succès de la maison.
Le héron au long keb emmanché d'un long
ouc3
est une création poétique mais aussi un clin d'oeil
à la poésie
le héron : un oiseau au long bec emmanché d'un long
cou4
1DAVID François, « Le savoir ou pas
», dans la revue Griffon, n° 189, Novembre-Décembre
2003, p.3.
2DAVID François, La revue des livres
pour enfants, n°258, Paris, 2011, « Vous avez dit Poésie
pour la jeunesse ? » , p.89.
3 BESNIER Michel, Le verlan des oiseaux et autres
jeux de plumes, ill.BOIRY, Landemer, Møtus, 1995.
4JEAN Georges, Le plaisir des mots,
Dictionnaire poétique illustré pour les petits et pour les
grands, ill. Collectif, Paris, Gallimard, coll. Hors série,1982.
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de Georges Jean, éditée en 1982. La
poésie contemporaine est vigoureuse et les auteurs présentent une
réelle créativité, c'est en ce sens que les jeunes peuvent
découvrir une poésie adaptée à leurs attentes,
à leur langage.
Dans le choix des auteurs ou illustrateurs, la politique de
Møtus souligne aussi la volonté de « renouveau ». C'est
en étant « attentif, en recherche » que François David
souligne le rôle de l'éditeur. Les éditions
reçoivent quatre manuscrits par jour et le choix des textes
publiés se font après lecture de ces manuscrits. François
David reste pourtant fidèle à quelques auteurs de poésie
qu'il avait publiés en poésie générale comme Michel
Besnier à qui il a demandé d'écrire des textes plus
adaptés à la jeunesse. Pour François David, « ce qui
fait un auteur de poésie ce n'est pas le sujet, c'est sa manière,
rare, de l'aborder. »1. Les critères de sélection
sont basés sur l'« inattendu », ce qui sans doute explique la
grande diversité de style à travers les textes et illustrations
publiés chez Møtus. De Thierry Cazals qui propose des textes sous
forme de Haïkus,
Neige / neige à perte de vue É et
soudain / le petit cul tout blanc du lièvre
à Michel Besnier qui n'écrivait pas pour la
jeunesse, François David arrive à soutirer de ces auteurs des
formes adaptées pour la jeunesse. L'exigence de l'éditeur est
simple : « proposer à l'enfant des textes avec certains mots qu'ils
ne connaît pas et le traiter comme un vrai lecteur », mais proposer
un texte dont le sujet n'est pas trop difficile à aborder, avec des
références culturelles qu'il connaît. Dans cette recherche
de poésie sans critère, sans carcan, une poésie libre,
l'éditeur se laisse surprendre, s'émerveiller. C'est un
véritable travail de création que ce métier
d'éditeur, car chaque livre est une oeuvre où les agencements
entre l'auteur, l'illustrateur et la mise en page, le choix du papier
même, propose une oeuvre unique, qui ne ressemble à aucune autre,
avec sa personnalité. Dans cette diversité, nous pouvons
retrouver l'exigence d'une poésie vivante, muable, mouvante et par
là ouverte à tous. « Avec François David, la
poésie s'aventure toujours sur les terres du « libre-dire » et
du non convenu »2 écrira Thierry Cazals à propos
de sa collaboration avec l'éditeur.
Une aventure en effet, ce pourrait être ce qui
définit le mieux le travail de François David. Une aventure qui
se continue dans le choix des thèmes proposés à un jeune
public.
1DAVID François, La revue des livres
pour enfants, n°258, Paris, 2011, Vous avez dit Poésie pour la
jeunesse ? , p.93.
2CAZALS Thierry, Comme une pousse de bambou, revue
Griffon n° 189, novembre-Décembre 2003, p. 20.
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Le propos des sujets choisis pour la jeunesse, nous l'avons
vu, est polémique. Y'a-t-il des sujets propres à la jeunesse ?
Quelques éditeurs de jeunesse prennent le parti de proposer des
thèmes graves, sensibles aux enfants. Les éditions Rue du Monde
ont participé largement à ce renouveau « parce que le
rapport au monde dynamique qu'il m'intéresse de partager avec les
enfants inclut et le regard critique sur l'humanité, et l'imaginaire.
» souligne Alain Serres1. La maison d'édition Cheyne et
sa collection « poèmes pour grandir » prennent le même
parti en proposant, dans ses thèmes, des questions adressées
directement aux enfants, qui interrogent le monde. Jean Pierre Siméon
dira : « Il ne s'agit pas de trier les thèmes car les enfants
s'intéressent à tout du monde, n'est-ce pas ? Dans ses aspects
les plus heureux et les plus négatifs. Ils sont confrontés aux
mêmes choses que les adultes. »2. Møtus appartient
à cette catégorie d'éditeurs qui font parler leur
poésie sans l'édulcorer sous prétexte qu'elle s'adresse
à des enfants. La forme poétique est peut-être même
l'occasion de mettre en mots des sujets graves et réels. La politique
des éditions Møtus tourne autour de la formule d'Apollinaire ;
« J'émerveille ». Pour François David c'est une
façon de transformer le quotidien en quelque chose de beau. Les
thèmes abordés sont heureux, mais aussi graves : la guerre, la
mort, la vieillesse, la différence et le racisme, le chômage,
l'enfant tsigane, la faim dans le monde sont des sujets qui permettent à
l'enfant de prendre du recul et de questionner cet univers auquel il
appartient. Parlant de l'album Le bouleau de Loulou3,
l'auteur nous dévoile sa déception à propos de sa
réception médiatique. Le chômage est-il un sujet encore
tabou ? En 2003, lorsque François David écrit cet article, il le
termine par : « En littérature jeunesse, pour pouvoir aborder
certains thèmes [...] il y a apparemment encore du boulot.
»4 . Les éditions Møtus n'ont eu de cesse depuis
de proposer des textes qui abordent des thèmes peu souvent
traités par le biais de la poésie et même de l'humour. La
prise de risque se situe aussi dans les thèmes choisis par les auteurs
et les éditeurs. Mais ces choix garantissent un renouveau de la
poésie qui touche plus les enfants et leur réalité. Quand
l'enfant peut s'identifier à un héros, un personnage du
poème, cette littérature s'ancre en lui plus facilement. Il peut
devenir le personnage, il lui ressemble, il vit un quotidien identique. C'est
une poésie ancrée dans le quotidien que nous proposent les
éditions Møtus, une poésie qui prend
1SERRES Alain, directeur de Rue du monde, La
revue des livres pour enfants n° 258, Vous avez dit Poésie
pour la jeunesse ?, avril 2011, p.109.
2SIMEON Jean-Pierre, poète et directeur du
Printemps des Poètes, La revue des livres pour enfants n°
258, Vous avez dit Poésie pour la jeunesse ?, avril 2011, p.86.
3DAVID François, Le bouleau de
Loulou, ill. CORVAISIER Laurent, Paris Nathan Jeunesse, coll.
Première Lune, 1999.
4DAVID François, Au boulot !, dans la
revue Griffon, n° 189, Novembre-Décembre 2003, p. 16.
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naissance dans le quotidien de l'éditeur :
François David crée d'abord des histoires pour ses enfants,
écrit des poèmes au détour des rencontres qu'il effectue
et choisit des thèmes qui s'ancrent dans la réalité. Cette
volonté du quotidien se retrouvent aussi dans le choix des poètes
vivants qu'il édite : des poètes qui vivent dans leur temps, qui
écrivent avec leur temps.
Le renouveau de la poésie pour la jeunesse se joue
aussi dans le choix des éditions Møtus à favoriser les
formes brèves. Il nous faut faire un détour ici par le nom de
cette maison d'édition. Motus est une latinisation de « mot »
et fait référence à l'expression « motus et bouche
cousue » pour réclamer la discrétion absolue. Cette locution
est renforcée dans sa typographie par le ø barré
scandinave qui symbolise la fermeture de la bouche ouverte. On pourrait trouver
cette dénomination d'une maison d'édition contradictoire avec le
rôle qu'elle se donne : promouvoir la langue. Lorsque François
David provoque le questionnement du texte au monde, il le fait jusqu'au bout.
En effet, on connaît sa prédilection pour le texte court : les
contes, la nouvelle, la poésie concise, les haïkus
caractérisent les choix éditoriaux de Møtus. Alors pour
dire tant de choses à de si petits, il faut en dire le moins possible,
mais le plus clair qu'il soit. Ce « motus » n'est pas une invitation
au silence, mais à l'écoute de la forme brève que nous
propose les textes de Møtus.
Chut1 / retiens tes mots / bouche cousue / motus /
pour dire tellement plus / avec moins.
Dans cette approche du texte court, il y a aussi la
volonté de dire doucement, en chuchotant, de dire et d'émouvoir.
« Si émouvants les silences et les bouches ouvertes à la
lecture de Chut chut petit doigt. Même avec les plus petits. A
minuscules voix, en chuchotant, je lis. »2 nous explique
François David. Cette contradiction entre les bouches ouvertes et les
silences, cette invitation à l'écoute, Henri Galeron nous la
propose aussi dans deux illustrations conçues pour les éditions :
la première est celle d'un garçon qui pose son doigt sur sa
bouche fermée, mais sa bouche appartient à un livre ouvert sur
son visage. Ce n'est pas une interdiction de parler qu'illustre Galeron, mais
une invitation à lire et à faire silence autour de la lecture.
Cette invitation à la lecture est aussi présente dans le logo des
éditions Møtus, dessiné par le même illustrateur :
une bouche fermée mais la lèvre supérieure est un livre
ouvert (illustration de la couverture de ce mémoire).
1DAVID François, Les croqueurs de
mots, ill. Maes Dominique, Paris, Editions du Rocher, Coll. Lo païs
d'enfance, 2004
2David François, « Mon petit doigt m'a dit
», dans la revue Griffon, n° 189, Novembre-Décembre
2003, p. 16.
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(c)Mtus
Ce choix des éditions Møtus ne s'est jamais
atténué depuis sa création et a même fait le
thème d'un recueil de poèmes, Bouche Cousue,1
de François David en 2010 qui fait l'éloge du texte court et
percutant, sensible et parlant, prouvant qu'en peu de mots l'essentiel peut
être dit.
CHUCHOTEZ ! / Doucement / à toute petite voix / tentez /
otez des sons / des lettres / des syllabes / jusqu'à ce qu'il ne reste
plus que / CHU T !
Une des caractéristiques de la forme brève,
depuis la création de cette maison d'édition, prend sa source
dans les trois vers d'Yves Bonnefoy :
Les mots comme le ciel,
Infini
Mais tout entier soudain dans la flaque
brève2
En revendiquant cette forme courte, François David
revendique la grande place accordée à l'imagination et au
ressentir de la poésie. Les formes brèves sont adaptées
aux enfants parce qu'elles laissent le temps de respirer, de digérer les
mots, de les penser, de les poser et surtout d'imaginer :
On a grillagé / la cour de récréation / Nos
jeux sont en cage.3
Albin Michel a proposé une très belle
anthologie4 de Haïkus avec la particularité d'avoir
édité, en deuxième partie de cet ouvrage, des haïkus
créés par des enfants :
1DAVID François, Bouche Cousue, ill.
GALERON Henri, Landemer, Coll. Pommes Pirates Papillons, Møtus,
2010.
2BONNEFOY Yves, Dans le leurre du seuil,
Paris, Mercure de France, 1975.
3BOUDET Alain, Le rire des cascades, ill.
DAUFRESNE Michelle, Landemer, Møtus, 2001.
4MALINEAU Jean-Hugues, Mon livre de
Haîkus,ill. COAT Janik, Paris, Albin Michel Jeunesse.
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Matin d'hiver / Deux mésanges se battent / Pour du
beurre1
Une plage immense / Un tout petit crabe / Une très grosse
peur2
Comme le montre Yves Bonnefoy, c'est tout un monde qui se
reflète dans cette forme brève, un monde infini, telle notre
imagination, mais saisissable enfin parce qu'à portée de main.
« Cela reste un idéal, essayer de faire court, car moins on en dit,
plus on laisse à ressentir, à imaginer 3». Il est
intéressant de rapprocher la démarche de François David
avec la pensée d'Yves Bonnefoy parlant du silence que Maulpoix
résume ainsi : « Le bonheur du poète : consentir au silence
au sein même de la parole »4. En choisissant le silence
et la respiration dans ses formes poétiques, l'éditeur offre sa
poésie à un lectorat qui est ouvert au monde et à ses
multiples représentations.
La forme brève, les thèmes vivants et les textes
inédits contribuent à faire de la poésie une langue
innovante et surprenante. La poésie n'est plus l'écriture des
poètes morts depuis longtemps, elle est devenue quotidienne,
présente, telle est sans conteste la volonté des éditions
Møtus. Avec les nouvelles technologies, propres à
l'édition, elle peut même devenir palpable. La typographie, le
choix de l'illustration et la transmission orale sont encore des moyens que
l'éditeur s'octroie afin de transmettre cette poésie à
tous les enfants.
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