2 - Un objet de controverse
Le débat a déjà agité le monde
culturel et éditorial : qu'est-ce que la littérature jeunesse ?
Comment la définir ? En son sein, peut-on décliner tous les
genres littéraires, y compris les formes poétiques ? Cette
question de savoir si oui ou non il existe une poésie pour la
jeunesse peut être étudiée à trois niveaux : celui
des producteurs eux-mêmes, les poètes, celui des
récepteurs, le public jeune dans sa grande diversité, et celui
des transmetteurs, les médiateurs entre le poète et son
lecteur.
Du côté des poètes, la question de
l'existence d'une poésie pour la jeunesse ne fait pas grand
débat. En effet, tous s'accordent à dire qu'ils ne sont pas des
poètes pour les enfants. Ils affirment que le poème
s'adresse aussi bien à un adulte qu'à un enfant : ce n'est pas le
destinataire qui fait le poème, c'est le poème qui dialogue avec
son lecteur, quel que soit l'âge de ce dernier. Et la réception du
texte poétique étant une condition même de l'existence de
la poésie, c'est par elle que l'écrivain devient poète.
Certains poètes ont du mal à accepter qu'il existe une
poésie pour les enfants, peut-être parce que cette visée
rendrait le littéraire moins prestigieux : la reconnaissance d'une
poésie pour la jeunesse, ou littérature pour la jeunesse
tout simplement, effraie parce que cette production pourrait passer pour «
mineure » par rapport à ce qui est reconnu comme la « grande
» littérature censée être plus plus légitime.
Cette question touche donc en premier lieu, à la
légitimité de la littérature pour la jeunesse. Cette
position est encore renforcée par une autre raison pour laquelle les
poètes expriment leur méfiance vis-à-vis de la
poésie pour la jeunesse : « depuis la moitié du XXe
siècle la poésie contemporaine apparaît souvent «
sévère », par ceux qui la pratiquent comme par ceux qui la
critiquent, dans ce contexte, il est difficile de voir les poètes
adhérer à l'idée de quelque poésie-jeunesse.
»1 Dans cette conception de la poésie
considérée comme une activité sérieuse, critique,
grave, il n'y aurait pas de place pour une poésie jeunesse. Est-ce
à dire que les défenseurs de cette position réduisent la
poésie destinée à la jeunesse à n'être que
joyeuse, gaie, ludique ? Est-ce à dire qu'il ne faut autoriser
l'accès du jeune lecteur qu'à un univers
1MAULPOIX Jean-Michel, Echange de mails du 15 janvier
2013, avec son aimable autorisation.
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spécifiquement enfantin, qui se complaît dans un
style édulcoré pour le préserver de la brutalité du
monde ? Cela nous semble être une vision euphorique de l'enfance et de
son rapport à la lecture.
Parallèlement, on sait combien le poète a du mal
à se faire entendre, tant le genre peine à acquérir une
reconnaissance publique. La poésie, même quand elle n'est pas
« étiquetée » jeunesse, trouve péniblement sa
place dans le secteur éditorial et sa faible visibilité dans les
librairies ou les bibliothèques en est le témoin. Sur le plan
commercial, la poésie, généralement associée au
genre « théâtre », représente seulement 0,5% du
chiffre d'affaire des maisons d'édition en 20101. Devant de
tels chiffres, on comprend la difficulté que rencontrent les
poètes pour faire publier leurs ouvrages. Reconnaître, en plus,
l'existence d'une spécialité « jeunesse » serait
peut-être à leurs yeux réduire encore la maigre place que
leur accordent les éditeurs : une sorte de concurrence
déloyale...
Un autre point de vue sur lequel les poètes s'entendent
tous est qu'il y aurait un certain « danger » à parler d'une
poésie « pour » la jeunesse : ce serait courir le risque de la
réduire à des écrits « mièvres », «
gnangnans », « fades », « édulcorés ».
Ces qualificatifs péjoratifs sont ceux qui reviennent le plus souvent
dans les interviews des poètes à propos de la poésie pour
la jeunesse. Ainsi, dans la sphère universitaire de la poésie
contemporaine, le propos est tenace : échangeant avec Jean-Michel
Maulpoix dans le cadre de ce travail, il m'écrit : « Pour
être tout à fait sincère, je dois vous dire que je n'aime
pas trop la poésie "pour" la jeunesse... En général, dans
les manuels scolaires par exemple, je retrouve une idée gnangnan de la
poésie et je me dis qu'il faudra avec difficulté la corriger
ensuite. »2. La représentation négative,
aux yeux des poètes eux-mêmes, de la poésie pour
la jeunesse et la difficulté des poètes à se faire
reconnaître participent de cette frilosité, de cette
réticence à reconnaître une poésie pour la
jeunesse. S'il est indéniable que la dérive vers une
poésie « facile » et « gnangnan » existe, la
production contemporaine de poésie à destination de la jeunesse
recèle néanmoins des textes de grande qualité. Nous y
reviendrons.
Si, dans leur grande majorité, les poètes ne
veulent pas être « étiquetés » comme «
poètes pour les enfants », la plupart d'entre eux
reconnaissent néanmoins qu'il existe une poésie accessible aux
enfants. Dans les textes d'interviews d'auteurs de poésie, beaucoup
nomment Jacques Prévert, le « poète de l'enfant
», lui qui, pourtant, n'a pas écrit pour les enfants.
Repris dans les manuels scolaires, dans les anthologies destinées
à la jeunesse et, plus
1Rapport d'activité CNL, 2011.
2MAULPOJX Jean-Michel, Echange de mails du 9 janvier
2013, avec son aimable autorisation.
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récemment, dans les albums, les poèmes de
Prévert font consensus autour de l'idée d'une poésie
propre à l'enfance, sans lui être exclusivement destinée.
Il faudrait peut-être ici distinguer poésie de l'enfant
et poésie pour l'enfant : en effet, parler de l'enfant n'est
pas forcément parler pour les enfants ni s'adresser à eux seuls.
Plonger dans l'enfance et dans son univers est fréquent en
poésie, mais ce ne sont pas pour autant des textes exclusivement -ni
même particulièrement- destinés aux enfants. Dans la
préface des fables de La Fontaine, dont le fabuliste accompagne la
publication de son premier recueil, on note que son ouvrage était en
principe destiné à un enfant de sept ans, le Dauphin, qu'il
s'agissait d'instruire en l'amusant, et, cependant, bien des adultes se sont
divertis et régalés à la lecture des fables, parce que,
dit-il, elles parlaient à l'enfant resté en chacun d'eux. Il y
aurait bien, dans ce cas, une poésie destinée à la
jeunesse, qui pourtant trouve un public plus large. De même, il existe un
mouvement inverse : des textes qui n'ont pas été
spécialement élaborés pour un public jeune peuvent lui
convenir, comme nous l'affirme Jean-Michel Maulpoix : « Pour ma part, je
suis certain que nombre de mes textes peuvent être lus par des enfants et
qu'ils le sont (...), mais ce n'est pas pour autant que j'écris des
poèmes destinés en particulier à la jeunesse. »1
Une série de questions découle de ces deux
constatations : qu'est-ce qui rend un texte poétique, quel qu'il soit,
accessible à un jeune public ? Selon quels critères peut
s'écrire une poésie à destination d'un jeune public ?
L'enfant est-il un lecteur comme un autre ?
La première de ces interrogations pose le
problème du choix d'un corpus « jeunesse » parmi l'abondante
offre de poèmes. Qui dit choix dit tri : qui le fait ? Quelles visions
le sous-tendent (visée morale ? esthétique ? culturelle ?
patrimoniale?). Nous l'avons constaté dans la première partie de
ce travail, la poésie donnée au regard de l'élève
est multiple et diverse, et dépend en grande partie de celui qui a
autorité sur l'enfant.
La deuxième question soulève le point de vue des
poètes qui écrivent dans des revues, des collections ou des
recueils destinés à un jeune public. Dans le souci de ne pas
réduire le poétique, les poètes qui se sont
aventurés sur les chemins de l'écriture pour enfant revendiquent
une poésie qui a un rapport au monde des enfants, joyeux ou sombre, et
à ce qui les touche. Jean-Pierre Siméon2 défend
l'idée d'une poésie qui s'opposerait « à une
poésie univoque pour les enfants », laquelle, selon lui,
« ne donne du monde que ce qui paraît le plus souhaitable, une
poésie qui ne fait que l'éloge du doux, du bon, de
l'agréable, du merveilleux.»
1Ibid.
2 Enseignant, écrivain, poète,
dramaturge, directeur de la collection « Grands fonds » chez Cheyne,
directeur artistique du Printemps des Poètes, né en 1950.
14
Il affiche sa volonté de dire « le monde tel qu'il
(lui) semble, mais avec une certaine forme de confiance dans la vie.
»1 La poésie n'a plus pour fonction de faire
paraître le monde beau, elle dialogue avec le monde, dans sa part sombre
aussi. On peut alors faire confiance aux poètes, lorsqu'ils
écrivent pour les enfants, pour ne pas enfermer leurs mots dans un
univers édulcoré sous prétexte que leurs textes sont
destinés aux enfants. Comme le souligne Jean-Pierre Siméon :
« Vouloir, pour protéger l'enfant de je ne sais quel
dérangement ou malaise, alléger la poésie de son
mystère, c'est s'en éloigner. »2 Ce qui fait le
poème n'est pas le sujet qu'il évoque, mais, comme dans les
autres arts, c'est sa manière de le traiter. Dans son rapport au monde
de l'enfant, le poète va néanmoins devoir se poser la question de
la langue utilisée, de ses outils, de ses niveaux, de ses
référents. En effet, puisque l'enfant est un être en
construction, on ne peut négliger le fait que son rapport au langage est
différent de celui d'un adulte, c'est-à-dire qu'il ne dispose que
de façon partielle des structures linguistiques d'un adulte. Toutefois,
cette connaissance non exhaustive du langage n'empêche pas une relation
complexe au texte ni la richesse de sa réception. Alors, heureux qui
comme Pablo Picasso a « mis toute sa vie à savoir dessiner comme un
enfant. », et avec Francis Bacon, on pourrait dire que la poésie,
comme « la peinture ne saisira le mystère de la
réalité que si le peintre (le poète) ne sait pas
comment s'y prendre. » S'il est avéré que les adultes sont
loin d'entretenir tous un rapport semblable au langage, les enfants, eux, ont
en commun un rapport neuf aux mots, au langage, et, dans leur façon de
le découvrir, ils entretiennent un lien d'innocence et d'ouverture que
certains adultes ne peuvent plus revendiquer. La poésie est un champ
où l'enfant laisse sa sensibilité découvrir les mots, leur
sens, leur sonorité, leur surprise. Mais, de fait, la syntaxe, le
lexique, les références textuelles, les degrés
sémantiques, les jeux de langue, ne peuvent pas s'aborder de la
même manière chez l'enfant ou l'adulte. Pour François
David3, il y a une double façon de respecter l'enfant :
premièrement, en lui proposant un texte avec ses propres
références culturelles, considérant qu'une
intertextualité difficile ne lui permettrait pas de comprendre le texte,
et que solliciter des références culturelles inappropriées
peut rendre le poème abscons ; deuxièmement, en le
considérant comme un « vrai » lecteur, c'est-à-dire en
lui proposant des textes qui lui « résistent », contenant par
exemple des mots inconnus, comme chaque « vrai » lecteur peut en
rencontrer. La difficulté de la première rencontre avec les mots
n'est pas une complexité propre à la poésie, et n'est
pas
1SIMEON Jean-Pierre, « Vous avez dit
Poésie pour la jeunesse ? » dans La revue des livres pour
enfants, n° 258, avril 2011, p.81.
2Ibid, p.86.
3Ecrivain, poète, directeur littéraire
des éditions Møtus, né en 1950.
15
incontournable. Toute la subtilité sera de garder une
opacité dans le poème sans le rendre pour autant inaccessible
à l'enfant. Tel est bien l'enjeu qui sous-tend le travail des
poètes qui écrivent ou qui sélectionnent des poèmes
pour les enfants : rendre le poème accessible à l'enfant. Pour
Michel Cosem1 « un poème doit pouvoir grandir avec son
lecteur »2 . Un même poème doit pouvoir
éveiller des échos différents chez le lecteur en fonction
de son âge. « Le loup et l'agneau » de La Fontaine ou
« Demain dès l'aube »3 de Victor Hugo,
textes appris dans mon enfance, ont résonné longtemps, à
des degrés différents d'appropriation, au cours de ma
construction intellectuelle. De fait, on reçoit un poème en
fonction de son vécu, et avec Jean-Pierre Siméon, nous pouvons
confirmer que « la lecture de la poésie est polysémique
», « chacun lit dans le poème ce qu'il a besoin ou le
désir de lire. »4 ; on pourrait ajouter : et la
capacité de lire. Tout poème, écrit spécifiquement
pour les enfants ou non, peut donc être accessible à un jeune
public. Ainsi peut importe le lectorat initialement visé par le
poème, peu importe le sujet traité, c'est sa façon de dire
qui fait le poème. C'est ce que Alain Serres confirme lorsqu'il
écrit « Je n'écris pas pour les enfants, j'écris aux
enfants. ». Le danger de la simplification est sans doute réel et
peut falsifier le rapport entre l'enfant et la poésie. Mais, à
contrario, une simplicité recherchée, appropriée peut
être une façon de promouvoir la rencontre entre le poète et
son lecteur. Parlant de la littérature de jeunesse et de l'album en
particulier, Nathalie Prince affirme :
« La simplicité, qui est au principe de cette
littérature enfantine, fonctionne comme une « médiation
» : alors qu'elle apparaît d'abord comme une contrainte ou comme un
obstacle poétique dû à l'incompétence fondamentale
et fondatrice de l'enfant, elle devient la clef et le moyen même d'un
dépassement vers un monde poétique neuf. »5
De danger à éviter, cette simplicité
devient nécessité pour que se fasse la mise en relation des
enfants et de la poésie. A la question : peut-on parler de livres
d'enfants ?, Michel Tournier répondait que des grands auteurs comme
Perrault, La Fontaine, Lewis Carroll, Saint-Exupéry « ne visaient
nullement un public enfantin. Seulement, comme ils avaient du génie,
ils
1Ecrivain et poète, fondateur de la revue
Encres Vives, directeur de la collection « Découvrir
» aux éditions Seghers de 1974 à 1978, né en 1939.
2Revue Griffon p.7.
3Je suis pourtant une élève des
années 70 et 80 , et pour qui, l'ambition en poésie des
programmes de 1972, n'a pas profité. J'ai découvert dans mes
classes les plus grands classiques de la poésie française.
4SIMEON Jean-Pierre, « Vous avez dit
Poésie pour la jeunesse ? », La revue des livres pour
enfants, n° 258, avril 2011, p.83.
5PRINCE Nathalie, La littérature de
jeunesse, Armand Colin, Collection U.Lettres, 2010 p.192.
16
écrivaient si bien, si limpidement, si
brièvement [...] que tout le monde pouvait les lire, même les
enfants. Ce " même les enfants " a fini par prendre pour moi une
importance majeure, je dirais presque tyrannique. C'est un idéal
littéraire vers lequel je tends sans parvenir - sauf exception -
à l'atteindre. »1 L'auteur de Vendredi ou la vie
sauvage2 nous livre ici une caractéristique fondamentale
de la littérature destinée aux enfants : cette «
limpidité » qui rend abordable pour des enfants un texte
éminemment littéraire et donc riche d'interprétations.
Sous l'angle de la réception, le débat d'une
poésie pour la jeunesse interroge aussi le statut de
l'enfant-lecteur. L'enfant est-il un lecteur comme un autre ? Si tous les
auteurs s'accordent pour dire qu'il n'y a pas de poésie pour les enfants
mais que la poésie est « une et indivisible », et qu'un bon
texte de poésie pour les enfants sera tout autant apprécié
par les adultes, il convient tout de même de se poser la question des
récepteurs. Lorsqu'on parle de poésie pour la jeunesse, de
quel(s) destinataire(s) parle-t-on ? Qui est cette jeunesse ? Délimiter
précisément les contours du public « jeunesse » est
ardu, tant la diversité des récepteurs est grande. Tout d'abord,
on le sait, la littérature quelle qu 'elle soit, est découverte
par l'enfant grâce à l'intermédiaire d'un adulte. C'est
souvent à l'école, nous l'avons vu aussi, que la première
rencontre avec la poésie a lieu. Nous devons donc délimiter le
public visé dans le cadre scolaire. La réception - et
l'émotion esthétique - sera différente selon que l'on
s'adresse à un bébé ou à un étudiant. Nous
devons donc proposer un nouveau filtre qui nous ramène au propos de ce
travail : les livres pour enfants. Ils s'adressent à un public souvent
d'âge scolaire. Les publications pour la jeunesse varient donc du
bébé à l 'adolescent. Depuis les thèses
psycho-éducatives sur le « bébé-lecteur » nous
devons nous intéresser à cette catégorie de
récepteurs. Non lecteurs, enclins à la découverte
sensorielle, ils sont le public favori pour les comptines, jeux de doigts,
nursery rhymes, enfantines ou formulettes qui proposent à
l'enfant une découverte du monde tout en musicalité,
tonalité, sonorité et rythme. Plus tard, vers cinq ou six ans,
ces formes poétiques sont aussi souvent l'occasion de
l'expérience de l'absurde, du non-sens. Elles deviennent alors, pour les
plus grands, une occasion de subversion, et constituent, dans le langage,
l'espace où le « n'importe quoi » est autorisé.
L'enfant construit dans cet univers langagier ses premières
échappées sonores, merveilleuses et subversives. Marie-Claire
Bruley souligne que « La comptine possède un vrai pouvoir de
transgression [...] et les enfants y trouvent un grand appel d'air, une
invitation
1TOURNIER Michel « Faut-il écrire pour
les enfants ? » dans la revue de l'AFL - Les actes de lecture
n°5, mars 1984, p.18.
2TOURNIER Michel, Vendredi ou la vie sauvage,
Flammarion, 1971.
17
à jeter pour un moment les principes et les
règles qui les accompagnent partout dans leur vie. »1.
Dès l'âge de l'apprentissage de la lecture, les enfants
découvrent la poésie inscrite dans les programmes scolaires, elle
doit être une matière enseignée, répondant à
des objectifs précis. Les récepteurs, de l'école
maternelle au lycée, sont de fait un public captif, contraint, par des
injonctions pédagogiques, à appréhender ce genre que
constitue la poésie. Les oeuvres du patrimoine littéraire et les
classiques constituent la principale matière de la poésie,
intégrée dans les manuels scolaires, ou groupée sous forme
d'anthologies et plus rarement de recueils. L'enfant est à cet instant
un lecteur en devenir, fragile, mais ouvert à toutes les
découvertes que l'on veut bien lui proposer. Même si la
façon dont le contact se produit est sujette à caution, il n'en
reste pas moins qu'il y a bien un public pour la poésie, et que, de
fait, il est d'âge scolaire. On peut dès lors parler d'une
poésie pour la jeunesse. Comment un enfant pourra-t-il
apprécier la poésie, si on ne lui propose que des textes abscons
pour lesquelles il n'a pas les clefs de compréhension ou
d'appréciation ? « Au risque de choquer, je l'écris comme je
le pense, : Shakespeare, Goethe et Balzac sont entachés de cette
disgrâce à mes yeux : les enfants ne peuvent pas les lire.
»2 affirme encore Michel Tournier. Il ne suffit pas qu'un
texte, reconnu pour sa qualité, soit un « classique » -
à savoir que l'on peut étudier en classe - pour que l'enfant
s'ouvre à la poésie. Il lui faut quelques clés, dont l'une
des premières est l'envie. L'enfant est un lecteur «
découvreur », qui ne deviendra acteur dans le choix de ses
lectures, une fois adulte, que s'il a été accompagné dans
cette découverte. L'école doit être le lieu qui forme un
public de jeunes lecteurs de poésie, un lieu où la poésie
se dévoile.
Considérant que se situe bien un lieu où la
poésie se découvre et qu'il existe bien un public de jeunes
lecteurs, il nous reste à voir quels moyens peuvent provoquer cette
rencontre.
Il nous reste à aborder la question de la poésie
pour la jeunesse sous l'angle des médiateurs. Les parents et
les enseignants ne pourront être médiateurs que s'ils ont un
rapport « joyeux » à la poésie. Dans les écoles,
on le sait, les plus beaux projets sont portés par les amateurs de
poésie eux-mêmes, et le contact avec la poésie dans le
cercle familial ne se fera que si les proches sont lecteurs de poésie et
en comprennent les enjeux. Or, on sait que seuls 1% des lecteurs lisent
régulièrement de la poésie. Un constat peu glorieux
s'impose : « Comment se fait-il, que la poésie, présente
dans les programmes scolaires, ne trouve pas
1BRULEY Marie-Claire, PAINSET Marie-France, Au
bonheur des comptines, Paris, Didier Jeunesse, Coll. Passeurs d'histoires,
2007.
2TOURNIER Michel « Faut-il écrire pour
les enfants ? » dans la revue de l'AFL - Les actes de lecture
n°5, mars 1984, p.18.
18
plus de lecteurs ? »1. C'est pourquoi
les politiques éducatives, régionales ou d'Etat multiplient les
initiatives : un contact étroit entre Le Printemps des Poètes et
l'école, l'OCCE2, le CNL3 ont
institué des actions pédagogiques régionales ; des
associations comme Lire et Faire Lire s'engagent. De nombreux acteurs
travaillent à promouvoir le contact entre la poésie et les jeunes
lecteurs. Car la poésie exige une médiation entre elle
et son lecteur, c'est indéniable. Les poètes sont aussi
très actifs dans cette démarche et des auteurs, toujours plus
nombreux, entrent en contact avec le jeune public pour défendre leurs
poèmes, soit dans le cadre scolaire, soit lors de manifestations
publiques ou dans les médiathèques. Lorsque le poète
rencontre ses jeunes lecteurs, c'est qu'il reconnaît l'existence d'un
lectorat « jeunesse ». Entre les poètes et les lecteurs, le
livre de poésie est le médium. Dans la sphère
éditoriale, le genre existe et se développe. Dans le secteur de
l'édition de jeunesse, qui se porte bien, nous trouvons un secteur
poésie « jeunesse » encore peu représentatif mais qui
commence à émerger sous plusieurs formes. Les comptines,
d'inégale qualité, représentent une grande part de ce
secteur ; elles se déclinent souvent sous la forme d'anthologies, de
recueils, et ces derniers temps sous la forme d'albums. Les plus grands
éditeurs de littérature jeunesse possèdent une collection
de comptines : « Comptines à chanter » chez Milan Jeunesse,
« Pirouette », « Comptines d'ici »,
« Comptines du Monde », « Les p'tits lascars
»... chez Didier Jeunesse, « Les p'tites bouilles »
chez Casterman, « Comptines à lire à deux » chez Lito,
etc. Pour les lecteurs débutants ou plus confirmés, les
anthologies constituent la forme de publication le plus souvent choisie par les
éditeurs, regroupant autour d'un auteur, d'un courant ou d'un
thème des poèmes du patrimoine ou des poèmes contemporains
: Mon premier Baudelaire chez Milan Poche Junior, Poèmes de
Victor Hugo chez Folio Junior, Les poèmes de la souris verte
de Jean-Luc Moreau au Livre de Poche Jeunesse. Enfin, la poésie
apparaît, et c'est un phénomène nouveau, sous forme
d'album, support plus volontiers approprié aux plus petits. La majeure
partie de ces livres sont illustrés, et même les recueils
destinés aux plus grands s'accompagnent d'illustrations d' artistes
reconnus, au moins pour ce qui concerne la couverture. Les éditeurs sont
ainsi les premiers « passeurs » de cette poésie offerte
à la jeunesse. En proposant des livres de poésie, ils sont les
premiers garants d'une possible lecture. En effet, les autres médiateurs
ne pourront proposer de lectures de poésie que si le support existe.
Pour Louis Dubost, « ce sont les éditeurs qui ont forgé le
concept de « poésie pour enfants », pour des
1Le printemps des poètes, dossier « le
printemps de poètes en milieu scolaire »,Célia Galice,
responsable des relations avec le milieu scolaire et universitaire, 30 novembre
2011, p.4.
2Office Centrale de la Coopération à
l'Ecole, très engagée dans les systèmes coopératifs
scolaires.
3Centre National du Livre.
19
raisons très prosaïques et marchandes de
rentabilité car tout ce qui est pour enfants, livres y compris, se vend
bien. »1 On pourrait néanmoins objecter deux arguments :
d'abord, ce ne sont pas les « grands » éditeurs qui publient
le plus de poésie, le secteur n'étant pas assez porteur à
leurs yeux. En revanche, bien des petits éditeurs le font, acceptant une
rentabilité moindre. De plus, il faut bien que la poésie se donne
à lire et pour cela que sa visibilité soit nette dans un secteur
jeunesse où les genres sont de moins en moins indéfinissables
dans une politique éditoriale qui guette le bestseller. Le
médium que représente le livre est indispensable pour initier la
jeunesse à la poésie. Génération de l'image, les
enfants d'aujourd'hui ne pourront s'approprier ce genre que s'il leur est
agréable, dénué de toute contrainte, à la hauteur
de leurs attentes et de leurs possibilités. Le livre illustré,
lui-même délaissé par les enfants en raison de la
prépondérance des nouveaux médias, reste néanmoins
un moyen sûr et plaisant de mettre la poésie, genre menacé,
à leur portée.
Le concept de poésie pour la jeunesse ne fait, en
réalité, débat que pour les poètes et les
spécialistes de la poésie qui sentent bien la difficulté
qu'il y a à faire reconnaître ce genre à part
entière et ce débat s'intègre dans celui d'une
légitimité de la littérature jeunesse. Cependant et de
facto, ce genre résiste bien : un public existe, les poètes
s'y adonnent, les livres s'y prêtent, et quelques éditeurs, bien
qu'encore trop rares, proposent de belles publications. Mais si le débat
persiste, c'est que les enjeux d'une production poétique sont importants
: pour ne pas mourir oubliée sur les étagères
poussiéreuses des bibliothèques, la poésie doit se donner
à voir et à entendre. A travers les spécificités
d'une poésie pour la jeunesse, nous comprendrons combien cette
dernière peut redonner du souffle à la pratique poétique.
L'enjeu est de taille : ne pas devenir une lecture réservée aux
érudits, ne pas mourir, résister et vivre.
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