Quelle place pour la poésie dans l'édition de littérature pour la jeunesse en France (1992 - 2012) ?( Télécharger le fichier original )par Agnès Girard Université du Maine - Master 1 Littérature Jeunesse 2013 |
2 - La problématique des collectionsS'il est un mot qui ennuie l'éditeur c'est bien ce mot de « collection ». Pour le dictionnaire Larousse, une collection est « un ensemble de livres publiés chez le même éditeur et ayant une caractéristique commune (thème, format, présentation, etc.) ». Du latin collectio :« action de recueillir, de rassembler », cette réunion d'objets d'un même type, cette série de livres ayant une unité suppose une compilation qui s'oppose foncièrement à la conception du « livre singulier » que revendique François David. La collection est un outil qui permet au médiateur du livre (parent, enseignant, éducateur ou bibliothécaire) de se repérer. Grâce à cette catégorisation, il pourra retrouver un thème, guider une recherche, classer par genre ou par âge. Le métier de bibliothécaire suppose une grande capacité à ordonner un fonds d'ouvrage, qui pour être rangés et consultables doivent répondre à des critères sélectifs de classement. La classification décimale Dewey2 est un outil indispensable à la conservation de notre patrimoine. Certes, les critères de plus en plus précis nous obligent à faire entrer le livre dans une catégorie au détriment de bien d'autres dans les quelles il aurait pu être répertorié : un choix est toujours l'abandon d'autres 1CAZALS Thierry, Le petit cul tout blanc du lièvre, Landemer, Mtus, 2003. 2La classification décimale de Dewey (CDD) est un système visant à classer l'ensemble du fonds documentaire d'une bibliothèque, développé en 1876 par Melvil Dewey un bibliographe américain. Les dix classes retenues correspondent à neuf disciplines fondamentales : philosophie, religion, sciences sociales, langues, sciences pures, techniques, beaux-arts et loisirs, littératures, géographie et histoire, auxquelles s'ajoute une classe « généralités ». (source wikipedia.org) 63 choix possibles. Mais la conservation de notre patrimoine culturel et son utilisation la plus efficace possible en dépend. En littérature pour la jeunesse cette catégorisation prend des allures restrictives de classement. Le premier critère étant l'âge du récepteur, cela peut poser quelques restrictions de choix parfois aléatoires. En effet, la réception de la lecture chez les enfants répond à plusieurs critères qui ne se réduisent pas à l'âge. L'évolution psychomotrice, la sensibilité, l'avancement dans les apprentissages intellectuels sont autant de critères variables chez des enfants du même âge. Contraindre les enfants dans une catégorie d'âge, c'est prendre le risque de leur restreindre l'ouverture à une lecture multiple. Pourtant la plupart des éditeurs classent leurs ouvrages en fonction de ce premier critère. Nous le savons, le livre et l'album en particulier, offrent une multitude de portes d'entrée dans la lecture, qu'elle soit textuelle ou iconographique. L'épaisseur des personnages, le décryptage des images, le sens multiple d'un thème traité sont autant d'ouvertures que les enfants découvrent et redécouvrent à la lecture suivante. Combien de fois avons-nous adultes, découvert encore un autre sens, un détail, une référence que l'on n'avait pas perçu à la première lecture ? Un album n'est pas un objet de lecture linéaire et sa lecture suppose l'éveil de plusieurs sens les plus divers à la fois. On peut alors supposer que la lecture de tel ouvrage ne s'adresse pas à des enfants d'un certain âge particulièrement mais qu'elle ouvre des possibilités multiples de lecture. Du bébé au jeune adulte, la littérature pour la jeunesse offre une multitude de livres qu'il faut cependant mettre à la portée d'un lectorat. On n'installe pas, dans une bibliothèque, des romans pour adolescents à la portée d'un lectorat de deux ou trois ans. La sectorisation comporte des risques de catégorisation sectaire : en effet, on voit de plus en plus une catégorisation par sexe, confinant les enfants dans un genre (fille ou garçon) qui leur ressemble, bloquant toute ouverture sur la découverte de l'autre dans ses différences. « Une segmentation Filles/Garçons a clairement émergé, plébiscitée par les enfants, acceptée, voire encouragée par les parents, avec la complicité des éditeurs du monde entier » précise Charlotte Ruffault1. La lecture, si elle est un fabuleux moyen de s'échapper, peut aussi, comme dans ce cas, devenir un dangereux moyen de « formater » un lecteur. Dans la politique de François David, le principe de collection paraît restrictif, celle par âge, absurde : 1RUFFAULT Charlotte, « Les tendances actuelles du marché » Revue des livres pour enfants n° 252, avril 2010,p.81. 64 « Dans un salon du livre jeunesse, une maman cherchait un livre pour son enfant qu'elle tenait en mains. Elle regardait les quatrièmes de couverture, puis elle remettait les livres dans la pile en lui précisant : "Non, c'est du 5 ans" ou "Celui-là non plus, c'est du 9 ans". On aurait pu penser qu'elle achetait une paire de chaussures et vérifiait que c'était la bonne taille. Les vilains petits canards, qui ont bien le droit de lire aussi, ils chaussent du combien ? »1 Mais le travail d'éditeur est ainsi fait qu'il faut bien donner des noms de collection, ranger les livres dans des cases où ils seront organisés, étiquetés à un genre, un thème, un format, un âge, « une caractéristique commune ». Ce travail de collection, les éditions Møtus, s'y sont contraints à contre-coeur. Les livres proposés sont tous « hors collection », mais cependant, rangés sous des listes contraignantes et restrictives. Ce paradoxe explique peut-être le manque de clarté que nous avons soulignés précédemment à propos des frontières entre les collections. Il reste que pour François David, « une histoire a sa propre exigence de dimension qui échappe ou devrait échapper à ces contingences. »2. L'exigence des collections appellent des contraintes qui peuvent modifier le livre et son aspect littéraire, c'est ce qui est le plus gênant sans doute pour un éditeur qui fait de libres choix dans le but de créer une oeuvre. C'est sous un aspect « artisanal » que l'éditeur conçoit ses livres, tel un artiste peintre qui ne s'encombre pas des contraintes matérielles ou des contraintes de réception pour exercer son art. Quel que soit son critère, la collection a tendance à fixer un cadre dans lequel beaucoup d'oeuvres ne pourront pas entrer. Faut-il pour autant ne pas les publier ou en changer le contenu ? François David, auteur et éditeur, me relate dans notre entretien de la surprise qu'il a eu à la publication d'un de ses ouvrages : Chut ! Chut ! Petit doigt3. A l'origine, le titre était Mon petit doigt m'a dit4, mais pour des contraintes éditoriales la directrice des éditions lui a demandé de changer son titre. Pour l'auteur, rentrer dans des cases peut dénaturer le sens du texte. L'histoire de ces deux ouvrages joue littéralement sur l'expression de langage si familière. En garder le titre était une référence essentielle pour François David. Chut ! Chut ! Petit doigt ne dévoile pas au lecteur cette connotation littérale. Ainsi certaines contraintes typographiques peuvent entraver le sens que l'auteur a voulu offrir au lecteur. Douze années plus tard, les éditions Møtus rééditeront ce texte sous le titre d'origine. Dans son travail d'éditeur, François David privilégie trois axes : la qualité, l'exigence et la liberté des choix. Cette dernière n'est pas toujours 1DAVID François, « Chaussure à son pied» dans la revue Griffon, n° 189, Novembre-Décembre 2003, p. 26. 2DAVID François, « Hors collections» dans la revue Griffon, n° 189, Novembre-Décembre 2003, p. 26. 3DAVID François, Chut!Chut!Petit doigt, ill. MOLLIER Myriam, Paris, Père Castor-Flammarion,1997. 4DAVID François, Mon petit doigt m'a dit, ill. LEONARD Aude, Landemer, Mtus, 2009. 65 évidente à respecter mais c'est une direction que les éditions Møtus se sont fixées. Les contraintes ne devant pas entraver la créativité de l'auteur ou de l'illustrateur. Afin de ne pas s'arrêter à ces contraintes, l'éditeur s'adapte. Créer des collections est nécessaire ? Et bien, en voilà une où chaque livre pourra trouver sa place : les « Inclassables ». Est-ce un simple jeu de mots ou une véritable envie de poésie ? Sans nul doute une envie de poésie, parce que la poésie trouve sa place partout dans cette maison d'édition. Ainsi, face à la contrainte de catégorisation et à celle de rentrer dans des cases, les éditions Møtus retirent le cadre, l'élargissent, le suppriment. « Aux éditions Mtus, nous avons trouvé peut-être une solution en réunissant sous le nom d'"Inclassables" des livres très différents les uns des autres tant pour le format que pour la forme, le texture et l'inspiration : inclassables oui, heureusement. »1 Dans cette collection se côtoient des ouvrages qui jouent avec les formes et avec le sens ; des histoires, de la poésie, des mots d'enfants, des ambigrammes se mélangent aux illustrations variées : du noir, du blanc, des couleurs, des photographies, des sculptures de terre, et des formes et des formats atypiques. Dans les bibliothèques du département jeunesse, ces livres ne sont pas rangés tous au même endroit. On en trouve dans les rayons Poésie, Contes ou Albums. On pourrait rapprocher la démarche de François David de l'interrogation de Georges Perec : « Que me demande-t-on, au juste ? Si je pense avant de classer ? Si je classe avant de penser ? Comment je classe ce que je pense ? Comment je pense quand je veux classer ? [...] Tellement tentant de vouloir distribuer le monde entier selon un code unique ; une loi universelle régirait l'ensemble des phénomènes : deux hémisphères, cinq continents, masculin et féminin, animal et végétal, singulier pluriel, droite gauche, quatre saisons, cinq sens, six voyelles, sept jours, douze mois, vingt-six lettres. Malheureusement ça ne marche pas, ça n'a même jamais commencé à marcher, ça ne marchera jamais. N'empêche que l'on continuera encore longtemps à catégoriser tel ou tel animal selon qu'il a un nombre impair de doigts ou des cornes creuses. »2 Une envie d'ouverture à tous les possibles définissent cette démarche, dans le souci de ne pas enfermer cette littérature dans un « code unique ». Les éditions Møtus publient peu de livres (six à dix livres par an), mais essaient de mettre en évidence une nouveauté sur chaque projet, afin qu'ils ne se ressemblent pas. En créant cette collection « Inclassables », les 1DAVID François, « Hors collections» dans la revue Griffon, n° 189, Novembre-Décembre 2003, p. 26. 2PEREC Georges, Penser/Classer, Librairie du XXIe siècle, Seuil, Paris, 2003. 66 éditions Møtus répondent plus à une logique de liste, à la manière d'Umberto Eco, une liste de littérature contemporaine qui sert à « re-mélanger le monde après que les listes ont servi à des fins d'inventaire, puis d'ordre. »1 S'il fallait parler de collection ce serait alors plus dans le sens où les ouvrages proposés dans cette liste « Inclassables » seraient des pièces de collection, à savoir des livres que leur rareté, leur valeur et leur caractère esthétique désignent pour faire partie d'une collection. François David justifie la spécificité de cette collection ainsi : « Peut-être que les livres que j'ai envie d'écrire ou de publier sont justement des livres qu'on a du mal à ranger. »2 A travers une volonté d'écrire et de publier des textes libres, le catalogue évolutif et les frontières mouvantes des collections dessinent les lignes de force des éditions Møtus,. Une politique éditoriale serait-elle en train de se définir ? |
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