Quelle place pour la poésie dans l'édition de littérature pour la jeunesse en France (1992 - 2012) ?( Télécharger le fichier original )par Agnès Girard Université du Maine - Master 1 Littérature Jeunesse 2013 |
2 - Une prise de risque encouragée par les politiques d'EtatDans les ouvrages de Møtus, l'inscription « Publié avec le concours du C.R.L. Et le soutien financier de la région Basse-Normandie, de la ville de Cherbourg et du Conseil Général de la Manche » apparaît systématiquement et nous interroge sur les paramètres économiques de cette maison d'édition. La croissance des ventes nous conduit à nous pencher sur les contraintes économiques que cette augmentation engendre et les choix éditoriaux que cela entraîne. Lorsque l'on interroge François David sur le choix d'oeuvrer au sein d'une structure associative, la réponse semble évidente. Dans ses débuts, la maison d'édition avait juste besoin d'une structure juridique pour publier des textes poétiques que l'éditeur jugeait de qualité et dont il appréciait la beauté. Il n'est pas question un seul instant de profit ou de rentabilité, aussi la structure associative à but non lucratif s'est-elle imposée naturellement. Plusieurs maisons d'éditions se sont constituées en association (Soc et Foc1, La Renarde Rouge2 par exemple) : il s'agissait de petites structures adaptées à un engagement de type bénévole qui amoindrissait les coûts. Cependant, aussi petite que soit la maison d'édition, un éditeur se pose forcément la question de la rentabilité du livre. L'association doit pouvoir rembourser les frais de la réalisation d'un livre et avancer les fonds pour un nouveau projet éditorial. « Or Møtus est une association de bénévoles et, si nous ne faisons pas de bénéfices, nous ne pouvons pas travailler à fond perdus »3, souligne François David. Faire le pari de publier des textes inédits, et seulement ceux-là, c'est encore prendre un vrai risque au niveau de la réception : comment anticiper l'accueil commercial d'un livre dont l'auteur ou l'illustrateur sont, la plupart du temps, inconnus ? En effet, certains coûts sont évaluables : les avances sur droits d'auteurs et d'illustrateurs et le pourcentage sur les ventes (entre 4% et 8% 1Soc et Foc, créée en 1979. 2La Renarde Rouge créée en 1994. 3DAVID François, La revue des livres pour enfants, n° 258, avril 2011, p. 89. 54 sur le prix de vente public TTC, 10 % pour le couple auteur/illustrateur chez Møtus), les coûts industriels (entre 7% et 12%), les frais de création (15% pour un livre illustré), la promotion (3%), la diffusion (entre 4% et 7%), la rémunération du détaillant (entre 25% et 40%), la distribution (entre 8% et 15%), les frais de structure de la maison d'édition (entre 5% et 20%) et la TVA (5,5%)1. Mais d'autres données sont aléatoires : l'accueil du livre sur le marché n'est pas évaluable. Dès lors, le risque existe bel et bien, lors de la publication d'un livre, de ne pas rentrer dans ses frais. En littérature pour la jeunesse néanmoins, un avantage est appréciable : « un livre édité il y a quinze ans peut continuer à être lu aujourd'hui »2. Ainsi, l'album Nasr Eddin Hodja, un drôle d'idiot3, sorti en 1996 et réimprimé plusieurs fois, atteint aujourd'hui les 12 000 exemplaires vendus. Des recueils comme Mes poules parlent4 (2004) ou Le Rap des rats5 (1999) dépassent les 7 000 exemplaires vendus, Le Verlan des oiseaux (1996), fabriqué pendant la période artisanale de Møtus, s'approche des 8 000 exemplaires vendus ce qui est un chiffre considérable pour de la poésie où les tirages sont souvent inférieurs à 600 exemplaires et les ventes moindres encore. L'investissement matériel des éditions Møtus a été progressif. D'une forme artisanale contraignante à l'évolution des choix techniques et commerciaux classiques, cette maison d'édition a progressé de façon évidente. Au tout début, les livres étaient stockés dans la maison de François David, mais depuis 2007 un distributeur6 a pris le relais. Ce dernier stocke les livres publiés et envoie les commandes aux libraires. Moyennant un pourcentage sur les livres vendus, le distributeur permet un gain de place dans les locaux des éditions et une réactivité au niveau de la fourniture des détaillants. La structure s'est dotée d'une salariée pour le fonctionnement qui n'était assuré que par les membres de l'association les premières années. L'imprimante à marguerite a été abandonnée au profit d'un imprimeur, et depuis le début de l'année 2013, un diffuseur7 fait la promotion des ouvrages de Møtus. Le diffuseur permet une visibilité en librairie laissant des livres en dépôt. Cependant, outre le coût que le diffuseur s'octroie sur chaque livre vendu, le retour des invendus est risqué. François David est conscient que ce « problème des "retours" a coulé beaucoup de petits éditeurs »8. Tous les 1Sources issues du tableau « Derrière le prix d'un livre », MINI sandrine, Revue des livres pour enfants n° 252, avril 2010. 2DAVID François, La revue des livres pour enfants, n° 258, avril 2011, p. 94. 3MAUNOURY Jean-Louis, Nasr Eddin Hodja, un drôle d'idiot, ill. Henri Galeron, Landemer, Mtus, 1996. 4BESNIER Michel op.cit. 5BESNIER Michel, op.cit. 6Distibuteur pour les libraires : Daudin distribution. 7Diffusion en France : CED. 8DAVID François, La revue des livres pour enfants, n° 258, avril 2011, p. 94. 55 secteurs où des économies pouvaient être faites ont tendance à être normalisés au même titre qu'une maison d'édition de taille moyenne. Quelques postes stratégiques restent gérés par les bénévoles. Le travail de mise en page, de composition est effectué par François David, en collaboration avec les auteurs illustrateurs. De même, les premiers ouvrages publiés sont toujours au catalogue et encore directement réalisés par Møtus, en fonction de la demande. Pour François David le risque de travailler avec un diffuseur est double : d'une part il engendre des frais sur les ouvrages que ce dernier promeut auprès des détaillants, mais aussi sur tous les autres ouvrages de la maison d'édition, même ceux qu'ils ne promeut pas ; d'autre part le système de retour des invendus, si ces derniers sont trop nombreux, peut déséquilibrer le ratio publication/vente. Møtus avait jusque-là évité ce risque en imprimant ses ouvrages en fonction de la demande. Or, il est plus coûteux de réimprimer un texte que de réaliser un premier tirage plus conséquent, sachant que, la plupart du temps, les subventions et les aides ne sont accordées que lors de la première publication, et que l'impression en grande quantité est moins coûteuse que plusieurs impressions en quantité moindre. Cependant, aujourd'hui, le succès des ventes des ouvrages de Møtus engendrent des ré-impressions fréquentes et il est à noter que le CRL accorde parfois, désormais, des aides aux éditeurs pour les ré-éditions. La « fabrique » de livres de poésie, tenue par les artisans bénévoles de cette association s'est développée et avec elle le nombre d'ouvrages publiés et la reconnaissance du travail effectué : aujourd'hui, les 2 000 à 3 000 tirages d'un ouvrage ne permet plus une fabrication artisanale que permettait la vingtaine de livres fabriqués à l'avance au commencement de cette structure. La question de parvenir à l'équilibre est cruciale dans le domaine de l'édition, à fortiori dans celui de l'édition de poésie, genre moins lu que d'autres. Comment les aides publiques peuvent-elles amoindrir ce risque ? La renaissance de la poésie a été favorisée par les politiques d'Etat : l'éducation nationale a transformé ses programmes, incitant au renouveau poétique ; les politiques culturelles ont permis à la poésie de sortir des bibliothèques. L'état, grâce au CNL1, soutient des actions sur toute la chaîne du livre, et de nombreux projets autour de la poésie (en 2011, 357 000 € ont été accordés au Printemps des Poètes). Grâce à l'état, Le Printemps des Poètes2 1CNL : Centre National du Livre : alimenté par le produit d'une taxe sur l'édition, il a pour mission l'aide à l'édition ou à la réédition de certains livres, l'aide aux auteurs et à la littérature francophone non française, l'aide aux bibliothèques et à la diffusion du livre à travers les librairies. < www.centrenationaldulivre.fr>. 2Printemps des Poètes : Association Loi 1901, Centre de ressources pour la poésie et coordonnateur de la manifestation de mars, Le Printemps des Poètes, est une initiative de Jack Lang et d'Emmanuel Hoog. Il est soutenu par le Ministère de la Culture, via le Centre national du Livre, le Ministère de l'Education nationale, et le Conseil régional d'Ile-de-France.< www.printempsdespoetes.com>. 56 met aussi à disposition une ressource inestimable pour la poésie. L'état subventionne aussi des projets en région : le Centre Régional du Livre (CRL). Des politiques de ville se mettent en place aussi, promouvant la poésie, souvent en partenariat avec les médiathèques : création de « maisons de la poésie », constitution d'un fonds, hommages rendus à des poètes. Pour François David ces aides sont essentielles au fonctionnement de la maison d'édition. Le fait d'être installée dans une région où le nombre d'éditeurs est réduit constitue aussi une chance supplémentaire, puisque les aides allouées sont inversement proportionnelles au nombre de structures. François David reconnaît avoir beaucoup de chance de bénéficier des aides de la ville de Cherbourg, du Conseil Général de la Manche et du Conseil Régional de Basse-Normandie. Certes, la tâche administrative est chronophage, et le renouvellement des subventions allouées n'est pas acquis d'une année sur l'autre, mais depuis vingt-cinq ans, le travail de cette petite fabrique qui grandit a su séduire les instances qui allouent fidèlement les subventions aux projets de la maison d'édition. Juste retour des choses, les éditions Møtus donnent à la ville de Cherbourg, à la Manche et à la Basse-Normandie une image de marque, et sont un vecteur local vers la culture nationale et internationale. Ainsi, en 2012, le Centre Régional des Lettres de Basse-Normandie accompagne trois éditeurs normands à la soixante-quatrième foire internationale du livre de Francfort, Møtus en faisait partie. Développant dès lors un potentiel international, les albums de Møtus s'exportent désormais (La tête dans les nuages1, La petite fille qui marchait sur les lignes2, Du sucre sur la tête3) et risquent de s'exporter davantage. L'album Un rêve sans faim4 a ainsi été récemment publié en Corée du Sud, les droits pour deux autres recueils poétiques Le Rap des rats et Mes poules parlent ont été acquis en 2013 par la Chine. Les débuts audacieux, les choix éditoriaux assumés et l'accroissement des contraintes économiques auraient pu avoir raison de cette maison d'édition si les aides des partenaires financiers n'étaient pas bien réelles. Sébastien Dubois5 parle d'une économie « sous perfusion ». En 2011, la poésie est le secteur (regroupé avec le théâtre) qui a obtenu le plus grand nombre d'aides accordées par le CNL6 . Ces aides constituent une condition nécessaire à la survie des éditions de poésie, telles les éditions Møtus. 1DAVID François, La tête dans les nuages,ill. SOLAL Marc, Landemer, Mtus, 1998. 2BEIGEL Christine, La petite fille qui marchait sur les lignes, ill. KORKOS Alain, Landemer, Mtus, 1998. 3VINAU Thomas, Du sucre sur la tête, ill. Lisa NANNI, Landemer, Mtus, 2011. 4DAVID François, Un rêve sans faim,ill. THIEBAUT, Landemer, Mtus, 2012. 5DUBOIS Sébastien, chercheur à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l'école de management de Rouen a écrit une thèse sur la sociologie et l'économie de la poésie contemporaine française. 6Centre National du Livre, Rapport d'activité 2011, p. 26. 57 |
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