Chapitre II - Quelles sont les
particularités de Møtus ?
(c)Mtus
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On le voit nettement dans la place que la poésie prend
dans les publications pour la jeunesse, elle est un genre que certains ont pris
le parti de « sauver ». C'est par des démarches
engagées, que la poésie contemporaine, vigoureuse mais souffrant
d'une crise médiatique, trouvera le moyen de se hisser à la
portée des petites mains d'enfants qui grandiront. L'aspect
économique peu porteur du secteur et paradoxalement la vigueur de sa
création se trouvent relayés par des structures qui ne
présentent pas toujours une « étiquette » de
normalité. Les singularités des éditions Møtus
placent cette maison aux frontières de la chaîne éditoriale
contemporaine. A l'exercice de l'analyse de ces fonctionnements «
atypiques », nous interrogerons la place du livre de poésie afin de
rendre compte de l'impact de ces particularités sur la reconnaissance de
ce genre.
A - Une structure associative engagée
En mettant l'accent sur le côté artisanal de ses
productions à ses débuts, Møtus fait le pari de donner
à la poésie une certaine place dans le monde éditorial.
L'enjeu est le même : faire vivre la poésie et même si les
chemins pour y parvenir sont semés d'embûches, les sentiers de
traverses sont souvent l'occasion d'arriver à bon port.
1 - Des débuts difficiles
Pour les éditions Møtus l'aventure de la
littérature jeunesse prend naissance en 1992. Cette date explique notre
volonté de situer cette recherche à partir de cette année
précise. Mais « au début, il y a bien failli ne pas y avoir
de début »1 souligne François David.
Avant la création des éditions Møtus ,
François David lance la revue VOIX / E / S , revue du texte court.
Le projet regroupait un auteur de nouvelle, « genre
méprisé » selon François David, deux comédiens
et un musicien qui enregistraient la nouvelle et la musique car le support
était une cassette, un illustrateur pour la couverture et le petit
livret de la revue. Le constat d'échec est rapide : « Trop
difficile. Trop d'ennuis. Trop coûteux »2. Cette
expérience a duré à peu près un an, avec la
parution de cinq numéros. Mais deux tendances apparaissent : l'amour du
texte court, et la collaboration avec des illustrateurs comme André
François ou Claude Lapointe, et des auteurs comme Jean L'Anselme.
1DAVID François, « Møtus :
débuts et buts » dans la revue Griffon, n° 189,
Novembre-Décembre 2003, p.6. 2Ibjd.
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Malgré cette rude expérience, les
éditions Møtus sont fondées en 1988, à la suite de
deux évènements. Le premier est l'acquisition d'une imprimante
à marguerite1 qui permettait une jolie impression sur des
supports épais. Le deuxième événement est l'envie
d'éditer les textes d'un ami, poète, que les éditeurs ne
prenaient pas le risque d'éditer parce que la poésie ne se
vendait pas trop. Malgré les difficultés de la revue VOIX / E
/ S naît le projet d'éditer ces textes courts de façon
artisanale : imprimante à marguerite, reliure des feuillets à la
machine à coudre et couverture au papier fabriqué feuille
à feuille. Le premier texte inédit édité est
Littorines2 de Michel Besnier3, proposé
d'une part dans une belle édition publique, d'autre part dans un coffret
avec une gravure originale en frontispice. Les éditions avant 1992,
publient donc des textes de poésie générale. L'accueil des
ouvrages est chaleureux mais le travail artisanal ne permet pas une production
en grand nombre. L'investissement dans un matériel un peu plus
performant permet des publications plus nombreuses mais encore
réalisées de façon artisanale. Les éditions ne se
fixent pas d'objectifs chiffrés, elles comptent sur les ventes d'un
ouvrage publié pour tenter d'en publier un nouveau. L'édition se
fait prudemment, au jour le jour, et l'intérêt des textes et la
beauté des ouvrages fabriqués plaisent : la couverture est en
papier vélin de Rives et les pages intérieures en Centaure
ivoire. Le tirage public se doublait d'un tirage de tête encore plus
sophistiqué. Treize recueils sont édités. L'aventure dure
cinq années, trois textes réédités sont à
nouveau au catalogue : Littorines de Michel Besnier, Eclats
de LoIc Herry et Fugue de François David. Les
années sont difficiles, et François David souligne : «
même les poètes les plus ardents à saluer la qualité
de nos livres n'allaient pas jusqu'à les acheter »4. les
exemplaires se vendent peu mais la volonté de publier de la
poésie inédite, le plaisir du texte et l'accueil chaleureux
donnent l'élan nécessaire pour faire perdurer cette aventure.
Puis, en 1992, à l'occasion d'une soirée
organisée à Cherbourg avec les deux derniers auteurs
publiés, des textes que Jean-Louis Maunoury avaient écrits pour
les jeunes lecteurs sont mis en voix par des élèves de
théâtre. La salle est enthousiaste et l'envie de publier ces
textes se concrétise. Bestiole et bestiaux5
paraît en 1992 et marque le début des éditions pour
1Imprimante qui se caractérise par la
disposition, sur un disque plat rotatif (marguerite), des caractères
à frapper. Pour imprimer, un ruban imbibé d'encre est
placé entre la marguerite et la feuille de telle façon que
lorsque la matrice frappe le ruban, celui-ci dépose de l'encre
uniquement au niveau du relief du caractère.
2BESNIER Michel, Littorines, Landemer, Mtus, 1988.
3Michel Besnier est né à Cherbourg en
1945, professeur de lettres, il est l'auteur de poèmes, essais,
nouvelles et romans dont le premier, Le bateau de mariage (Seuil,
1988), a fait l'objet d'une adaptation au cinéma.
4DAVID François, « Mtus : débuts
et buts » dans la revue Griffon, n° 189,
Novembre-Décembre 2003, p.7. 5MAUNOURY Jean-Louis,
Bestioles et bestiaux, ill. de MONT-MARIN Consuelo, Landemer, Mtus,
1992.
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la jeunesse. C'est donc « sans but » que ce tournant
se fait, né du hasard d'une rencontre entre un public, des auteurs et un
éditeur. La confection artisanale perdure : le peu de moyens financiers
oblige les éditions à fabriquer eux mêmes leurs ouvrages.
La collection Pommes Pirates Papillons propose des livres publiés au fur
et à mesure des demandes, avec une avance d'une vingtaine d'ouvrages
seulement. La mise en page est réalisée par François
David, les couvertures en couleurs sont commandées chez un imprimeur,
les pages intérieures sont imprimées par les éditions
Møtus en quantité minime et réimprimées à la
demande en assurant une petite avance, la reliure est faite par les membres de
la maison d'édition. Le produit est conçu de façon encore
artisanale. François David évoque lui-même la «
présentation [alors] un peu frustre » (reliure en spirales
visible)des deux premiers ouvrages s'agissant de la littérature jeunesse
où le public est habitué, durant ces années, aux couleurs
vives et aux grands formats. En parallèle de la qualité des
textes et des illustrations, par un travail déjà engagé
sur l'esthétique, le travail sur l'objet-livre se poursuit donc car
l'aspect formel du livre de poésie est un atout indéniable de
médiation. Pourtant déjà...
Les ventes des ouvrages de poésie pour la jeunesse se
développent, la poésie se lit, les livres de Møtus
s'achètent. La surprise est heureuse mais la première
difficulté se fait alors sentir : il faut répondre à la
demande ; un choix s'impose alors : les éditions ne peuvent continuer
à publier à la fois des livres de poésie tout public et
des livres de littérature pour la jeunesse. Le dernier recueil de
poésie « adulte » est publié en 1988. Le choix
éditorial est fait, même si la douleur d'arrêter
d'éditer les auteurs pour « adulte » est encore
décelable dans les propos de François David. Les éditions
Møtus se spécialisent dans la littérature pour la
jeunesse. Avec ce tournant, s'anime le débat de la reconnaissance d'une
littérature destinée à la jeunesse. Face à la
réaction d'un auteur, amer de voir s'envoler ses espoirs d'être
publié en poésie adulte par Møtus et lançant que
cela donnera à la maison peut-être plus de « clients »,
l'éditeur répond « que Møtus n'avait certainement pas
pour objet de viser un puissant chiffre d'affaires, mais que voir un nombre de
lecteurs grandissant témoigner de leur intérêt en achetant
[leurs] livres était pour [eux] un chaleureux et précieux
encouragement »1. Le texte et les illustrations choisis dans
ces recueils expliquent le succès rencontré par les ouvrages
édités. Certes, les publications n'avoisinent pas les grands
chiffres des sorties des albums à succès, mais s'agissant de
poésie, les chiffres sont très bons et dépassent les
éditions de poésie
1DAVID François, « Møtus :
débuts et buts » dans la revue Griffon,
n° 189, Novembre-Décembre 2003, p.7.
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pour adulte : aujourd'hui la plupart des titres sortent entre
2 000 et 3000 exemplaires et la réédition de certains ouvrages
atteint les 13 000 exemplaires.
Les débuts de cette maison d'édition atypique,
née sous le signe du hasard, ont été difficiles, mais la
prise de risque et l'engagement sont deux facteurs qui ont consolidé
cette structure associative, lui permettant de faire évoluer la
conception de la poésie pour la jeunesse et sa médiation.
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