DEUXIEME PARTIE : LES NOUVELLES FORMES DE
L'ALIENATION
Qu'attendons-nous par formes nouvelles de
l'aliénation ? De façon concrète, dans le groupe de
mots « formes nouvelles », nous avons `'formes'' et
`'nouvelles'' qui supposent qu'il y a eu des anciennes ou modernes formes de
l'aliénation. Aussi faut-il distinguer l'aliénation du
XIXe siècle à celle du XXIe siècle.
Au X1Xe siècle, l'aliéné avec Marx était
en première instance le prolétaire, car dit-il
« l'existence d'une classe ne possédant rien que sa
capacité de travail est une condition première [...] du
capital ». Mais qui est le prolétaire ? Le
prolétaire est avant tout un travailleur manuel qui dépense et
qui épuise son énergie physique au cours du travail, même
s'il travaillait sur des machines. Pour s'approprié la plus-value, le
capitaliste achetait et utilisait cette énergie humaine dans des
conditions animalisantes, c'est ce qui donnait à l'exploitation ses
aspects révoltants et inhumains. Marx avait donc dénoncé
la peine physique, la misère physique du travail. Tel est d'ailleurs,
l'élément matériel, tangible que l'on trouve dans
l'esclavage salarié et l'aliénation.
Mais aujourd'hui, le mécanisme du travail est de plus
en plus perfectionné dans le « capitalisme
avancé », tout en soutenant l'exploitation, modifie l'attitude
et le statut de l'exploité. De fait, en comparant les conditions du
travailleur aliéné du X1Xe siècle
critiquées par Karl Marx à celle du XX1e
siècle, on pourrait très vite dire que dans les stades
antérieurs du capitalisme, le capitalisme perdait « sa valeur
et sa dignité ». A contrario, le travailleur contemporain
exerçant dans les secteurs de la société vit
l'aliénation de façon voilée voire `'raffinée'',
car sa vie est sous le contrôle de la technologie où encore de la
rationalité technicienne.
CHAPITRE I : LES NOUVELLES FORMES DE CONTROLE
A- LA RATIONALITE SCIENTIFIQUE ET
TECHNOLOGIQUE
La technique est un procédé
particulier, une « tactique » que l'on utilise pour mener
une bonne opération concrète, pour fabriquer un objet
matériel ou l'adapter à sa fonction. Elle est aussi l'ensemble
des applications des connaissances scientifiques à la production (la
production industrielle) de biens et de produits utilitaires. Car, comme le dit
Marcuse, « les techniques fournissent la base même du
progrès, la rationalité technique fournit le modèle
d'esprit et le comportement pour les réalisations
productives ».
Avec les penseurs scientifiques comme Descartes,
on constate que le développement de la technique aura comme corollaire
la désacralisation de la nature. La nature ayant perdue son
caractère sacré, devient un objet que l'on doit manipuler en vue
de sa survie. Bref, avec Descartes s'institue un nouvel ordre, celui de
l'individu. L'individu devenu ingénieur, technicien, doit être
« comme maître et possesseur de la nature. ».
Malgré ces projets audacieux visant le bonheur de l'individu, celui-ci
ne cesse d'être la proie de mille souffrances.
Cette souffrance de l'individu est accentuée par
l'évolution de la science et de la technologie. Tel est d'ailleurs le
regret de Hans Jonas en ces termes : « la promesse de la
technique s'est inversée en menace ». C'est dire que la
technique loin de tirer l'individu de sa souffrance, pèse au contraire
sur lui comme l'épée de Damoclès.
En effet, avec la révolution industrielle, l'outil
commence à être mû par un mécanisme et non par la
main de l'ouvrier. C'est elle qui inaugure au XVIIIe siècle la
révolution industrielle : « machine-outil, écrit
Marx est donc un mécanisme qui ayant reçu le mouvement convenable
exécute avec ses instruments les mêmes opérations que le
travail leur exécutait auparavant avec des instruments pareils.
Dès que l'instrument, sorti de la main de l'homme est manié par
un mécanisme, la machine outil a pris la place du simple outil. Une
révolution s'est accomplie alors même que l'homme reste le moteur.
Le nombre d'outil avec lesquels l'homme peut opérer est limité
par le nombre de ses propres organes. L'organe d'opération manuel, que
la révolution industrielle saisi tout d'abord laissant à l'homme,
à côté de la nouvelle besogne de surveiller la machine et
d'en corriger les erreurs de sa main, le rôle purement de
moteur ».
De cette nouvelle ère de la production, l'ouvrier va
jouer un nouveau rôle ; En ce sens que le travail parcellaire du
prolétaire de la fabrique tend à être réduit
à la surveillance, à la correction au service de machines-outils
de plus en plus exigeantes et aussi à boucler les trous de la
mécanisation en agissant lui-même comme une pièce du
mécanisme, à être un accessoire conscient de la machine. La
prolétarisation se développe alors avec la diminution de la
qualification des ouvriers manuels. Autrement dit, la main de l'individu tend
désormais à être remplacée dans toutes les
opérations de maniement d'outil et on assiste à des grandes
productions qui permettent le développement de la coopération et
de la division technique du travail.
Vu ce rôle important que joue la technique dans la
société, Marx insiste sur la tendance au développement ,du
rôle de la science ,de la production avec les ensembles mécaniques
matériels de plus en plus considérables faisant mouvoir les
outils au lieu de l'habilité personnelle de l'ouvrier. C'est le
traitement des conditions objectives de la production par l'application
systématique de la science à la technologie qui tend à se
développer.
Il ressort de ce qui précède que la civilisation
industrielle transforme l'organisme humain en un instrument toujours plus
sensible, plus différencié, plus malléable et elle
crée une richesse sociale assez large pour transformer cet instrument en
une fin en soi.
Mieux, dans la société de contemporaine, en
dépit de tout changement, la fameuse épée
caractérisée par la technique est plus que jamais pesante sur
l'homme. Aussi, la technique, elle-même, est tributaire d'une
rationalité dénommée la rationalité scientifique et
technologique. Dès lors, qu'est-ce-que la rationalité
scientifique et technologique ?
La rationalité scientifique et technologique
est « L'expression même de la raison, mise au service de
tous les grands groupes, de tous les intérêts
sociaux »51. Autrement, la rationalité scientifique
et technologique surpasse, transcende a priori les considérations
marxiennes de la société de classe.
Selon Marcuse, la rationalité scientifique et
technologique enrôlée dans le système de production
capitaliste, loin de libérer l'homme des contraintes réelles, tue
en lui le sens de son humanité, la conscience de son aliénation.
En effet, écrit-il « Le nouveau conformisme, c'est le
comportement social influencé par la rationalité technologique.
Il est nouveau parce qu'il est rationnel à un degré sans
précédent »52. Autrement, les merveilles de
la rationalité scientifique envoie l'homme `'au pays des merveilles'' et
s'oublie ; oublie les arrières plans des merveilles technologiques
c'est-à-dire son cote déshumanisant car « le sujet
aliéné est absorbé par son existence
aliénée »53. Mais que le sujet soit
absorbé par l'aliénation ne signifie pas qu'il n'y a plus
d'aliénation. Aussi « si l'ouvrier et son patron regarde le
même programme de télévision, si la secrétaire
s'habille aussi bien que la fille de son employeur [...], s'ils lisent tous le
même journal »54, cette assimilation n'indique pas
la
51_Marcuse (Herbert), L'Homme
unidimensionnel (Paris, minuit, 1968), P.34
52_Idem. P36
53_Idem. P34
54_Idem. P38
disparition des classes. Ainsi, la rationalité
scientifique et technologique voile avec ses fleurons, les rapports
réels des hommes, leurs aliénations d'où « son
caractère rationnel de son
irrationalité »55.
Par ailleurs, devenue la rationalité politique
suprême de la domination de l'homme par l'homme, la rationalité
scientifique et technologique administrant l'homme dans toutes les dimensions
de son existence l'introduit dans une société totalitaire
où il n'est plus qu'un outil technologique au service de l'appareil de
production. A cet effet, Jean-François Lyotard souligne dans
« La condition postmoderne » écrit en 1979 que
l'homme postmoderne doit désormais vivre sans
« métarécits ». Les métarécits
(ou grands récits) sont les mythes et plus tard, les doctrines
historiques du progrès dont les sociétés se sont
alimentées jusqu'à l'ère moderne. Mais, après les
horreurs de la guerre et des régimes totalitaires, aucun
« lendemain chantant » ne pouvait plus être attendu
ni de la science ni des idéologies politiques. L'homme ne peut plus
compter sur la vérité, le progrès ou la révolution
pour atteindre le bonheur et la liberté ; il doit s'accommoder de
la domination des techniques et des sciences sur son existence, sans toutefois
pouvoir leur faire confiance pour ce qui est de son bien-être.
En définitive, voulons-nous montrer dans cette partie,
le règne de la technologie dans « le nouveau monde »
qui comme le capitalisme critiqué par Marx, masque l'aliénation
du XXIe siècle dans la mesure où « les gens se
reconnaissent dans leurs marchandises, ils trouvent leur âmes dans leur
automobile, leur chaîne de haute fidélité, leur maison
à deux niveau »56. En ce sens, l'aliénation
est certes problématique mais existe bel et bien. Dès lors, la
mutation effective de l'aliénation n'est-elle pas à
considérer hic et nunc ?
56_Idem
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