III. Discussion de l'épistémologie de Von
Mises
Nous pouvons résumer en trois points le fond de
l'épistémologie de Von Mises:
(1) Nous sommes conditionnés par nos «
catégories mentales » à nourrir telle ou telle pensée
chaque fois que nous agissons, i.e. chaque fois que notre pensée
s'incarne dans un acte.
(2) Ces catégories ne sont pas inférées
sur la base de l'expérience mais préétablies en notre
esprit. D'autre part, elles sont a priori, au sens d'indubitables quel que soit
le donné empirique et quel que soit notre raisonnement.
L'expérience ne peut jamais mettre en cause une catégorie
mentale, car il nous est psychologiquement impossible de mettre en doute nos
catégories. Pour cette même raison d'impossibilité
psychologique, nous ne pouvons raisonner autrement que nos catégories
mentales nous imposent de penser : toute façon de penser qui diverge de
nos catégories mentales nous paraît absurde et inconcevable.
(3) Nos « catégories mentales »
prédéterminent la pensée qui s'incarne dans notre agir
mais également la pensée qui réfléchit
théoriquement sur notre agir, i.e. tente de faire la
représentation théorique de la pensée qui s'incarne dans
notre agir. Nous sommes psychologiquement prédéterminés
à inférer de l'axiome de l'action humaine certaines conclusions
et à tenir ces conclusions pour vraies ; cependant, le
caractère analytique en même temps que déductif de
notre raisonnement fait que nos conclusions sont effectivement vraies.
La notion d'analyticité est cruciale. Elle justifie que
la praxéologie, i.e. le raisonnement théorique sur l'action
humaine, soit porteuse d'une vérité objective sur son objet. Dans
le cadre du présent chapitre, nous proposerons un retour critique sur
cette assertion primordiale de Von Mises.
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1. Examen des difficultés posées par la
notion d'analyticité dans l'épistémologie de Von Mises
La notion d'analyticité pose problème à
plus d'un titre dans l'épistémologie de Von Mises. L'idée
centrale de Von Mises c'est que le raisonnement praxéologique
procède d'une décomposition du concept d'action humaine et qu'il
constitue en même temps un raisonnement déductif. Le
raisonnement praxéologique serait à la fois analytique et
déductif. Nous allons examiner l'une après l'autre les
difficultés soulevées par une telle assertion.
A. Le concept d'action humaine enferme-t-il toutes les
catégories de l'action humaine?
Von Mises justifie la possibilité de connaître
analytiquement les catégories de l'action humaine en faisant valoir
qu'elles sont toutes incluses dans le concept d'action humaine. Le
problème avec cette assertion c'est qu'un concept n'inclut pas
nécessairement toutes les caractéristiques
générales de l'objet qu'il désigne; et même, il
effectue un tri et retient pour les inclure dans sa définition les
caractéristiques qui sont les plus pertinentes pour établir la
spécificité de l'objet, i.e. le distinguer nettement des autres
objets.
« Un chat est un animal félin de petite taille, au
poil soyeux, qui miaule » constitue à peu près la
définition standard du chat. L'objet chat peut avoir d'autres
caractéristiques générales, coexistant avec celles
incluses par le concept.
Pourquoi le concept d'action humaine inclurait-il toutes les
catégories de l'agir, et pas seulement certaines plutôt que
d'autres ? L'argument de Von Mises est qu'il existe une catégorie ultime
de l'agir, celle qui consiste précisément à statuer sur
les moyens en vue de satisfaire une intention; cette catégorie englobe
toutes les autres. Par conséquent, le
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concept d'action humaine doit lui-même englober toutes
les catégories de l'agir.
Le problème c'est que rien ne justifie cette
isomorphie. Il n'y a aucune espèce de raison pour que le concept
d'action humaine, dont nous disposons préalablement avant de le
décomposer, englobe toutes les caractéristiques de l'action
humaine; et même, il est plus probable qu'il effectue un tri, i.e.
choisisse prioritairement certaines caractéristiques de l'objet, en vue
de distinguer au mieux cet objet.
Quand bien même le concept d'action humaine inclurait
toutes les catégories de l'agir humain, est-ce pour autant que la
décomposition de ce concept en vaudrait la peine ? On peut, en effet, se
demander si décomposer un concept peut nous apporter une quelconque
vérité sur l'objet, en fin de compte.
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