B. Une divergence profonde
La dichotomie analytique/synthétique a un statut
radicalement différent, en fin de compte, selon qu'on se situe du point
de vue du positivisme logique ou de l'épistémologie aprioriste de
Von Mises.
Pour les positivistes, la distinction entre
énoncés analytiques/synthétiques, jointe à celle
entre énoncés synthétiques doués de
sens/énoncés synthétiques insensés, participe du
projet de délimiter avec précision le champ des
énoncés synthétiques sensés, lesquels sont ex
definitione réductibles au donné sensoriel. La connaissance
analytique est vide de sens, elle ne porte pas sur les faits de la
réalité, quoiqu'elle « figure » la forme de la
pensée.
Le problème de l'induction
Un enjeu majeur des positivistes est d'identifier et
d'exprimer la « syntaxe logique » des énoncés et
concepts qui sont réductibles au donné sensoriel: Carnap et
Russel notamment s'efforcent d'élaborer une logique inductive, selon
laquelle le donné sensoriel entretient avec les théories induites
sur la base de ce dernier une relation de probabilité logique.
L'idée est de démontrer que la connaissance factuelle, i.e.
à propos des faits de la réalité, se résume aux
énoncés synthétiques réductibles au donné
sensoriel et qu'il n'y a pas lieu d'imaginer une connaissance factuelle
analytique; le corollaire est que la connaissance synthétique vraie a
posteriori de la réalité n'a pas
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besoin d'être fondée par autre chose que
l'expérience. Le donné sensoriel permet à lui seul qu'on
induise sur la base du donné sensoriel une théorie
générale, i.e. relative à des faits constants et
nécessaires de la réalité.
Von Mises attaque explicitement Russel, qu'il accuse de
commettre une « sacrée bourde »18 (sic).
L'induction requiert, selon Von Mises, qu'on dispose a priori, i.e. au titre de
catégorie préétablie en notre esprit, sans qu'on ne puisse
inférer ni mettre en cause cette catégorie sur la base de
l'expérience, du concept de régularité. Le raisonnement
inductif, d'une part vaut pour les régularités qui ont toujours
eu lieu de par le passé, d'autre part requiert le concept de
régularité constante et universelle, qui est mobilisé
à l'occasion de la constatation de l'existence de ces
régularités constantes et universelles.
Les propositions analytiques, i.e. vraies en vertu de leur
signification, de la praxéologie restituent les catégories
préétablies en notre esprit. Voilà où se situe la
divergence entre le Cercle de Vienne et Von Mises face à l'induction:
- le premier nie que la connaissance synthétique (i.e.
non vraie en vertu de la signification des énoncés mais vraie en
vertu de la vérification empirique) inductive requière un autre
fondement que l'expérience et affirme que la connaissance analytique
(i.e. vrai en vertu de la signification des énoncés et donc vraie
indépendamment de toute vérification empirique) est vide de tout
contenu factuel;
- le second affirme que la connaissance synthétique
inductive requière un autre fondement, en plus du donné
sensoriel, et affirme que ce fondement, en l'occurrence les «
catégories mentales » préétablies en notre esprit,
est restitué par la connaissance analytique, qui est donc pourvue d'un
contenu factuel: elle nous informe sur ce fait mental qu'est l'existence des
catégories préétablies en notre esprit.
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Le statut des énoncés informationnels
Plus généralement, l'opposition entre Von Mises
et le Cercle de Vienne se situe au niveau de la délimitation du champ
des énoncés factuels, i.e. porteurs d'une information, vraie ou
fausse, sur la réalité.
Où commence l'information factuelle? On peut dire que
pour Von Mises, il y a trois niveaux d'information sur les faits de la
réalité:
- l'information, approximativement vraie, contenue par les
concepts métaphysiques et logiques qui sont préétablis en
l'esprit;
- l'information vraie qui est contenue par les théories
analytiques de la praxéologie et porte sur les catégories de
l'agir;
- l'information, vraie ou fausse, contenue par les
énoncés a posteriori (vrais ou faux selon la vérification
empirique) et décrivant le donné sensible ou induits sur la base
du donné sensible.
Les vérités a priori concernent le second
niveau: elles sont vraies a priori en ce sens que vraies analytiquement, i.e.
en vertu de la signification des termes. Pour les positivistes, il n'y a qu'un
seul niveau d'information sur la réalité, c'est le
troisième niveau. A l'encontre du positivisme logique, Von Mises
réaffirme qu'il y a une information factuelle contenue par les concepts
métaphysiques et logiques ainsi que par les énoncés
analytiques. Ce qui revient à dire qu'on est en droit de les qualifier
de sensés, contrairement aux prérogatives du positivisme
logique.
La comparaison des vues de Von Mises et du Cercle de Vienne
n'est pas un pur jeu de l'esprit: elle révèle d'autant mieux
l'originalité des conceptions de Von Mises car elle nous invite à
considérer des éléments de son épistémologie
qui sinon ne retiendraient pas notre attention. Le point de comparaison le plus
digne d'attention nous paraît celui-ci: la praxéologie, i.e.
connaissance vraie a priori des catégories de l'agir humain, se
substitue à la logique vraie a priori des positivistes pour
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prétendre au titre de connaissance vraie a priori car
vraie analytiquement (i.e. de par la seule signification des termes).
Reste à savoir si la notion d'analyticité est si
efficace pour fonder la vérité a priori de la
praxéologie.
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