3. Similitudes et divergences entre Von Mises et le
positivisme logique
L'opposition de Von Mises au Cercle de Vienne a
été véhémente. Il reproche essentiellement au
positivisme logique d'être une métaphysique matérialiste
non assumée, de nier que la connaissance a
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priori puisse être factuelle, i.e. informer sur les
faits de la réalité et de promouvoir l'induction comme la seule
méthode scientifique. Le premier point de litige ne concerne pas notre
problématique.
En revanche, nous devons dire quelques mots au sujet des deux
autres points d'achoppement, car ils mettent d'autant mieux en exergue
l'originalité des conceptions de Von Mises sur l'analyticité.
A. Une certaine affinité entre Von Mises et le
Cercle de Vienne
Deux conceptions distinctes de l'analyticité
Von Mises reprend à son compte la conception kantienne
de l'analyticité : un énoncé analytique est analytique,
i.e. vrai en vertu de sa signification, car il procède de la
décomposition d'un concept. Il consiste en une « tautologie »,
au sens d'une répétition du sens de ce concept.
Le positivisme logique conçoit l'analyticité,
ainsi que la tautologie, d'une façon tout à fait
différente. Un énoncé analytique est soit un
énoncé logique soit un énoncé réductible
à la logique, moyennant la substitution de certaines expressions par des
synonymes. La logique est tautologique, au sens où elle est vraie pour
toute distribution des valeurs de vérité.
L'accusation de réduire toute connaissance
factuelle à une connaissance a posteriori (et de
méconnaître la connaissance factuelle a priori)
Von Mises reproche aux positivistes de concevoir la logique,
et plus généralement les mathématiques et les
définitions, comme des « tautologies vides de sens ».
« Il est indubitable que l'empirisme a raison pour autant
qu'il décrit les procédures des sciences naturelles. Mais il
n'est pas moins certain qu'il a entièrement tort en s'efforçant
de rejeter toute connaissance a priori, et de caractériser la logique,
les mathématiques et la praxéologie soit
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comme des disciplines empiriques et expérimentales (Von
Mises pense ici à Stuart Mill), soit comme de simples tautologies »
(vides de sens).17
Pourtant, on se rend bien compte qu'il y a une sorte de
quiproquo: les deux camps n'ont pas en partage le même concept de
tautologie. Von Mises reproche aux positivistes de considérer que la
logique, les mathématiques et les définitions sont vides de sens
sous prétexte qu'elles sont des décompositions conceptuelles.
Cependant, ce n'est pas pour cette raison que les positivistes
logiques estiment que ces trois disciplines sont vides de sens : elles sont
vides de sens pour autant qu'elles expriment la forme de notre pensée
mais n'ont aucun contenu. On peut soupçonner qu'il y a une certaine
affinité entre Von Mises et le positivisme logique, sur ce point; mais
cette affinité rend d'autant plus marquées leurs divergences.
Point d'affinité: la connaissance analytique a
priori porte sur la forme et non sur le contenu de la pensée
Rappelons l'aphorisme éloquent de Wittgenstein: «
Les propositions de la logique décrivent l'échafaudage du monde,
ou plutôt elles le figurent. Elles ne «traitent » de rien.
» Von Mises ne dit-il pas en substance quelque chose de similaire? «
Les propositions de la praxéologie décrivent l'échafaudage
de l'action humaine: elles ne traitent d'aucun contenu de l'action. »
Cependant, il ne faut pas exagérer cette similitude
avec Wittgenstein, pour qui la logique ne peut pas « dire » la forme
du langage, laquelle est isomorphe avec la forme du monde; elle se contente de
« l'exhiber ». Von Mises conçoit bel et bien que la
praxéologie exprime la forme de l'action, laquelle est dicible, donc.
Il ne faut pas exagérer non plus l'affinité de
Von Mises avec les disciples positivistes de Wittgenstein. Ceux-ci, Schlick,
Neurath, Carnap, estiment certes que la logique est dicible, à
l'encontre de Wittgenstein: qu'il y a un métalangage qui peut porter sur
la logique. Ils demeurent
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tout à fait étrangers au programme
misésien de mettre au jour les structures générales de
l'action humaine. Ils se préoccupent seulement d'exprimer la «
syntaxe logique » propre aux énoncés vérifiables, le
présupposé étant qu'on peut dire, à partir de
l'examen de la simple syntaxe logique d'un énoncé, si cet
énoncé est vérifiable, i.e. s'il est réductible au
donné sensoriel.
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