B. Pourquoi introduire la notion d'analyticité ?
Von Mises décrit indifféremment la
méthodologie aprioriste comme un raisonnement déductif aussi bien
qu'analytique. Cette assertion ne va pas sans difficultés, que nous
mettrons bientôt en lumière. Cependant, nous ne pouvons
évaluer à sa juste mesure la conception misésienne de
l'analyticité, i.e. des énoncés vrais en vertu de la
signification des termes qui les composent, qu'en décrivant avec
précision le sens de ce recours à la notion
d'analyticité dans le contexte général de
l'épistémologie de Von Mises.
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Divergence entre Kant et Von Mises sur la notion
d'analyticité
Une fois de plus, Von Mises reprend une terminologie kantienne
et se réapproprie l'idée qui y est associée. Une fois de
plus également, il développe sa philosophie propre sur la base de
cette référence à Kant, en sorte que l'influence du
philosophe de Königsberg est en fin de comte très relative.
Von Mises conçoit avec Kant un énoncé
analytique comme un énoncé qui est vrai en vertu de sa
signification sous prétexte qu'il est tautologie, i.e.
répétition, du sens d'un concept. Mais à la
différence de Kant, il ne conçoit pas qu'un énoncé
analytique doive nécessairement inclure au titre de sujet le concept
qu'il décompose. Un énoncé analytique, dans
l'épistémologie de Von Mises, développe le sens d'un
concept qui lui préexiste mais n'inclut pas nécessairement ce
concept.
La différence n'est pas bénigne. Prenons
l'énoncé suivant: « L'imposition du revenu des producteurs
accroît leur taux effectif de préférence temporelle, et
conduit par conséquent à une moindre production. » Le
concept d'action humaine n'est pas incorporé dans cet
énoncé, mais cet énoncé explore néanmoins
une partie du contenu du concept d'action humaine. Il est tautologie en ce
sens.
Cette divergence entre Kant et Von Mises permet, au fond,
à Von Mises d'ériger en vérité analytique, i.e.
vérité due à la signification des termes, tout
énoncé qui résulte à son sens d'une analyse du
concept d'action humaine, qui est supposé contenir au préalable
l'ensemble des catégories de l'agir humain.
Le raisonnement praxéologique, de forme
déductive, est décrit indifféremment comme déductif
et analytique
Von Mises, donc, décrit indifféremment le
raisonnement praxéologique comme analytique aussi bien que
déductif. En témoigne ce passage clef de l'Action
humaine:
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« Le raisonnement aprioristique est purement
conceptuel et déductif. Il ne peut rien produire d'autre que des
tautologies et des jugements analytiques. Toutes ses implications sont
logiquement dérivées des prémisses et y étaient
déjà contenues. Donc, à en croire une objection populaire,
il ne peut rien ajouter à notre savoir. »16 C'est
nous qui soulignons.
On voit aisément que Von Mises met sur le même
plan le raisonnement déductif et la décomposition conceptuelle.
Il exprime les choses d'une façon qui porte à croire que le
raisonnement déductif et la décomposition conceptuelle
constituent une activité rigoureusement identique.
Comment se peut-il que le raisonnement analytique accroisse
notre savoir? Cela est lié est à sa vertu de rendre explicite ce
qui est implicitement inclus dans un concept. Il y a bien un accroissement de
notre savoir ce faisant.
On ne saurait nier, pourtant, que la praxéologie, telle
qu'elle est conçue, au fond, par Von Mises et surtout pratiquée
par lui, constitue un raisonnement déductif et non pas analytique. Il
est manifeste que la loi de la double inégalité des valeurs ou la
loi de l'utilité marginale décroissante ne sont pas
préalablement incluses dans le concept d'action humaine; et que
c'est exclusivement une déduction sur la base de ce concept, et non
pas une exploration de ce concept, qui nous permet de les
établir.
Mais au fond, quel intérêt peut-il bien y avoir
à défendre la thèse du caractère analytique du
raisonnement praxéologique ?
L'analyticité permet de fonder la
vérité a priori du raisonnement praxéologique,
audelà de la foi psychologique en la vérité ce
raisonnement
Le rôle joué dans l'épistémologie
de Von Mises par le recours à la notion de l'analycité, i.e. la
vérité d'un énoncé pour autant qu'elle
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découle de la signification des termes de cet
énoncé, c'est de fonder la vérité a priori du
raisonnement analytique. Celui-ci est vrai a priori parce que vrai
analytiquement; et vrai analytiquement parce que simple tautologie.
Selon l'épistémologie de Von Mises, nous
sommes conditionnés psychologiquement à tenir pour vrais ou
appropriés les catégories de l'agir humain.
- Quoique nous fassions, nous devons estimer qu'il est
approprié de participer à un échange seulement au cas
où nous préférons ce que nous obtenons à ce que
nous cédons en retour.
- Quoique nous fassions, nous devons tenir pour vrais qu'il y
a des rapports de cause à effet dans l'univers (et que mon action
notamment peut avoir des effets dans le monde).
Par conséquent, en raisonnant déductivement
sur l'action humaine, i.e. en inférant des conclusions relatives
à l'action humaine, sur la base de la prémisse que les hommes
agissent, nous sommes psychologiquement conditionnés à tirer
certaines conclusions et à tenir ces conclusions pour vraies. Mais
au moins, notre raisonnement déductif est également
décomposition du sens d'un concept préalablement à notre
disposition: et en ce sens, qu'il est décomposition du contenu de ce
concept, il est analytiquement vrai, et du coup vrai a priori.
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