2. L'analyticité mise au service de
l'épistémologie aprioriste
Jusque là, nous avons appelé a priori les
énoncés qui sont vrais indépendamment du donné
empirique. Pour apprécier à sa juste mesure
l'épistémologie de Von Mises, et plus précisément
sa conception du fondement de la science praxéologique, nous devons
introduire un nouveau sens du terme a priori. Nous continuerons
à parler d'un caractère de vérité a priori, pour
les énoncés qui sont vrais indépendamment du donné
empirique ; mais nous évoquerons désormais ce qu'il convient
d'appeler le caractère indubitable a priori de ces mêmes
énoncés.
1. Cette distinction conceptuelle est implicite dans le texte
de Von Mises, qui use indifféremment du qualificatif d'a priori. Elle
n'en demeure pas moins cruciale. La théorie praxéologique est
vraie a priori
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et indubitable a priori. Qu'elle soit indubitable a
priori signifie trois choses, à savoir:
(1) qu'elle ne peut pas être inférée sur
la base du donné empirique et qu'elle a donc une origine non
empirique;
(2) qu'elle ne peut pas être réfutée par
l'expérience;
et (3) qu'il est de toute façon impossible de concevoir
qu'elle puisse être fausse. L'opposé d'une théorie
praxéologique, en ce sens qu'elle est indubitable a priori, implique
nécessairement contradiction : on ne peut nier cette théorie sans
se contredire.
2. Une théorie praxéologique peut recouvrir soit
la conclusion d'un raisonnement praxéologique, soit ce raisonnement pris
en son ensemble, selon le point de vue d'où on se situe. Nous
emploierons le terme de théorie praxéologique pour
désigner le raisonnement pris en son entier, i.e. le procès
déductif par lequel les conclusions sont censées s'ensuivre des
prémisses en toute cohérence.
Prenons l'exemple, déjà évoqué, de
ce raisonnement praxéologique : « La possession collective des
moyens de production rend tout à fait impossible la comptabilité
des coûts, et conduit par conséquent à une production plus
faible au sens des évaluations du consommateur. »
En parlant de théorie praxéologique à
propos de ce raisonnement, nous n'avons pas seulement les conclusions en vue:
nous parlons du raisonnement pris en son entier. Que celui-ci soit vrai a
priori et indubitable a priori revient à dire que ce qui est vrai a
priori et indubitable a priori, c'est le chemin qui mène des
prémisses aux conclusions.
Ces précisions apportées, nous pouvons
sereinement rentrer dans le vif de l'épistémologie de Von Mises.
Le concept fondamental de cette épistémologie est celui des
« catégories a priori de l'action », a priori étant
à prendre ici au sens d'indubitable a priori. Le concept d'action
humaine englobe la totalité de ces catégories, et la tâche
du praxéologue
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est de décomposer le concept d'action humaine pour
mettre au jour progressivement ces « catégories de l'action ».
A cet égard, le raisonnement constitutif de la praxéologie est
éminemment analytique, pourvu qu'on se réfère à
l'acception kantienne de l'analyticité et qu'on propose une certaine
réinterprétation de l'acception kantienne.
Cependant, on ne peut apprécier la portée de
cette revalorisation et de cette réinterprétation proprement
misésiennes de l'analycité au sens kantien, sans
développer sa thèse psychologique de l'existence d'un « jeu
d'outils a priori » de la pensée: thèse elle-même
influencée par Kant.
A. La thèse psychologique de Von Mises : le «
jeu d'outils a priori » de la pensée
Von Mises reprend à Kant le vocable de «
catégories a priori » et l'idée qu'il existe des concepts
que la pensée produit spontanément, sans qu'elle ne puisse les
inférer ni les mettre en cause sur la base de l'expérience: ce
que tous deux, Kant comme Von Mises, appellent « catégories a
priori ».
Leurs divergences sont cependant bien plus fortes que ce point
de similitude. La thèse de Von Mises a son originalité propre et
elle ne saurait être considérée comme une simple
resucée de la philosophie kantienne.
- Kant réduit les catégories a priori aux
concepts métaphysiques, qui ont pour utilité, selon lui, de
constituer le cadre formel de la perception du donné sensible. Von Mises
partage avec Kant cette conception que les concepts métaphysiques sont
des catégories a priori et qu'ils confèrent au donné
empirique son cadre formel. Mais il ne résume pas les catégories
a priori aux concepts métaphysiques.
Dans l'épistémologie de Von Mises, celles-ci
englobent également les propositions de la logique et les raisonnements
généraux que nous
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mettons en oeuvre dans notre conduite pour statuer sur les
moyens les mieux appropriés en vue de nos mobiles divers.
- D'autre part, Von Mises reconnaît aux concepts
métaphysiques un contenu factuel, i.e. relatif aux faits de la
réalité. Ils ne sont pas seulement un cadre formel pour le
contenu de l'expérience: ils dispensent une certaine information, plus
ou moins approximative, sur le réel.
- La raison en est que comme toute catégorie a priori,
les concepts métaphysiques ont fait l'objet d'une «
sélection darwinienne » qui a favorisé les groupes sociaux
dont la pensée était conditionnée par les concepts
métaphysiques qui sont les nôtres.
Le mieux est de laisser Von Mises expliciter avec ses propres
termes cet aspect très important de sa pensée: puisque les
concepts métaphysiques « ont permis à l'homme de
développer les théories dont l'application pratique l'a
aidé dans ses efforts pour s'en sortir dans la lutte pour la survie et
pour atteindre les différentes fins poursuivies, ces catégories
fournissent certaines informations sur la réalité de l'univers.
Elles ne sont pas simplement des hypothèses arbitraires sans aucune
valeur informative, de simples conventions qui pourraient indifféremment
être remplacées par d'autres. Elles sont l'outil mental
nécessaire pour assembler les données issues de nos sens d'une
manière systématique, les transformer en faits
d'expérience, puis transformer ces faits en briques pour la construction
de théories, et finalement ces théories en techniques pour
atteindre les fins poursuivies. »14
Qu'estce qu'une catégorie de l'action?
Penchons-nous de plus près sur ce que Von Mises entend
par ces catégories a priori de la pensée: celles-ci, en
réalité, peuvent être décrites, selon le point de
vue d'où on se situe, aussi bien comme des
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catégories de la pensée que comme des
catégories de l'action: l'action n'est que la mise en oeuvre de la
pensée et la pensée est toujours orientée en vue de
l'action.
Une catégorie de l'action consiste en une forme
générale de raisonnement de la part du sujet. Une fois de plus,
selon le point de vue d'où on situe, une catégorie peut
s'entendre indifféremment comme une pensée (un raisonnement) de
l'agent ou comme un concept qui désigne cette pensée. Par
exemple, le concept de causalité exprime une certaine forme de
pensée de l'agent, d'après laquelle son action va avoir des
effets dans le monde. Le concept de l'utilité marginale
décroissante exprime lui aussi une forme de raisonnement, à
savoir une évaluation par le sujet d'un bien de consommation sur la base
du stock disponible de ce bien.
Une catégorie de l'action est à chaque fois une
forme de raisonnement: ce qui signifie qu'elle recouvre les
caractéristiques générales d'un même raisonnement
qui peut prendre par ailleurs des modalités diverses, en ce sens qu'il
s'applique dans des situations diverses, pour des acteurs divers et en vue de
satisfaire des fins diverses.
Les catégories de l'agir se divisent en deux
groupes
Une catégorie de l'action s'applique avec des
modalités différentes:
- selon que sa mise en oeuvre par l'agent s'ensuit
nécessairement de sa nature d'être agissant;
- selon que sa mise en oeuvre est nécessaire par
hypothèse: s'ensuit nécessairement de certaines conditions
préalables, dont l'existence n'est pas garantie de façon absolue.
Il n'est pas nécessaire de prendre en considération ces
données, sauf si cela révèle un problème pratique
vers la résolution duquel il est judicieux d'orienter la recherche
théorique. Ces conditions peuvent être la nature des mobiles
divers et variés des agents; mais également le cadre de leurs
actions, i.e. temps,
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lieu, ressources disponibles, système
économique, entre autres exemples.
A la première classe de catégories correspondent
les théories praxéologiques dont l'antécédent est
absolument garanti, parce qu'il s'agit du fait même d'agir; à la
seconde classe de catégories correspondent les théories
praxéologiques dont l'antécédent n'est pas garanti de
façon absolue, parce que cet antécédent décrit une
certaine modalité contingente et non nécessaire de l'action
humaine.
Par exemple, prenons cet énoncé : « deux
individus prennent part à un échange direct parce que chaque
partie a préalablement reconnu qu'elle accorde une
préférence moindre à ce qu'elle cède par rapport
à ce qu'elle obtient en retour. » On peut appeler cet
énoncé loi de la double inégalité des valeurs.
L'antécédent, à savoir que chaque partie accorde à
ce qu'elle possède moins de valeur qu'à ce que l'autre partie
possède, n'est pas nécessaire mais contingent; en revanche, le
conséquent s'ensuit nécessairement de cet
antécédent, pourvu qu'il n'y ait pas d'obstacle physique ou
législatif à l'échange.
L'action humaine est la catégorie ultime, en ce
sens qu'elle englobe toutes les autres catégories
Il y a un raisonnement d'une part omniprésent d'autre
sous-jacent à tout autre raisonnement: c'est celui qui consiste à
statuer sur les moyens en vue d'une fin. Ce raisonnement est préalable
à tout autre raisonnement: il se prolonge à travers lui.
La catégorie, i.e. le concept, qui lui correspond est
la « catégorie de l'agir humain », laquelle englobe toutes les
autres catégories. Par conséquent, nous dit Von Mises, le concept
d'action humaine englobe lui même toutes les catégories de
l'action humaine. Nous pouvons, par la décomposition du concept d'action
humaine, mettre au jour toutes ces catégories.
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Les catégories sont a priori au sens d'indubitables
psychologiquement
Les catégories de l'agir, outre qu'elles ont en partage
cette hiérarchie, sont a priori au sens d'indubitables
psychologiquement: il nous est impossible pour des raisons psychologiques de
penser sans ces catégories et de concevoir qu'elles soient fausses ou
inappropriées.
Nous sommes conditionnés psychologiquement à
disposer de ces catégories. Non seulement nous les présupposons
à chaque fois que nous agissons mais nous ne pouvons tout simplement pas
concevoir une autre forme de raisonnement que ces catégories.
Von Mises précise en ces termes la nature de cet a
priori: « Si on qualifie un concept ou une proposition d'a priori, on
veut dire : tout d'abord, que la négation de ce qu'il affirme est
impensable pour l'esprit humain et lui apparaît comme absurde;
deuxièmement, que ce concept ou cette proposition a priori est
nécessairement implicite dans notre approche mentale de tous les
problèmes concernés, c'estàdire dans notre façon de
penser et d'agir en ce qui concerne ces problèmes. »15
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