II. L'analyticité, mise au service de la
justification de la méthodologie aprioriste
Nous pouvons donner un échantillon des lois
praxéologiques et économiques que la méthodologie
aprioriste tient pour vraies a priori, i.e. indépendamment du
donné empirique.
- A chaque fois qu'un échange n'est pas volontaire mais
contraint sous la menace physique, cet échange est inégalitaire:
l'une des parties profite au détriment de l'autre.
- Le salaire minimum est une interdiction de travailler pour
moins d'un certain salaire. Trop élevé, il cause un chômage
involontaire de masse.
- Chaque fois que la quantité de monnaie est accrue,
alors que la demande de monnaie reste inchangée, son pouvoir d'achat
baissera.
- N'importe quelle quantité de monnaie est capable de
rendre les mêmes services, de sorte qu'une quantité accrue ne peut
pas augmenter le niveau de vie en général.
- La possession collective des moyens de production rend tout
à fait impossible la comptabilité des coûts, et conduit par
conséquent à une production plus faible au sens des
évaluations du consommateur.
- L'imposition du revenu des producteurs accroît leur
taux effectif de préférence temporelle, et conduit par
conséquent à une moindre production.
Pourquoi ces diverses lois seraient-elles vraies a priori,
i.e. indépendamment du donné sensible? La réponse de Von
Mises est en
18
substance la suivante: ces lois sont incluses dans le concept
d'action humaine. Il suffit de le décomposer pour arriver à ces
lois.
Von Mises met à son profit la conception kantienne de
l'analyticité : les lois praxéologiques sont vraies a priori,
i.e. indépendamment du donné empirique, en ce sens qu'elles sont
vraies analytiquement, i.e. en vertu de leur signification; et elles sont
analytiques en ce sens qu'elles sont tautologiques : elles décomposent
le concept d'action humaine.
Von Mises ne se contente pas de promouvoir le traitement
kantien du clivage analytique/synthétique. Il pourfend explicitement, et
avec insistance, les idées du positivisme logique, en ce qui concerne la
double notion d'analyticité et de synthèse. Le paradoxe apparent
est qu'au-delà des divergences certaines entre Von Mises et le Cercle de
Vienne, foyer du positivisme logique, tous deux ont en partage une similitude
surprenante sur certains aspects de leurs pensées. Nous verrons dans
quelle mesure cette affinité apporte un éclairage décisif
sur l'épistémologie de Von Mises, quoiqu'il ne faille pas
exagérer pareille similitude. Nous garderons à l'esprit et
soulignerons les points d'achoppement considérables entre Von Mises et
le Cercle de Vienne.
Pour rentrer dans le vif du détail, il nous
paraît judicieux d'ouvrir cette analyse avec la restitution des
thèses du Cercle de Vienne, concernant la dichotomie
analytique/synthétique. Nous serons d'autant plus à même de
proposer une comparaison précise des deux points de vue
épistémologiques.
1. Le positivisme logique face au clivage
analytique/synthétique
Au sens faible, l'empirisme englobe très
généralement les diverses théories méthodologiques
d'après lesquelles l'expérience joue un certain rôle pour
connaître la réalité. A cet égard, on peut dire que
le « faillibilisme » de Popper est une doctrine empiriste.
Au sens fort, l'empirisme désigne une philosophie de la
connaissance qui remonte au moins à Aristote et qui affirme l'origine
sensorielle de
19
toute connaissance. Cependant, l'empirisme classique, celui de
Locke et Hume, reste relatif: il affirme l'existence de propositions qui sont
vraies a priori, i.e. indépendamment du donné sensoriel; et ce,
en vertu de leur caractère analytique, i.e. vrai en vertu de la
signification des termes (et non pas en vertu de leur confirmation par le
donné empirique).
Au XIXème siècle, James Stuart Mill tentera de
démontrer qu'il n'y a pas de proposition analytique et que les
vérités mathématiques et logiques, décrites comme
analytiques par l'empirisme classique, constituent une induction obtenue
à partir de quelques faits d'expérience simples. Le positivisme,
ou empirisme, logique réaffirmera l'existence des propositions
analytiques, ce en quoi il constitue finalement un empirisme relatif.
L'analyticité dans la philosophie humienne
L'empirisme classique de Locke et Hume reconnaît, donc,
un statut « analytique » aux mathématiques et à la
logique formelle; mais la caractérisation de l'analyticité reste
floue.
Dans la terminologie humienne, les vérités
logiques et mathématiques sont des « relations d'idées
» et non pas des « matières de faits ». En d'autres
termes, elles exposent les relations qui sont intrinsèques aux
idées envisagées, et non point les relations que les objets
décrits par ces idées entretiennent dans la
réalité. Par exemple, « le soleil chauffe la pierre »
est une « matière de fait » : l'expérience atteste que
le soleil, en ce moment, chauffe la terre et nous généralisons
cet état de fait. Mais il n'y a pas de relation intrinsèque entre
l'idée du « soleil » et celle de « chauffer la pierre
». Une proposition mathématique telle que « 2 et 2 font 4
» constitue, à l'opposé, une « relation d'idée
» ; il y a entre « deux plus deux » et « 4 » un
rapport d'égalité inhérent à ces idées.
Dans les termes de Hume: « Tous les objets sur
lesquels s'exerce la raison humaine ou qui sollicitent nos recherches se
répartissent naturellement en deux genres: les relations d'idées
et les choses de fait. Au
20
premier genre appartiennent les propositions de la
géométrie, de l'algèbre et de l'arithmétique, et,
en un mot, toutes les affirmations qui sont intuitivement ou
démonstrativement certaines. Cette proposition : le carré de
l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des
deux autres côtés, exprime une relation entre ces
éléments géométriques. Cette autre: trois fois cinq
égalent la moitié de trente, exprime une relation entre ces
nombres. On peut découvrir les propositions de ce genre par la simple
activité de la pensée et sans tenir compte de ce qui peut exister
dans l'univers. N'y eûtil jamais eu dans la nature de cercle ou de
triangle, les propositions démontrées par Euclide n'en
garderaient pas moins pour toujours leur certitude et leur
évidence.
Les choses de fait, qui constituent la seconde classe
d'objets sur lesquels s'exerce la raison humaine, ne donnent point lieu au
même genre de certitude ; et quelque évidence que soit pour nous
leur vérité, cette évidence n'est pas de même nature
que la précédente. Le contraire d'une chose de fait ne laisse
point d'être possible, puisqu'il ne peut impliquer contradiction, et
qu'il est conçu par l'esprit avec la même facilité et la
même distinction que s'il était aussi conforme qu'il se pût
à la réalité. Une proposition comme celleci : le soleil ne
se lèvera pas demain, n'est pas moins intelligible et n'implique pas
d'avantage contradiction que cette autre affirmation : il se lèvera.
C'est donc en vain que nous tenterions d'en démontrer la
fausseté. Si elle était fausse démonstrativement, elle
impliquerait contradiction, et jamais l'esprit ne pourrait la concevoir
distinctement. »9
L'empirisme moderne, celui du Cercle de Vienne, allait
caractériser avec plus de précision les propositions
analytiques.
21
L'analyticité pour le Cercle de Vienne
Le Cercle de Vienne, au sein duquel le positivisme logique a
pris forme, était un groupe de discussion constitué en 1923 par
le philosophe Moritz Schlick et formé principalement de physiciens,
logiciens et mathématiciens intéressés par la philosophie.
Carnap, philosophe ayant reçu une formation de physicien, et Otto
Neurath, sociologue marxiste, étaient avec Schlick les
représentants les plus éminents du Cercle. Le Cercle fut dissous
en 1938, quand la plupart des membres durent trouver une terre d'exil
après l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne.
Une thèse forte du positivisme logique est qu'il existe
deux classes d'énoncés: les énoncés analytiques et
vides de tout contenu factuel/les énoncés synthétiques,
lesquels rassemblent des énoncés « doués de sens
», i.e. porteurs d'une information, vraie ou fausse, sur les faits de la
réalité, ainsi que des énoncés «
insensés », i.e. prétendant en vain informer sur les faits
de la réalité. Les énoncés analytiques sont vides
de tout contenu factuel et ils sont vrais a priori, i.e. indépendamment
de leur conformité avec l'expérience sensible; et ce, parce
qu'ils sont vrais en vertu de leur signification. Les énoncés
synthétiques prétendent informer sur les faits de la
réalité et - du moins, quand ils ne sont pas «
insensés » - sont vrais ou faux a posteriori, i.e. selon qu'ils
sont confirmés ou infirmés par l'expérience sensible.
Les énoncés analytiques se subdivisent
eux-mêmes en trois classes: les vérités logiques, les
vérités mathématiques et les définitions. Les
énoncés logiques tirent de leur dimension tautologique leur
caractère de vérité analytique, i.e. exclusivement
relative à la signification des termes. Tautologie est à prendre
ici au sens wittgensteinien du terme: un énoncé tautologique est
un énoncé qui est vrai pour toute distribution des valeurs de
vérité. Les énoncés mathématiques et les
définitions sont réductibles à la logique, moyennant le
remplacement de certaines expressions par des synonymes; et en ce sens, ils
héritent du caractère de vérité analytique des
énoncés logiques.
22
La logique, figurative de « l'échafaudage du
monde » : l'héritage wittgensteinien
Sous l'influence de Wittgenstein, les positivistes logiques
reconnaissent à la logique la qualité d'être non pas «
signifiante », i.e. porteuse d'un contenu factuel, mais « figurative
», i.e. isomorphe avec la structure du monde, qui se trouve ainsi
exhibée au sein des énoncés logiques, puisque la structure
intrinsèque des énoncés logiques est identique avec la
structure du monde. La logique n'a pas de contenu factuel; cependant elle n'est
pas vaine: elle est « figurative », à défaut
d'être « signifiante ». Elle exhibe la forme de notre langage,
laquelle se trouve isomorphe avec la forme du monde.
Dans les termes de l'aphorisme 6.124 du
Tractatus10 de Wittgenstein: « Les propositions de
la logique décrivent l'échafaudage du monde, ou plutôt
elles le figurent. Elles ne «traitent» de rien. »
Dans la philosophie du Tractatus, un
énoncé synthétique est un énoncé à
prétention factuelle, i.e. qui prétend informer sur les faits de
la réalité. Pour qu'il puisse être vrai ou faux, il faut
qu'il soit sensé (et non pas absurde). Pour qu'il soit sensé, il
faut qu'on puisse imaginer un fait qui vérifie l'énoncé,
i.e. ait le même contenu que l'énoncé et soit
structuré de la même façon que le contenu de
l'énoncé. En d'autres termes, il faut qu'on puisse imaginer un
état de fait qui aurait lieu si l'énoncé était
vrai: il faut que cet énoncé soit un « tableau de fait
». Une telle clause n'est pas respectée dans le cas des
énoncés métaphysiques, éthiques et
esthétiques. A cet égard, ils sont « insensés ».
Ils ont une prétention à dire les faits de la
réalité; mais en réalité, ils ne disent aucun fait;
ils n'ont pas de contenu factuel à proprement parler.
Les énoncés de la logique sont « vides de
sens » mais ils exhibent la forme de notre langage et la forme du monde.
Les énoncés éthiques, métaphysiques et
esthétiques prétendent avoir du sens mais sans être
23
« vides de sens », ils sont « insensés
». Le positivisme logique récupère cette distinction
à son profit.
Le Tractatus, mis au service de la thèse
fondationnaliste du positivisme
De 1924 à 1926, le Cercle de Vienne consacre ses
réunions hebdomadaires à la lecture et à la discussion du
Tractatus. C'est à cette occasion que l'influence de
Wittgenstein sur les positivistes devient prépondérante, tandis
qu'ils opèrent, en retour, un véritable forçage dans
l'interprétation de certaines thèses de Wittgenstein.
La condition de vérifiabilité introduite par
Wittgenstein pour délimiter le champ des énoncés
synthétiques qui soient sensés plutôt qu'absurdes, est
à prendre en un sens faible : un énoncé synthétique
est sensé pour autant que je puis concevoir un fait qui se produirait
sous condition que cet énoncé soit vérace, mais ce fait ne
requiert pas d'être constatable. Les positivistes vont donner une
acception plus restrictive de cette clause de vérifiabilité : un
énoncé synthétique est sensé pour autant qu'il y a
un fait qu'il m'est effectivement possible de constater pour confirmer ou
infirmer la vérité de cet énoncé. Cette relecture a
partie liée avec ce qu'il convient d'appeler le fondationnalisme du
Cercle de Vienne, à savoir la conception qu'un énoncé,
pour être sensé et vérace, doit être
réductible à un certain donné d'observation qui appartient
à ce que je puis effectivement constater.
Pour Wittgenstein comme pour le Cercle de Vienne, un
énoncé est sensé, i.e. effectivement signifiant, si un
fait se produit sous condition de la véracité de cet
énoncé. En retour, un énoncé insensé
prétend être pourvu de sens mais il n'est pas effectivement
porteur de sens; et ce, dans la mesure où il n'y a rien qui se produit
sous condition de la véracité de cet énoncé. Le
Cercle de Vienne précise davantage: un énoncé est
sensé, i.e. effectivement porteur de sens, si un fait se produit sous
condition de la véracité de cet énoncé et que
ce fait est en mesure d'être confirmé ou infirmé par
l'observation. Par conséquent, un énoncé
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est à la fois sensé et vérace si un fait
se produit sous condition de la véracité de cet
énoncé et que ce fait est en mesure d'être observé.
Un énoncé insensé se reconnaît à ce qu'on ne
peut le confirmer ni l'infirmer au moyen d'une observation. Cela vaut pour la
métaphysique, entre autres choses.
Dès lors, la connaissance factuelle requiert
nécessairement un fondement empirique, soit qu'elle décrive
directement l'expérience soit qu'elle se trouve induite sur la base de
l'expérience. Le positivisme logique introduit le concept
d'énoncés protocolaires pour désigner une classe
d'énoncés synthétiques décrivant
l'expérience directe et privée de chaque sujet. Les
théories universelles de la science, autant la physique que la
sociologie et l'économie, constituent des énoncés
synthétiques inférés sur la base des énoncés
synthétiques protocolaires: elles résultent d'une démarche
d'induction, i.e. qui infère le général du particulier.
« Les deux dogmes »
Dès La Construction logique du monde11
de Carnap, parue en 1928, soit un an avant le Manifeste du Cercle de
Vienne12, qui reprendra essentiellement les positions de
Carnap, les thèses fortes de l'empirisme logique sont
explicitées. Dans cet ouvrage, Carnap s'efforce d'élaborer un
système hiérarchique des concepts scientifiques; et ce, en vue de
démontrer d'une part, l'unité de la science et la
réductibilité des sciences sociales à la physique, d'autre
part, la base empirique sur laquelle est inféré tout concept
scientifique. Un objectif corollaire est de démontrer le
caractère insensé de la métaphysique, puisque celle-ci est
non réductible au donné sensoriel.
Dès cet ouvrage, puis le Manifeste un an plus
tard, on cerne « les deux dogmes de l'empirisme moderne »,
fustigés par Quine. De ces deux dogmes, le premier est celui qu'il
existe une classe d'énoncés vrais en vertu de leur signification:
à savoir, les énoncés analytiques. Rappelons
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qu'il s'agit plus précisément des
énoncés de la logique formelle; et ce, en vertu de leur
caractère tautologique, tautologie étant à prendre au sens
d'un énoncé vrai pour toute distribution des valeurs de
vérité. Les énoncés mathématiques, ainsi que
les définitions, sont réductibles à la logique, moyennant
le remplacement de certaines expressions par des synonymes.
Le second dogme est qu'un énoncé
synthétique, i.e. non analytique, est pourvu de sens, et non point
insensé, dans la mesure où il existe au moins un donné
d'observation qui permet de confirmer ou d'infirmer cet énoncé.
Les théories universelles de la science sont réductibles à
une classe d'énoncés dits protocolaires, qui décrivent
l'expérience privée de chaque sujet, et en ce sens constituent le
support pour l'induction dont est issu le corpus des théories
universelles.
Ces deux thèses pivot du Cercle de Vienne pouvaient
difficilement s'accorder avec les positions de Von Mises relatives aux
mêmes objets: l'analyticité, l'induction et le caractère
sensé/insensé d'un énoncé.
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