5.2 Facteurs centrés sur les normes sociales, la
culture : normes et déviances
Pour Maisonneuve (2009), les normes sociales correspondent
à des règles comportementales ou de jugements, partagées
par un collectif d'individus en interaction. Elles sont plus ou moins
implicites et fournissent un cadre de référence commun au groupe.
Les normes supposent l'attribution d'une valeur reconnue par les membres du
collectif. Il existe les normes de comportements qui
impliquent des conduites, et les normes de jugement
correspondant aux attitudes, opinions et croyances. On distingue aussi les
normes formelles (lois, codes, règlements) des normes informelles. Si la
norme n'est pas respectée, les individus l'ayant enfreinte peuvent faire
l'objet de réprobation voir de sanction. On parle alors de
déviance.
En effet, selon Mucchielli (1999), la déviance est un
fait social qui n'existe qu'en regard de la normalité. C'est l'existence
des normes qui fait apparaître les transgressions. « Les
groupes sociaux créent la déviance en instituant des
normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces
normes à certains individus et en les étiquetant comme des
déviants. De ce point de vue, la déviance n'est pas une
qualité de l'acte commis par une personne, mais plutôt
une conséquence de l'application, par les autres, de normes et de
sanctions à un "transgresseur". Le déviant est celui auquel cette
étiquette a été appliquée avec succès et le
comportement déviant est celui auquel la collectivité attache
cette étiquette ». (Becker, 1985, p.33). La société
institue des normes à travers ses « entrepreneurs de
morale» , c'est-à-dire
ceux qui élaborent et ceux qui font appliquer les
normes auxquelles les déviants ne se conforment pas (seules les
catégories dotées d'un certain pouvoir économique et
politique sont capables, en pratique, d'obliger les autres à accepter
leurs normes) : « Les différences dans la capacité
d'établir des normes et de les appliquer à d'autres groupes sont
essentiellement des différences de pouvoir (légal ou
extra-légal). Les groupes les plus capables de faire appliquer leurs
normes sont ceux auxquels leur position sociale donne les armes et du pouvoir.
Les différences d'âge, de sexe, de classe et d'origine ethnique
sont toutes liées à des différences de pouvoir. C'est
cette relation qui explique les différences de degré dans la
capacité des groupes ainsi distingués à établir des
normes pour les autres » (Becker, 1985, p.171).
La transgression peut revêtir des formes multiples,
lesquelles seront considérées comme plus ou moins graves :
transgressions des usages, des coutumes et/ou des normes juridiques. Pour
Mucchielli (1999), ce sont les sanctions et la sévérité
avec laquelle elles sont appliquées qui permettent de mesurer
l'effectivité des normes et de distinguer le degré de
tolérance à l'égard de certains comportements
déviants.
4 Médicalisation de l'existence, normes sanitaires
et déviance
Selon les chercheurs (Saint-Germain, 2005 ; Saint-Onge, 2005 ;
Beaulieu, 2005 ; Cohen & Breggin, 1999 ; Conrad, 1995, cités par
Suissa, 2008), la médicalisation est un processus par lequel on en vient
à définir et à traiter des problèmes non
médicaux, principalement sociaux, comme des problèmes
médicaux, voire pathologiques. Certains facteurs contextuels auraient
favorisé l'apparition de la médicalisation comme mode de gestion
des problèmes sociaux : un certain déclin de la religion, une foi
inébranlable dans les sciences, l'individualisme grandissant, un
affaiblissement des liens sociaux, la rationalité et le progrès
et enfin, le pouvoir et le prestige grandissants de la profession
médicale.
Selon Gori (2006), « L'homo psychologicus après
s'être transformé en homo medicus devient un homo
économicus partenaire d'un échange dont le paradigme est celui du
marché. [...] Informé loyalement et de manière
éclairée, l' "homo medicus" ne pourrait plus que se soumettre
librement aux injonctions de l'hygiène et de la santé publique
dont il intériorise les normes pour mieux se surveiller dans ses
conduites en se comportant comme il faut pour bien se porter ».
(p.79).
Par exemple, dans son article sur la
dépressivité et l'usage de drogues à l'adolescence, en
2004, Peretti-Watel met en évidence que l'attention portée par
les psychologues, les sociologues et les épidémiologistes
à la relation supposée entre mal-être et usages de drogues,
illustre
l'obsession contemporaine de la normalité.
Comme le dit l'auteur, « Dans cette société
oüchacun risque à tout instant de glisser vers
l'anormalité, et ce dès la naissance, les sciences
humaines et médicales sont mises à contribution
pour assurer une surveillance permanente du corps social. Cette surveillance
viserait à hiérarchiser les individus selon leur
normalité, pour en disqualifier certains puis essayer de les corriger
une fois le diagnostic établi ». (p.107). Il dénonce aussi,
en 2009, dans son ouvrage « Le principe de prévention, culte de la
santé et ses dérives », la stigmatisation des
conduites à risque.
Ainsi, l'évolution des normes sanitaires conduit aussi
à considérer comme hors normes toute conduite non conforme
à la recherche de la santé optimale. Ainsi, les conduites
addictives sont considérées comme pathologiques et
déviantes par les experts de santé. Et nous observons la
pénalisation de certaines pratiques très répandues comme
l'acte de fumer. Aujourd'hui, celui qui allume une cigarette dans un lieu
public est un délinquant puisqu'il enfreint la loi, alors qu'il y a
à peine quelques années, dans la même situation, il
était un individu parfaitement normal. Certes, le contrôle social
est encore assez souple pour le moment : le « délinquant » est
simplement prié d'éteindre sa cigarette. Mais il est probable
que, dans vingt ou trente ans, il en sera de même que pour le
contrôle de la conduite en état d'ébriété.
4 Conduite addictives, de la déviance primaire
à la déviance secondaire
Selon Tenaerts (2011), Edwin Lemert, dans les années
1950 propose une classification binaire de la déviance : déviance
primaire et déviance secondaire. La déviance
primaire correspond à la transgression de normes sociales, mais
n'a pas d'effet sur la structure psychique des individus et n'affecte pas leur
rôle social. La déviance secondaire concerne la
réaction à la reconnaissance et la qualification de cette
déviance par une instance de contrôle social. Cette
dernière entraîne une restructuration du psychisme du
déviant qui intériorise le stigmate et s'identifie au rôle
déviant qui lui est assigné. L'intérêt de cette
classification réside dans la compréhension du processus de
passage de l'une à l'autre. Un comportement relevant de la
déviance primaire peut être suivi ou non de comportements relevant
de la déviance secondaire. Selon Dessez (2003), les conduites addictives
prennent place également au sein d'un continuum
temporel quant à la fréquence de leur manifestation : la
majorité des adolescents en restera au stade de
l'expérimentation, une minorité s'engagera dans des
répétitions de l'usage ou des pratiques qui les conduiront vers
la marginalisation.
C'est ce qu'illustre Becker (1985), avec son concept de «
carrière déviante ». Selon Becker (1985) et Goffman (1977),
la déviance n'est ainsi qu'un rôle endossé par celui qui
est victime de la stigmatisation des autres. Et, s'il persiste, ce rôle
peut entraîner une modification de la personnalité de l'individu
ainsi qu'une modification de ses relations sociales. Il entre alors
progressivement dans une " carrière " de
déviant. L'entrée en déviance est un processus
qui comporte un certain nombre d'étapes :
- Commettre une première
transgression.
- Être pris et désigné comme
déviant, « probablement l'une des phases les plus
cruciales du processus de formation d'un mode de comportement déviant
stable », aboutissant à une redéfinition de son
identité par les autres.
- Cette nouvelle définition peut entraîner
une amplification de la déviance.
- Enfin, le déviant intègre un groupe
déviant organisé : rationalisation des pratiques,
justifications théoriques, juridiques, psychologiques...
Système d'autojustification.
Dans son étude sur les fumeurs de marijuana, Becker
distingue 3 phases de la carrière déviante qui correspondent
à une modification du rapport entretenu par le fumeur avec les codes
sociaux de la société et du milieu dans lequel il utilise la
marijuana (chaque fois, passage à un niveau supérieur) :
- débutant : fume pour la première fois.
- utilisateur occasionnel : consommation sporadique
dépendant de circonstances aléatoires. - consommateur
régulier : pratique devenue systématique et
régulière.
Becker (1985) avance que pour voir apparaître un
comportement déviant il faut une défaillance du
contrôle social. Et, pour qu'il y ait passage d'un niveau
d'utilisation à un autre il faut que les différents types de
contrôles sociaux perdent de leur efficacité. À l'inverse,
s'ils conservent leur efficacité, cela peut empêcher
l'évolution ultérieure. Dans ce sens, Dessey (2003),
relève que les expérimentations de substances psychoactives
s'accroissent au cours des périodes historiques
dominées par un affaiblissement des repères et des
normes collectives, et dans les situations oüles substances
sont aisément accessibles.
4 Le « travail social » et la prévention
comme instances du contrôle social ?
Le contrôle social vise à assurer le respect des
règles qui régissent la vie en société et à
lutter contre les comportements déviants. Au sens large du terme, il
consiste à créer des normes sociales et juridiques fondées
sur un ensemble de valeurs et à les faire respecter. De ce point de vue,
la socialisation des individus au sein d'un groupe ou d'une
société fait parti du contrôle social et de
nombreuses institutions en sont les agents (la famille, l'école, la
justice...). Il existe un contrôle social interne et externe
(formel ou informel).
Ainsi, Peretti-Watel, dans son ouvrage « la
société du risque », (2001), nous suggère que la
prévention serait une forme de contrôle social : « une
conduite déviante médicalisée est redéfinie comme
pathologique, la médecine devient alors le principal agent du
contrôle social pour cette conduite, les médecins étant
chargés de définir et prescrire des traitements pour la soigner.
» (p.96). Selon Autès (1999), dans les années 70,
apparaît un courant de pensée selon lequel, les travailleurs
sociaux seraient des agents du contrôle social. Ce
courant apparaît
profondément influencés par les travaux de
Foucault (1975), qui considérait l'extension du pouvoir normalisateur
comme une caractéristique profonde de nos sociétés :
« Les juges de normalité sont présents partout. Nous sommes
dans la société du professeur juge, du médecin juge, du
travailleur juge, du travailleur social juge. Tous font régner
l'universalité du normatif ; et chacun au point où il se trouve y
soumet le corps, les gestes, les comportements, les conduites, les aptitudes,
les performances. » (Foucault, 1975, cité par Autès, 1999,
p.35).
4 Théories sociologiques de la
transgression
Nous nous proposons d'aborder ici deux types d'approches des
théories sociologiques de la transgression :
? Les approches culturalistes
- La désorganisation sociale. Apparue
au début du XXe siècle, cette notion est reprise par Dubet (1987,
cité par Coslin, 2003) dans sa description de la «
galère » (p.87), situation dans laquelle se retrouvent les
jeunes au sein des banlieues et des grandes villes. « Un univers gris et
terne, sans cohérence et sans but ». La décomposition de
leur univers social s'organise autour de trois principes : la
désorganisation sociale (absence de normes et de valeurs,
désinsertion des milieux familiaux et scolaires, difficulté, voir
impossibilité à communiquer avec les autres), l'exclusion et la
rage.
- Le conflit de cultures. En 1938, Thorsten
Sellin (cité par Mucchieli, 1999) systématise la notion de
conflit de cultures (c'est à dire conflit de normes). La déviance
proviendrait de l'existence d'une culture valorisant ou tolérant une
pratique interdite par l'autre culture. Albert Cohen (1950, cité par
Mucchieli, 1999) ajoute à cette notion la sous-culture adolescente.
Cette théorie explique le fait qu'un jeune commette un acte interdit par
la culture dominante et/ou par la culture traditionnelle tant qu'elle est
valorisée par la sous-culture adolescente.
- L'éducation déviante. Pour
Edwin Sutherland (1930, cité par Mucchieli, 1999), la déviance ne
résulte pas d'un manque ou d'un conflit mais tout simplement d'un
apprentissage. Cette théorie peut être appliquée au milieu
du deal, les jeunes ont été éduqués à cette
pratique par leurs aînés : organisation du deal (guetteur,
revendeur... règles du trafic...).
? L'approche inégalitariste
Merton (1946, cité par Mucchielli) est l'un des
premiers à s'intéresser au décalage entre les aspirations
à la réussite sociale (encouragée par l'idéologie
individualiste des sociétés modernes) et la réalité
des inégalités sociales (et raciales) qui
n'offrent pas les moyens d'y parvenir à chacun. Par exemple Galland
(2011), pointe qu'il existe, parmi les jeunes, des différences
liées à l'appartenance sociale et au niveau d'études.
Nous parlons de
polarisation : tendent vers un pôle,
ceux qui ont des diplômes et les moyens de repousser le moment des
engagements et de diversifier leurs expériences sociales et, tendent
vers l'autre pôle, ceux qui n'en ont pas et qui sont soumis à des
risques croissants de marginalisation professionnelle et sociale. En même
temps, un phénomène
d'homogénéisation tend à rapprocher les
valeurs, les normes culturelles et de consommation, et les aspirations de
l'ensemble des jeunes. Ainsi, la frustration, plus grande pour les
catégories de jeunes « sans diplômes », pourrait les
pousser à utiliser des méthodes illicites afin d'avoir
accès à ce qu'ils désirent et n'obtiennent pas par des
moyens licites.
4 Une conduite pas si déviante que ça...
une question de regard sur la déviance et sur le risque
« Reste à savoir si les jeunes sont myopes parce
qu'ils ne voient pas le danger ou si les observateurs sont presbytes parce
qu'ils ne parviennent pas à discerner la rationalité des
pratiques des adolescents qu'ils scrutent. »
(Peretti-Watel, 2001)
Pour Favresse (2011), les valeurs et les
normes véhiculées dans la société vont aussi
participer au façonnage des conduites à l'adolescence :
performance, dépassement de soi, hédonisme, réalisation
personnelle... Ou comme le dit le proverbe : « Qui ne risque
rien, n'a rien ». Ces valeurs se retrouvent dans les
conduites de consommation de produits psychoactifs qui peuvent devenir pour les
jeunes un moyen de se mesurer entre eux, de s'affirmer et de se
dépasser. Comme le mentionne Le Breton (2002), « le fait de "tenir
l'alcool" suscite l'admiration et permet d'exister dans le regard des autres
». Le risque peut donc lui-même se révéler être
un enjeu de compétition. Ainsi les conduites à risque seraient en
cohérence avec certaines valeurs de notre société.
De plus, comme le note Becker (1985, p.195), « nous ne
pouvons comprendre les situations et les processus sans donner leur pleine
importance aux différences entre les points de vue des deux
groupes impliqués ». Comme le précise Le
Garrec (2002), les représentations sociales des jeunes sur les «
conduites addictives » ne correspondent pas du tout aux
représentations des politiques publiques. Ainsi, le sens donné
aux conduites addictives par les jeunes n'est pas tant vu en terme de risques
que de bénéfices. De plus, dans la catégorisation des
conduites, semblent aussi entrer en compte les modalités et les
contextes. Par exemple, selon Dany et Apostolidis (2002, p.341),
« ce n'est plus la seule consommation de cannabis qui fait du consommateur
un drogué, mais les modes (fréquence, consommation matinale,
avant le travail) et les contextes (Seul versus Groupe) de consommation ».
Lo Monaco, Gaussot, et Guimelli (2009), ont validé la régulation
contextuelle et normative de la perception du consommateur de vin, de
manière expérimentale. Ces auteurs ont aussi montré en
2010 que le « boire seul » chez
les jeunes constituait un acte contre-normatif et le «
boire collectif » un acte pro-normatif à travers l'identité
sociale et l'effet brebis galeuse. (Lo Monaco, Piermattéo, Guimelli
& Ernstvintila, 2010).
Comme le monte Kouabenan (2006), la perception du risque serait
le résultat de nombreuses caractéristiques du sujet percevant
:
Figure 3 : Perception des risques selon Kouabenan
(2006)
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