B/ Les
obstacles d'ordre juridique
Contrairement au Statut de Nuremberg qui ne prévoyait
l'inculpation que des « grands criminels de guerre », les
Statuts des tribunaux ad hoc donnent mandat au Procureur
d'enquêter et de poursuivre les « personnes
présumées responsables de violations graves du DIH
» sans autres limitations. Or le seul terme « responsable »
en droit pénal laisse la porte grande ouverte à des milliers de
cas individuels. Sans plus d'indications ou de limites dans les Statuts, les
Procureurs des TPIY et TPIR ont mis en accusation plus de deux cent personnes.
Très rapidement, l'ensemble du système s'engorgea. Les Tribunaux
se trouvèrent confrontés à la gestion du «
quantitatif » sans qu'il leurs soient possible de renoncer au
caractère exemplaire et « qualitatif » de ses
procédures. La durée des procès qui en est la
conséquence génère des détentions
préventives de plus en plus longues. La conciliation de ces
impératifs n'est pas aisée.
Pour surmonter ces difficultés, le Conseil de
sécurité intervint à deux reprises. Il demanda d'abord au
Procureur et aux Juges de se concentrer sur la poursuite et le jugement
« des principaux dirigeants portant la plus lourde
responsabilité » (Rés. 1503 du 23 août 2003),
proposant ainsi une interprétation limitative de la notion plus ouverte
de personne « responsable », ensuite il adopta la Résolution
1534 (26 mars 2004) s'adressant directement aux juges en ces
termes: « demande à chaque Tribunal de veiller
à ce que les nouveaux actes d'accusation qu'il examinera et
confirmera visent les plus hauts dirigeants soupçonnés
de porter la responsabilité la plus lourde des crimes relevant de
leur compétence, comme indiqué dans la résolution 1503
(2003) »
Bien que l'objectif de ces résolutions soit louable, il
n'en soulève pas moins de sérieuses questions de
compétence. Les Juges pouvaient-ils introduire un nouveau critère
de sélection des accusés non prévu au Statut ? N'y a-t-il
pas atteinte à l'indépendance du Procureur, qui voit ainsi son
pouvoir discrétionnaire limité par l'action des juges? Chose
certaine, cette approche risque d'entraîner des différences de
vues entre les juges et le Procureur sur les questions de stratégie
d'achèvement.
La CPÏ est également confrontée à
des obstacles d'ordre juridique, en ce sens que le statut de Rome contient des
dispositions qui restreignent considérablement la répression des
violations graves du DIH.
Ces limites tiennent d'une part aux dispositions contenues
dans les articles 16 et 124 du statut, d'autre part, aux insuffisances
constatées dans l'organisation de la coopération entre les Etats
et la CPI.
S'agissant d'abord de l'article 16, il constitue, à
n'en pas douter une entrave à l'action de la CPI, de par sa logique le
judiciaire est battu en brèche par le politique, qui à tout
moment peut contrecarrer l'action de la Cour. Cet article reconnaît en
effet au Conseil de sécurité des le pouvoir d'imposer un sursis
des enquêtes ou des poursuites devant la Cour, pour une durée de
12 mois indéfiniment renouvelable, simplement en adoptant une
résolution sur le fondement du chapitre VII de la Charte. Cet article
institutionnalise un véritable droit pour le Conseil de
sécurité de paralyser l'action de la justice permanente.
Pour ce qui est ensuite de l'article 124, force est de noter
qu'il constitue un autre obstacle, puisqu'il autorise à tout Etat, au
moment de la ratification ou de l'adhésion, à décliner
unilatéralement, et pour une période de sept ans à compter
de l'entré en vigueur du statut, à son égard la
compétence de la Cour à l'effet de connaître des crimes de
guerre, commis par ses nationaux ou sur son territoire. En
réalité, cette disposition constitue une véritable
légitimation de la volonté des Etats souverains de suspendre
à leur guise la mise en oeuvre du statut à l'égard des
crimes de guerre perpétrés par ses ressortissants ou sur son
territoire. Son objet est de donner à un Etat la possibilité, au
cours de cette période transitoire, d'empêcher la multiplication
des plaintes abusives contre ses forces armées engagées dans des
opérations extérieures. Quoiqu'il en soit, l'article 124 demeure,
à l'instar de l'article 16, une disposition fort regrettable, d'autant
plus qu'il réduit considérablement la portée des
compétences de la Cour.
Enfin, s'agissant des insuffisances constatées dans
l'organisation de la coopération entre les Etats et la CPI, elles
apparaissent à travers l'article 72 qui fixe les règles relatives
à la protection du secret en matière militaire, mais
également à travers les articles 86 et 87, relatifs
respectivement à l'obligation générale de
coopération des Etats parties et aux dispositions
générales sur les demandes de coopération formulée
par la Cour. La lecture croisée de ces dispositions laisse
apparaître la prééminence de la volonté de l'Etat
souverain, sur celle de la juridiction. En effet, en dehors du cas ou le
Conseil de sécurité, éventuellement saisi par la Cour,
prendrait une résolution sur le fondement du chapitre VII de la charte
des Nations Unies, pour contraindre à la divulgation d'informations
considérées comme protégées par le secret
défense, l'Etat concerné, fort de sa souveraineté,
conserve toujours le dernier mot, le statut ne prévoyant aucune
disposition qui autorise la Cour à ordonner, contre la volonté de
l'Etat en cause, la communication de telles informations.
Malgré ces obstacles, il faut reconnaître qu'il y
a une évolution notable dans la répression des violations graves
du DIH au niveau internationale, même si des efforts restent à
faire.
En un peu plus de trente ans
après l'adoption du protocole additionnel aux conventions de
Genève du 12 août 1949, relatif à la protection des
victimes des conflits armés non internationaux, les civils continuent
toujours à être frappés de plein fouet par les effets des
conflits armés internes. Ils restent les principales victimes des
violations du DIH commises par les forces gouvernementales et les groupes
armés non étatiques. Les attaques délibérées
contre les civils, le déplacement forcé de populations, la
destruction d'infrastructures vitales pour la population civile et de biens de
caractère civil, ne sont que quelques exemples d'actes interdits qui
sont perpétrés régulièrement. Les personnes civiles
sont aussi victimes de violations du droit telles que le meurtre, la
disparition forcée, la torture, les traitements cruels et les outrages
à la dignité personnelle, le viol et les autres formes de
violence sexuelle. Ils sont utilisés comme boucliers humains. Les
personnes détenues en raison d'un conflit armé sont
privées de leurs droits fondamentaux, notamment de conditions de
détention et de traitement appropriés, de garanties
procédurales destinées à prévenir la
détention arbitraire et du droit à un procès
équitable. Le personnel médical et les travailleurs humanitaires
sont également victimes de violations du DIH. Dans de nombreux cas, les
organisations humanitaires sont empêchées de mener à bien
leurs activités ou gênées dans leur effort de travailler
avec efficacité. Cela aggrave encore les souffrances des personnes qui
devraient bénéficier de l'assistance et de la protection de ces
organisations. En outre, les attaques contre les journalistes et autres membres
des médias sont une source de préoccupation croissante.
Si les souffrances infligées par les conflits
armés internes n'ont pas changé, ces deux dernières
décennies ont été caractérisées par une
meilleure sensibilisation de l'opinion publique au DIH et à ses
règles fondamentales et, par conséquent, aux actes qui
constituent des violations de ces règles. Les principes et les normes du
DIH sont non seulement le centre d'intérêt des débats
d'experts habituels, mais font de plus en plus l'objet d'un examen approfondi
et complet de la part des gouvernements, des milieux universitaires et des
médias. Il convient de saluer et d'encourager la croissance de
l'intérêt pour le DIH et l'augmentation de la sensibilisation
à cette branche du droit, en se rappelant que la connaissance de tout
ensemble de règles est une condition nécessaire à sa mise
en oeuvre. De plus, les Conventions de Genève de 1949 sont devenues
universelles, ce qui les rend juridiquement contraignantes envers tous les pays
du monde. Nous espérons que l'étude du CICR sur le DIH coutumier,
publiée en 2005, contribuera aussi à mieux faire connaître
les règles qui régissent tous les types de conflits
armés.
Le fait que l'on peut dire que le DIH s'est étendu au
delà des milieux d'experts pour entrer pleinement dans le domaine public
signifie, cependant, qu'il existe un risque croissant que
l'interprétation et la mise en oeuvre de ses règles soient
politisées. Les années passées ont donné des
preuves de cette tendance générale. Parfois, des États ont
nié l'applicabilité du DIH à certaines situations,
même si les faits sur le terrain indiquaient clairement qu'il s'agissait
d'un conflit armé. Dans d'autres cas, des États ont tenté
d'élargir le champ d'application du DIH pour inclure des situations qui
ne pouvaient pas, en se basant sur les faits, être
considérées comme des conflits armés. Outre les
controverses sur la question de la définition juridique d'une situation
de violence, dans certains cas, on ne peut parler que de mauvaises
interprétations opportunistes de certaines règles juridiques
spécifiques qui sont bien établies. La tendance de certains
acteurs à mettre en avant des violations prétendument
perpétrées par d'autres, sans montrer aucune volonté de
reconnaître celles qu'ils commettent eux-mêmes, a aussi
porté préjudice à l'application adéquate du DIH. Il
faut souligner que la politisation du DIH l'emporte sur le but même de
cet ensemble de règles. Les principaux bénéficiaires du
DIH sont les civils et les personnes hors de combat. L'édifice
même du DIH est fondé sur l'idée selon laquelle certaines
catégories de personnes doivent être protégées
autant que possible contre les effets de la violence, quelle que soit la partie
au conflit à laquelle elles appartiennent, et indépendamment des
raisons avancées pour justifier le conflit armé.
La non application ou l'application sélective du DIH,
ou la mauvaise interprétation de ses règles à des fins
internes ou politiques, peuvent avoir, et ont même inévitablement
des conséquences directes sur la vie et les moyens d'existence des
personnes qui ne participent pas ou ne participent plus aux hostilités.
Une approche fragmentaire du DIH est en contradiction avec le principe
fondamental d'humanité, qui doit s'appliquer de la même
façon à toutes les victimes des conflits armés, s'il veut
garder sa signification propre. Les parties aux conflits armés ne
doivent pas oublier que, du fait de la logique même du DIH, des
interprétations politisées ou biaisées du droit n'ont pas
seulement un impact sur la seule partie adverse. Souvent, après quelques
temps, on voit ses propres civils et combattants détenus exposés
aux effets pernicieux de la politisation réciproque et de la mauvaise
interprétation du droit par l'adversaire.
En dépit des risques d'instrumentalisation que
rencontre le DIH dans son application, quelques éléments
apparaissent qui autorisent un certain optimisme dans le domaine des
mécanismes devant assurer le respect du droit humanitaire.
Le premier élément réside dans
l'instauration d'une justice pénale internationale qui a
contribué à mettre fin à l'impunité des criminels
de guerre les plus odieux. Les tribunaux ad hoc ont permis à la
communauté internationale de prendre conscience de ses
responsabilités en matière de respect des règles de droit
humanitaire et, en ce sens, ils ont grandement favorisé l'adoption du
Statut de Rome instituant la CPI, vieux rêve de l'humanité. Les tribunaux ad hoc ont aussi
proposé une lecture dynamique du DIH ce qui devrait encourager une
meilleure application de ses règles.
C'est en effet le deuxième élément qui
autorise un certain optimisme dans le domaine des mécanismes du respect
du droit humanitaire. On perçoit les signes d'une extension du champ
d'application de ces mécanismes, grâce à l'extension du
champ d'application du DIH lui-même. Une des causes de la faiblesse des
mécanismes tenait à la distinction traditionnelle entre les
conflits internationaux et les conflits internes. Les dispositions du P.2 en
matière de respect du DIH sont très faibles, voire inexistantes
comme nous l'avons vu. Aussi faut-il se féliciter de l'évolution
que l'on constate de plus en plus, d'un effacement de la frontière entre
les deux types de conflits, notamment dans la jurisprudence tout à fait
remarquable du TPIY, ce qui conduit à faire bénéficier les
conflits internes des mécanismes plus élaborés
prévus à l'origine pour les seuls conflits internationaux. Le
TPIY est en effet confronté à une situation extrêmement
complexe où les conflits internationaux classiques et internes
s'imbriquent et s'entremêlent de manière inextricable. Vouloir
isoler ce qui relève du conflit international et ce qui n'en
relève pas est une tâche pratiquement impossible. Le TPIY dans
l'affaire Tadic a sagement renoncé à s'engager dans cette voie
périlleuse.
Face à une dichotomie que les États estiment
irréductible, entre les conflits armés internationaux et
internes, le seul idéal juridique que l'on puisse considérer
comme réaliste à l'heure actuelle, consiste à unifier le
régime juridique applicable aux conflits armés internes tout en
maintenant un seuil d'applicabilité qui, sans inclure les tensions
internes et les troubles intérieurs, soit aussi bas que possible.
Quoi qu'il en soit, la protection des populations civiles dans
les conflits armés internes relève essentiellement de la
responsabilité des Etats et des autres parties aux conflits. Mais l'ONU et les Organisations internationales, de même
que le CICR et les ONG, ainsi que l'opinion publique en général,
ont aussi un rôle important à jouer, pour qu'enfin les
règles du DIH et celles des droits de l'homme qui assurent cette
protection, soient pleinement appliquées et que les trop nombreuses
violations des Conventions de Genève et des protocoles, justement
dénoncées, ne restent pas en définitive impunies.
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