§2. Naissance de la charge décanale.
Une large majorité d'historiens s'accordent pour voir,
dans les doyens ruraux, les successeurs des archiprêtres
mérovingiens, allant même jusqu'à parler
d'archiprêtres ruraux antérieurs (Landerzpriester älterer
Ordnung), pour l'époque mérovingienne, et d'ultérieurs
(Landerzpriester jüngere Ordnung) pour les périodes suivantes. Mais
leurs conclusions ne se basent que sur des études approximatives et des
rapprochements hasardeux.9
Les archiprêtres mérovingiens sont directement
désignés par l'évêque. A l'origine, leur rôle
consiste à remplacer l'évêque dans ses fonctions
sacrées. Peu à peu, leur charge s'étend à la
direction d'un groupe d'églises paroissiales. Ils sont alors les seuls
à pouvoir donner le sacrement du baptême, réservé
aux églises mères. Ils ont aussi pour mission de surveiller les
activités des prêtres des églises subordonnées
à la paroisse primitive. Leur charge serait inamovible.10
Comme nous le verrons dans les chapitres ultérieurs, de
toutes ces caractéristiques, le seul point commun entre
l'archiprêtre mérovingien et le doyen rural est
l'inamovibilité de la charge. La surveillance des prêtres ne peut
être retenue pour prouver une quelconque continuité puisque le
doyen rural a droit de regard sur les activités de tous les
prêtres de toutes les paroises de sa circonscription. Contrairement
à l'archiprêtre mérovingien, le doyen rural détient
un réel pouvoir de juridiction.
9. Notons que la particule erz- désigne toujours un
état de supériorité. L'expression Erzpriester
désigne donc l'archiprêtre, alors que Dekan désigne le
doyen. HINSCHIUS, P., System des katholischen Kirchenrechts, t. 2, Berlin,
1878, pp. 262-277. SÄGMÜLLER, J.-B., Die Entwicklung des
Archipresbyterats und Dekanats bis zum Ende des Karolingerreichs,
Tübingen, 1898, pp. 26-88. IMBART DE LA TOUR, P., Ibid., p. 74. FAURE, J.,
Ibid., p. 146. HAUCK, A.,Kirchengeschichte Deutschlands, t. 2, Leipzig, 1912,
p. 744. GRIFFE, E., Ibid., pp. 16-50. ALHAUS, J., Die Landdekanate des Bistums
Konstanz im Mittelalter, dans Kirchliche Abhandlungen, fasc. 109-110,
Stuttgart, 1929, p. 30. AMANIEU, A., Archiprêtre, dans Dictionnaire de
droit canonique, t. 1, Paris, 1935, col. 1004-1026. GESCHER, F., Von der
Frühzeit des Landdekanats in der Erzdiözese Köln, dans
Festschrift lrich Stutz, Stuttgart, 1938. BURCKLE, J., les Chapitres ruraux des
anciens diocèses de Strasbourg et de Bâle, Colmar, 1935, p. 87.
FOURNIER, E., Nouvelles Recherches sur les curies, chapitres et
universités de l'ancienne Eglise de France, Arras, 1942, pp. 248-249. DE
MOREAU, E., Histoire de l'Eglise en Belgique, t. 1, la Formation de la Belgique
chrétienne, des origines au Xe siècle, Bruxelles, 1947, p. 306.
TOUSSAINT, F., Election et sortie de charge du doyen de
chrétienté dans les anciens diocèses de Liège et de
Cambrai, pp. 52-53. HEINTZ, A., Ibid., pp. 23-26. VAN REY, M. Die
Lütticher Gaue Condroz und Ardennen im Frühmittelalter, Untersuchung
zur Pfarrorganisation, Bonn, 1977. VAN REY, M., les Divisions politiques et
ecclésiastiques de l'ancien diocèse de Liège au Haut Moyen
Âge, dans le Moyen Âge., t. 87, Bruxelles, 1981, p. 189. DIERKENS,
A., la Création des doyennés et des archidiaconés dans
l'ancien diocèse de Liège (début du Xe siècle?)
Quelques remarques de méthode, dans la même revue, t. 92,
Bruxelles, 1986, pp. 353-354.
10. En plus de la bibliographie citée ci-dessus :
DEBLON, A., Ibid., pp. 707- 708. LAENEN, J., Introduction à l'histoire
paroissiale du diocèse de Malines. Les Institutions, Bruxelles, 1924,
pp. 30 et 53.
L'élément essentiel, qui distingue
l'archiprêtre de l'époque mérovingienne du doyen rural,
peut être compris en se penchant sur l'étymologie des termes
employés. L'archipresbyter, curé de la paroisse mère, se
trouve au sommet d'une pyramide dont les étages inférieurs sont
occupés par les prêtres qui en desservent les filiales.
Le doyen rural, quant à lui, est le plus souvent
appelé, en latin, decanus concilii et les prêtres qui font partie
de ce concile portent le nom de fratres. Le doyen conserve son ministère
paroissial après sa nomination. La conception hiérarchique est
donc différente :
le doyen ne se trouve pas au sommet d'une pyramide, mais
plutôt au centre d'un cercle de clercs dont il fait, bien entendu,
lui-même partie.11 Dans le diocèse de Liège, il est plus
rarement appelé decanus christianitatis. L'usage de cette expression est
beaucoup plus répandue dans le diocèse de Cambrai. Christianitas
désigne ici le clergé du district.12
G. Mollat définit le décanat rural comme
étant un bénéfice mineur, séculier, sans charge
d'âmes, électif et concédé hors consistoire.13
Il n'est donc pas impossible que l'instauration des doyens
ruraux dans le diocèse de Liège se soit accomplie dans le cadre
des grandes réformes de l'Eglise carolingienne, dont le but est de
réorganiser le clergé dans un esprit de rassemblement et de vie
en communauté.14 D'ailleurs, la charge décanale existe tant dans
le clergé séculier que régulier ; elle a été
notamment prônée, pour les monastères, par saint
Benoît.15 D'ailleurs, l'assemblée qui réunit les
prêtres d'un concile autour de son doyen est parfois appelée
capitula decanalia.16
11. Outre la
1935, col. Gegenwart, Tübingen, 1958,
|
bibliographie citée en note 1 : AMANIEU,
1004-10026. GÖBBEL, W., Dekan, dans Die Religion
Handwörterbuch für Theologie und
Religionwissenschaft,
col. 71-72.
|
A., Ibid., t. 1, Paris,
in Geschichte und
t. 2,
|
12.
|
DEBLON,
|
A., Ibid., p. 708. HEINTZ, A., Ibid., p. 41.
|
|
|
|
13.
|
MOLLAT,
|
G., la Collation des bénéfices, Paris, 1921,
|
pp.
|
24-31.
|
14.
|
DEBLON,
|
A., Ibid., pp. 707-708.
|
|
|
15.
|
SCHMITZ,
|
Ph., la Règle de saint Benoît, Turnhout,
|
1987,
|
pp. 68-69. DEBLON,
|
A.,
|
Ibid., p. 707.
|
|
|
16.
|
A.E.Ht,
|
archives du doyenné de Beringen, Registrum sive
|
|
Repertorium speculum
|
seu
|
Instrumentum jurium proventuum et emolumentorum decani
|
christianitatis sive
|
archipresbyteri concilii Beringensis Leodiensis diocesis et
archidiaconatus Campiniae I, copie de 1601 de l'ouvrage de Henri Van der Scaeft
(=Registrum I), f° 51. A.E.Ht, archives du doyenné de
Beringen, Registrum sive Repertorium speculum seu Instrumentum jurium
proventuum et emolumentorum decani christianitatis sive archipresbyteri
concilii Beringensis Leodiensis diocesis et archidiaconatus Campiniae II, copie
de 1611 du même ouvrage (=Registrum II), f°28.
D'autres hypothèses ont été émises
pour tenter de trouver des prédécesseurs
aux doyens ruraux. Mais les historiens qui s'évertuent
à les formuler oublient
que les nouvelles institutions peuvent être tout à
fait originales et ne
découler d'aucune autre. Ainsi, le senior, qui a pour
tâche d'instruire les jeunes clercs de son canton, a pu apparaître,
aux yeux de certains, comme l'ancêtre du doyen rural, de même que
le prêtre élu par les siens pour ramener dans les campagnes les
huiles saintes consacrées par l'évêque le jeudi saint.17
Ces hypothèses se basent uniquement sur de vagues rappro- chements
qu'aucun texte ne peut corroborer. Nous ne nous y attarderons donc pas
davantage.
Jusqu'il y a peu de temps, l'apparition quasi
simultanée des doyens ruraux et des archidiacres à
l'époque carolingienne semblait être un fait acquis. Pourtant, les
récents travaux de l'abbé Deblon remettent en cause cette
chronologie pour les archidiacres. Le premier archidiacre connu apparaît
dans deux sources relatives à saint Eugène de Tolède.18
Ces textes, rédigés pour le premier vers 925-936 et pour le
second dans le dernier quart du Xe siècle, traitent
d'événements qui se sont produits en septembre 919. Une
controverse est apparue à propos de l'interprétation des termes
parochia sibi commissa,19 que plusieurs historiens ont identifiés
à l'archidiaconé de Hainaut. Cette expression, attribuée
à un archidiacre, désigne-t-elle le diocèse tout entier ou
plutôt une partie de celui-ci? Bien sûr, la même expression
peut aussi qualifier le territoire administré par l'évêque
lui-même, mais, de cette constatation, aucune conclusion
irrévocable ne peut être tirée. A ce jour, nulle mention
connue ne permet de se prononcer sur le caractère territorial des
fonctions archidiaconales avant 1066.20 Par ailleurs, nous savons que cette
charge, à l'époque de l'apparition du décanat rural,
consiste uniquement à seconder
17. DEBLON, A., Ibid., pp. 706-707.
18. Ces deux sources sont amalgamées dans les
Monumenta Germaniae Historicae et dans les Acta Sanctorum. Il faut donc leur
préférer une édition qui les distingue nettement :
Virtutes sancti Eugenii, éd. MISONNE, D., dans les Miracles de saint
Eugène à Brogne. Etude littéraire et historique. Nouvelle
Edition, dans Revue bénédictine, t. 76, Maredsous, 1966, pp.
231-291 (pp. 258- 285 pour l'édition proprement dite). DIERKENS, A.,
Abbayes et chapitres entre Sambre et Meuse. Contribution à l'histoire
religieuse des campagnes au Haut Moyen Âge, Paris et Sigmaringen,
1985.
19. DEBLON, A., Ibid., pp. 704-705. DIERKENS, A., la
Création, p. 351. VAN REY, M., les Divisions, pp. 182-183. VAN REY, M.,
Die Lütticher Gaue Condroz, pp. 138-139.
20. KUPPER, J.-L., Liège et l'Eglise impériale,
XIe-XIIe siècles, Paris, 1981, p. 334, pense que l'on peut supposer
l'existence de sept archidiaconés à cette époque.
l'évêque dans l'administration du diocèse
et à veiller à la discipline des clercs.21 Le rôle de
l'archidiacre, dans les textes précités, est tout à fait
différent et beaucoup moins important que ce que nous en connaissons
pour les siècles ultérieurs.22 Par usurpation, il acquiert, au
fil du temps, des droits qui en font, peu à peu, un
«évêque local».23
Les mêmes questions doivent être posées
pour les doyens ruraux. Dans le chapitre 9 des Virtutes, le doyen Flodin est
chargé par l'évêque d'accomplir diverses missions per omnem
decaniam suae curae commissam.24 Toute la réflexion repose donc sur le
sens exact du terme decania. Lorsque ce mot apparaît pour la
première fois, en 844, dans le 3e canon du concile de Toulouse, il
désigne une subdivision fiscale du diocèse, mise en place par
l'évêque pour percevoir des redevances.25 Or, dans les Virtutes,
le doyen en question doit prélever une taxe due à
l'évêque : la soniata.26 La signification du terme decania est
donc semblable dans les deux documents. Il est indéniable que les
fonctions décanales aient été territorialisées
dès le début.
Le doyen rural est donc, à l'origine, un agent de la
politique fiscale de l'évêque. André Deblon s'autorise
même à penser qu'il pourrait s'agir d'un laïc. Le doyen
avait-il, initialement, d'autres compétences? La documentation nous
manque pour répondre à cette question. Néanmoins, il nous
est possible d'affirmer que, dès le début du Xe siècle, le
doyen rural a réussi à médiatiser les prêtres de
paroisse, si bien que l'évêque s'adresse directement à lui
pour leur transmettre ses ordres. Au milieu du XIe siècle, Hincmar de
Reims désigne par calendes les réunions mensuelles des
prêtres dans chaque doyenné.27 En 989, l'évêque de
Soissons ordonne aux doyens de convoquer chaque mois les prêtres de
paroisse.28 Rien de tel ne nous est parvenu pour le diocèse de
Liège, mais le fait que l'évêque utilise les doyens pour
divulguer des informations laisse
21. KUPPER, J-.L., Ibid., pp. 332-333.
22. Virtutes, p. 264.
23. KUPPER, J.-L., Ibid., p. 335.
24. Virtutes, p. 264.
25. AMANIEU, A., Ibid., t. 1, Paris, 1935, col. 1004-10026.
DEBLON, A., Ibid., p. 703, note 1.
26. Virtutes, p. 264.
27. DEBLON, A., Ibid., p. 708, note 25.
28. AMANIEU, A., Ibid., t. 1, Paris, 1935, col. 1010. DEBLON,
A., Ibid., p. 708, note 25.
supposer l'existence de telles réunions. Selon
l'expression de Devisse, la décanie est, à ce moment, le rouage
essentiel de l'administration diocésaine.29
L'apparition des doyens ruraux dans le diocèse de
Liège s'est opérée à la faveur de l'accroissement
de l'autorité épiscopale, probablement sous Francon
(v. 858-901) ou sous Etienne (901-920), dans une double
optique : la centralisation du pouvoir de l'évêque et
l'amélioration de son emprise sur les prêtres de paroisse. Il est
possible que, tout comme l'évêque de Soissons, celui de
Liège ait calqué, en partie, les institutions de son
diocèse sur l'exemple rémois.30 N'oublions pas que Francon a eu
de nombreux contacts avec Hincmar, l'archevêque de Reims.31 Quant
à son successeur, nous savons qu'il a fréquenté le palais
de Charles le Chauve.32 De plus, son règne correspond à une phase
de reconstruction du diocèse après les attaques des Normands.
Flodin est le seul doyen rural connu pour le Xe siècle
; peu le sont pour le siècle suivant. Deux noms apparaissent dans un
acte du début du XIe siècle : Bernard et Gérard.33 Tout
porte à croire que ce sont là des doyens ruraux et non des doyens
de chapitre.34 Pourtant, aucune indication n'est donnée à propos
des lieux dans lesquels ces deux personnages exercent leurs
prérogatives. Par contre, en 1075, il apparaît clairement que
Fréduard accomplit son devoir décanal dans le concile de
Graide.35 Pour être complets, signalons, aussi, pour ce siècle,
Garnier, doyen du concile d'Ouffet, en 1099.36
Au fur et à mesure qu'augmente la puissance des
archidiacres, au cours des Xe et XIe siècles, les doyens ruraux se sont
eux-mêmes fait, en grande partie, médiatiser par ceux-ci. Les
doyens qui, au départ, ne dépendent que de
l'évêque,
29. DEVISSE, J., Hincmar, archevêque de Reims (845-882),
Genève, 1976, p. 863.
30. DIERKENS, A., la Création, p. 354.
31. Nous connaissons cinq lettres adressées par Hincmar
à l'évêque de Liège (DEVISSE, J., Ibid., pp. 103 et
suivantes).
32. KUPPER, J.-L., Stephanus, dans Series episcoporum, pp.
60-61.
33. NELIS, H., Album belge de diplomatique, éd.
PIRENNE, H., Bruxelles, 1909, pl. VII. Cette donation au chapitre rural de
Walcourt est consignée à la suite d'un acte de 1026.
34. Le chapitre de Walcourt, dont il est question dans le texte,
ne comporte pas de doyen parmi ses membres. DIERKENS, A., Ibid., p. 352, note
42.
35. KURTH, G., Chartes de l'abbaye de Saint-Hubert en Ardenne,
t. 1, Bruxelles, 1903, p. 44.
36. FORGEUR, R., Notes sur la paroisse d'Ouffet et sur les
chapitres collégiaux d'Ouffet et d'Ellemelle, dans Leod., t. 57,
Liège, 1970, p. 57.
entrent peu à peu sous la dépendance d'un
archidiacre, tout en conservant des rapports directs avec le chef de l'Eglise
liégeoise, notamment en matière fiscale. Les fonctions
décanales se ternissent donc au cours de cette période.37
Malheureusement, lorsqu'elles sont clairement définies et mises par
écrit dans les statuts synodaux, à la fin du XIIIe siècle,
le processus de médiatisation par les achidiacres est, depuis longtemps,
totalement achevé.
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