§2. Les évêques de Tongres,
Maastricht et Liège, de Falcon à Etienne.
D'un point de vue géographique, les limites du
diocèse de Tongres correspondent donc originellement à celles de
la civitas Tungrorum, qui s'étend de Revin (aujourd'hui en France, dans
le département des Ardennes) à Westmaas (près de
Rotterdam).10 Maastricht
5. PALANQUE, J.-R., PARDY, G. et LABRIOLLE, P., De la paix
constantinienne à la mort de Théodose, dans Histoire de l'Eglise
des origines à nos jours, sous la direction de FLICHE, A. et MARTIN, V.,
t. 3, Paris, 1936, pp. 438 et 441.
6. DE MOREAU, E., Ibid., pp. 1-3.
7. PALANQUE, J.-R., PARDY, G. et LABRIOLLE, P., Ibid, pp.
437-439.
8. BOEREN, P. C., les Evêques de Tongres-Maastricht,
dans la Christianisation des pays entre Loire et Rhin (IVe-VIIIe s.), actes du
colloque de Nanterre (3 et 4 mai 1974), 2e éd., Paris, 1993, pp. 28-30.
DE MOREAU, E., Ibid., pp. 31-39. KUPPER, J.-L., dans Series episcoporum
ecclesiae catholicae occidentalis, série 5, Germania, t. 1,
Archiepiscopatus Coloniensis, Stuttgart, 1982, pp. 48-49.
9. BOEREN, P. C., Ibid., p. 30. DARIS, J., Histoire du
diocèse et de la principauté de Liège, t. 1, Des origines
jusqu'au XIIIe siècle, Bruxelles, 1974, pp. 31-40. PAQUAY, J., les
Origines chrétiennes dans le diocèse de Tongres, dans B.S.S.L.L.,
t. 27, Tongres, 1909, p. 90.
10. BOEREN, P. C., Ibid., p. 25.
devient la résidence préférée des
évêques, de par sa position stratégique sur la Meuse, son
dynamisme économique et le culte de ce saint qui s'y est
développé entre-temps.11 D'autres demeures épiscopales ont
vu le jour, notamment à Liège, à Huy, à Namur,
à Dinant et à Givet.12
Le christianisme se définit comme un
phénomène essentiellement urbain et propre aux membres de
l'aristocratie.13 Contrairement à la ville, la campagne se ferme
traditionnelle- ment aux nouvelles doctrines. Une des préoccupations
majeures des évêques, mais aussi des maires du palais et des
rois,14 sera donc de lutter contre le paganisme qui y est ferme- ment
ancré.
Pier Franco Beatrice a relevé cinq méthodes
d'évangélisation très différentes. La plus
spectaculaire est incontestablement l'élimination physique des objets de
culte païen et leur oblitération. La violence est ainsi
utilisée pour la destruction de statues, d'objets sacrés et de
temples ainsi que leur remplacement par des églises, des croix ou autres
symboles chrétiens. Un autre moyen de diffusion des doctrines
chrétiennes consiste à fonder des couvents. L'action des moines
est double. En tant qu'hommes d'Eglise, ils amènent les
communautés rurales à se convertir à la parole de Dieu ;
en tant que médiateurs entre ville et campagne, ils défendent les
intérêts des paysans. L'éventail de leurs méthodes
s'étend de l'agression contre les supports du culte païen à
la prédication et à l'aide accordée aux pauvres. De
nombreux évêques tentent aussi de convaincre les grands
propriétaires fonciers de se tourner vers Dieu, ce qui facilite la
conversion de leurs sujets. Il faut ensuite expliquer aux paysans les
vérités de la foi et la supériorité du pouvoir
divin sur celui des idoles, afin de modifier leur mentalité en
profondeur. Outre l'oblitération par la force d'objets de culte
païen, Beatrice mentionne le remplacement, beaucoup plus pacifique, de
fêtes païennes par des célébrations
évangéliques.15
11. GEORGE, Ph., Saint Remacle, évangélisateur
en Ardenne (ca. 650). Mythe et réalité, dans la Christianisation
des campagnes, actes du colloque du C.I.H.E.C., p. 57.
12. BOEREN, P. C., Ibid., pp. 32-33. GEORGE, Ph., Ibid., p.
57.
13 DIERKENS, A., Quelques aspects de la christianisation du
pays mosan à l'époque mérovingienne, actes du colloque la
Civilisation mérovingienne dans le bassin mosan, Liège, 1986, p.
42. GEORGE, Ph., Ibid., p. 58.
14. DIERKENS, A., Abbayes et chapitres entre Sambre et Meuse
(VIIe-XIe siècles). Contribution à l'histoire religieuse des
campagnes du Haut Moyen Âge, Paris et Sigmaringen, 1985, p. 320.
15. BEATRICE, P.F., Ibid., pp. 24-32.
Dans nos régions, de nombreux exemples étayent
ces considérations. L'action évangélisatrice de saint
Hubert, par exemple, revêt quelquefois un caractère violent,
notamment dans la destruction ou l'oblitération de bois sacrés,
de représentations de dieux païens et de temples consacrés
à leur culte.16 Dès le VIIe siècle, les Pippinides se
rendent particulièrement actifs dans la fondation de couvents, notamment
à Nivelles, à Fosses et à Moustier-sur-Sambre. Ils
participent aussi au développement de monastères existants.17
Grâce à leurs efforts, le culte du panthéon traditionnel
s'éteint progressivement et tend à disparaître au cours du
siècle suivant. Certaines régions, comme la Campine, connaissent
toutefois un retard de développement considérable sur le plan
religieux. Quant aux conversions massives consécutives au baptême
de Clovis, il ne s'agit là que d'une fable.18
Dans le cadre de leur action évangélisatrice,
les rois mérovingiens et les maires du palais peuvent compter sur
quelques grands hommes. Outre saint Hubert, dont nous avons déjà
souligné la verve, citons aussi saint Amand, saint Remacle et saint
Lambert. Sur base d'une étude concernant l'origine géographique
des missionnaires du Haut Moyen Âge, Martine de Reu a mis en
lumière le schéma classique de la progression du christianisme
dans une région donnée. Au sein de celle-ci, il faut distinguer
trois zones, dont les limites évoluent au fur et à mesure de
l'action évangélisatrice. La première est quasi
entièrement vouée à la doctrine du Christ. La seconde est
partagée entre l'Eglise et le culte du panthéon païen. Quant
à la troisième, le christianisme n'a pu y filtrer que très
sporadiquement. La plupart des missionnaires sont originaires de la partie la
plus récemment christianisée de la première de ces trois
zones. Leurs activités se portent essentiellement sur la
deuxième, tout en ayant des répercussions sur la
troisième. Le même processus se reproduit aussi longtemps que la
région comporte des zones de paganisme.19
Saint Amand, originaire d'Aquitaine, a vécu au milieu
du VIIe siècle. Ses rapports de proximité avec le palais l'ont
amené à recevoir l'honneur de baptiser le futur roi d'Austrasie,
Sigebert III. Après s'être retiré dans les
monastères de l'île d'Yeu, de Tours puis de Bourges, il part en
pèlerinage à Rome. Il parcourt ensuite le bassin de l'Escaut,
où il tente, non sans mal, de
16. DE MOREAU, E., Ibid., p. 101.
17. DIERKENS, A., Abbayes et chapitres, p. 318.
18. DIERKENS, A., Superstitions, christianisme et paganisme, p.
9.
19. DE REU, M., Pas à pas : la conversion des campagnes
au cours du Haut Moyen Âge, actes du colloque du C.I.H.E.C., t. 1, pp.
37-46.
convertir la population à la parole du Christ. Vers
649, le roi Sigebert III l'aurait désigné comme
évêque de Tongres-Maastricht. En fait, Amand a été,
durant toute sa vie, ce que De Moreau appelle un «évêque
missionnaire» car il parcourt inlassablement les régions
païennes, sans jamais se fixer nulle part. Il meurt, après 675,
dans le monastère d'Elnone.20
Saint Remacle est le contemporain d'Amand. A Luxeuil, il
reçoit une formation spirituelle drastique, calquée sur les
règles de saint Colomban et de saint Benoît, auxquelles sont
ajoutés quelques règlements originaux. Il se rend ensuite
à Solignac, où il est confié, par ses parents, à
saint Eloi. En 632, il est appelé à diriger cet
établissement. Sigebert III, qui a acquis la souveraineté sur
l'Austrasie, le recrute alors, peut-être sur le conseil de saint Eloi,
pour fonder une abbaye. Grimoald, le maire du palais, pense que Remacle
pourrait lui permettre d'augmenter son pouvoir. Le site de StavelotMalmedy est
choisi comme emplacement pour la nouvelle institution. Remacle se rend donc
dans les Ardennes, où il reçoit le titre d'episcopus abbas, ce
qui le dispense de faire appel à l'évêque pour certaines
tâches. Cela permet aussi au maire du palais de le surveiller de plus
près. Le christianisme a ainsi trouvé un de ses principaux points
d'ancrage dans les campagnes ardennaises.21
La Thudinie est évangélisée en profondeur
à la fin du VIIe et au début du VIIIe siècle par des
moines et autres évêques ambulants. Le dynamisme de saint
Landelin, entre 653 et 686, et de saint Ursmer, de 691 à 713, est
particulièrement percutant. Landelin a fondé les abbayes de
Lobbes, entre 637 et 654, et d'Aulne, vers 656, dont le rayonnement au travers
de l'Europe est remarquable.22
Saint Lambert est le descendant d'une des plus grandes
familles de la ville de Maastricht. Après avoir étudié
l'Ecriture sainte, son père le confie à l'évêque de
Tongres-Maastricht, Théodard, qui jouit d'une influence
considérable au palais royal. Après l'assassinat de ce dernier,
le roi Childéric II décide de placer Lambert sur le siège
épiscopal vacant. Mais, en 675, un coup d'état au
20. DE MOREAU, E., Ibid., pp. 78-91, 107-119, et 133-135. DE
MOREAU, E., Saint Amand, le principal évangélisateur de la
Belgique, Bruxelles, 1942. WERNER, M., Der Lütticher Raum in
frühkarolingischer Zeit, Göttingen, 1981, pp. 231-236. KUPPER, J.-L.,
Ibid., pp. 51-52. DARIS, J., Ibid., pp. 81-90.
21. GEORGE, Ph., Ibid., pp.
22. SOUPART, A., Ibid., pp. 10-11.
palais l'oblige à abandonner ses fonctions pendant sept
ans, au profit de Pharamond. Durant cette époque trouble, Lambert se
retire dans le monastère de Stavelot. Il revient ensuite à la
tête de l'évêché sous Pépin II, à la
faveur de l'effondrement du clan de ses adversaires. La guerre de Pépin
II contre les Frisons devant s'accompagner d' une campagne
d'évangélisation, Lambert décide de se rendre en Toxandrie
afin d'y répandre la foi chrétienne. Il meurt dans sa
résidence de Liège, victime d'une vendetta, en 705 au plus tard.
Son corps est enseveli dans le caveau familial, à Maastricht.23
Saint Hubert est né en 665, dans un milieu
aristocratique proche des Carolingiens. Il succède à Lambert sur
le siège épiscopal. Il se consacre énergiquement à
la lutte contre le paganisme par la destruction d'idoles, de temples et
d'arbres sacrés ; il place aussi les sources et les pierres magiques
sous le signe de la croix. Son action évangélisatrice se porte
surtout sur la Campine et les Ardennes. Il est réputé pour avoir
accompli de nombreux miracles. Douze années après la mort de son
saint prédécesseur, suite à des apparitions miraculeuses
et après maintes réflexions, il prend la décision de
transférer ses reliques de Maastricht à Liège. Le culte du
saint martyr ne tardera pas à s'y développer. Liège se
place alors au centre de la vie religieuse du diocèse. Hubert meurt le
30 mai 727. D'abord enterré à Liège, son corps est
transféré, un siècle plus tard, au couvent d'Andage, sous
l'épiscopat de Walcaud, en plein coeur de la forêt ardennaise,
afin de ne pas concurrencer le culte de saint Lambert et de participer au
développement de cette abbaye.24
C'est probablement dans la seconde moitié du VIIIe
siècle que s'est opéré le transfert du chef-lieu du
diocèse, de Maastricht à Liège. Durant cette
période, cette dernière est qualifiée de vicus publicus et
l'essor du palais de Herstal atteint son apogée. En 908, elle a
définitivement dépossédé Maastricht de son titre de
civitas.25
23. KUPPER, J.-L., Ibid., pp. 54-55 et 58. KUPPER, J.-L.,
Saint Lambert : de l'histoire à la légende, dans R.H.E., t. 79,
Louvain, 1984, pp. 5-49. DE MOREAU, E., Histoire de l'Eglise, pp. 93-98. BAIX,
F., Ibid., pp. 20-23. WERNER, M., Ibid., pp. 241-274. DARIS, J., Ibid, pp.
99-123.
24. DE MOREAU, E., Ibid., pp. 101-107. BAIX, F., Saint
Hubert, dans la Terre wallonne, t. 16, Charleroi, 1927, pp. 106-122 et 200-222.
GENICOT, L., Aspects de saint Hubert, dans Leod., t. 63, Liège, 1978,
pp. 5-18. KUPPER, J.-L., dans Series episcoporum, pp. 55-56. WERNER, M., Ibid.,
pp. 275-280.
25. KUPPER, J.-L., Saint Lambert, pp. 24 et 26.
Pendant la seconde moitié du IXe siècle, les
évêques Hartgarius et Francon doivent affronter les raids
redoutables des Normands, qui pillent et dévastent les principales
entités du diocèse, dont la reconstruction s'amorce sous
l'épiscopat d'Etienne. C'est précisément sous cet
évêque qu'apparaît la première mention d'un
archidiacre et d'un doyen rural, ce qui sera le point de départ de notre
exposé.26
26. KUPPER, J.-L., dans Series episcoporum, pp. 59-61.
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