2) Planification et stimulation matérielle en Chine
durant la première période de la révolution chinoise (1949
- 1978).
a) Orientation générale de la Chine au niveau de la
planification et des stimulants matériels suite à la
révolution de 1949
La période où la Chine souhaitait encore
construire le socialisme apparaît loin maintenant, depuis le tournant
économique de 1978. Pourtant le mode de planification et
d?édification des nouveaux rapports sociaux paraissait original et peut
être plus adapté à une étape de transition.
En effet et nous le verrons plus tard, le débat
économique cubain peut refléter au premier abord une dichotomie
entre d?un côté les partisans d?une centralisation des
décisions forte quirejetterait les stimulants
matériels, et les partisans d?une plus large autonomie des
unités
économiques qui favoriserait des
rémunérations liées au travail fourni afin
d?intéresser le travailleur à la production et donc en
améliorer l?efficience.
Le cas chinois n?est pas homogène sur toute la
période mais va nous permettre de réfléchir et de prendre
un exemple plus concret pour le cas cubain qui sera étudié plus
en profondeur. La grande particularité de la transition au socialisme en
Chine était une volonté de participation massive de la population
aux décisions et en particulier au niveau de l?élaboration du
plan.
Par exemple jusqu?aux années 1960, il y avait trois
étapes dans l?élaboration du plan :
a) rédaction par le centre (comité central du PCC)
d?un projet de plan transmis à la périphérie,
b) élaboration du plan par la périphérie en
fonction du plan du centre,
c) élaboration par le centre du plan définitif.
Nous voyons que la base (à l?échelle de
l?entreprise, du municipe ou de la province) avait déjà une
certaine participation. Au début des années 1960, l?étape
a) fut supprimée et c?est donc de la base que partait directement
l?initiative du plan. Ceci montrait qu?il y avait une :
« Reconnaissance qu'à l'heure actuelle le
centre ne dispose pas d'une connaissance assez rigoureuse de la vie et des
possibilités des unités de production pour pouvoir leur envoyer
des chiffres de contrôle scientifiquement fondés
»45.
Au niveau de la rémunération, le salaire aux
pièces était banni de l?économie chinoise.
L?éventail des salaires était très resserré (de 40
à 250 Yuans) et «il était considéré normal
qu'un ouvrier au huitième échelon gagne plus que le directeur
». Mais il existait tout de même des primes qui variaient entre
3 à 8 Yuans par mois, soit entre 6 à 10 % du salaire sachant
qu?il n?y avait pas de primes pour les cadres et le personnel administratif. 70
à 80 % des travailleurs touchaient des primes qui étaient
basées sur le dépassement du plan mais également sur
l?attitude face au travail qui était discuté en assemblée
d?équipe.
Au sein des communes populaires46 il existait deux
types de rémunération :
- le système des points de base : calculé selon
une grille des salaires. La rémunération se faisait à la
qualification et au temps et était discutée par les collectifs de
travailleurs. La classification était revue fréquemment (tous les
semestres).
- un système de normes de travail : fixées en
assemblée d?équipe selon la quantité et la qualité
du travail.
45 BETTELHEIM, Charles, MARCHISIO,
Hélène, CHARRIÈRE, Jacques, La construction du
socialisme en Chine, Op.cit.
46 La commune populaire présente d'importantes
différences avec les coopératives socialistes. Elles sont d'une
taille beaucoup plus grande et prennent également en charge des
activités non agricoles ; sa direction est considérée
comme un pouvoir d'État ; la distribution de la nourriture doit s'y
faire en fonction des besoins -- principe communiste --, et pas seulement en
fonction du travail et du système des « points » ; enfin, les
lopins privés disparaissent : toute la terre, y compris les arbres, est
collectivisée. Seuls restent propriété privée
quelques animaux.
Ces types de rémunération furent mis en place au vu
de l?échec de la rémunération au temps au moment de la
formation des coopératives au début de la révolution.
La période de transition chinoise restait tout de
même caractérisée par une répartition selon le
travail fourni. Les auteurs affirmaient tout de même que l?avance des
rapports de production sur les forces productives ne serait pas un frein au
développement, mais un facteur objectif de progrès des forces
productives.
Un autre point important est le type de planification
adopté. Nous avons déjà mis en lumière certains
aspects, parlons maintenant du rôle de la rentabilité et du
profit. La participation des masses à l?édification du plan
suggère un certain degré de décentralisation des
décisions. De plus le fonctionnement des entreprises de production et
des entreprises commerciales sur la base de l?autonomie financière et de
la rentabilité est reconnu.
« ,Il s'agit d'assurer que le système des prix
et des salaires du secteur productif soit tel que le fonctionnement de ce
secteur fasse apparaître un surplus économique d'une ampleur
suffisante pour que soit assuré le financement de l'accumulation et des
dépenses improductives fixées par le plan.
»47
Le but est donc d?assurer une rentabilité aux
entreprises et donc de leur créer un surplus économique. Mais le
rôle de stimulant du profit est rejeté. Le fonds de l?entreprise
(partie des bénéfices) ne sert pas à la répartition
des revenus individuels. Le profit ne joue donc pas le rôle de stimulant
matériel tout au moins sur le plan individuel. En effet l?utilisation du
fonds, par exemple pour l?amélioration du bien etre collectif, peut
jouer un certain rôle de stimulation du collectif du travail.
La Chine était caractérisée par la
centralisation quasi complète des bénéfices
réalisés dans le secteur d?état (33% en URSS
étaient laissés à disposition des entreprises), cette
47 BETTELHEIM, Charles, MARCHISIO,
Hélène, CHARRIERE, Jacques, La construction du socialisme en
Chine, Op.cit.
centralisation était elle-même liée à
la faible importance attribuée aux mécanismes de la stimulation
matérielle.
Une large part était accordée aux stimulants non
économiques et collectifs. Il y avait une reconnaissance sociale du
collectif de travail, de son abnégation, de son courage et de son
dévouement. Le principe « à chacun selon son travail »
était appliqué mais celui-ci pouvait se distinguer - chose
importante - des stimulants matériels. Pour Bettelheim et
Charrière, du point de vue de la répartition des revenus, le
stakhanovisme et plus généralement le système des salaires
progressifs aboutissaient à des inégalités plus grandes
que celles découlant du principe « à chacun son travail
».
Il existait donc peu de stimulation matérielle
(primes...) et si elle n?était pas totalement rejetée, son
rôle temporaire était strictement limité aux domaines
où le refus de l?admettre aurait conduit à la baisse ou à
la stagnation de la production.
b) Révolution culturelle et grand tournant
économique
L?orientation générale de donner plus
d?autonomie et d?initiative locale par la décentralisation de la gestion
des entreprises d?État date de 1957 (Grand bond en avant). A partir de
1966, débute la « révolution culturelle » au cours de
laquelle des modifications organisationnelles vont avoir lieu dans les
entreprises afin d?accroître la pouvoir de décisions des
travailleurs. Un plus grand travail idéologique vers les masses sera
effectué afin d?avancer plus vite vers le communisme et de lutter contre
les lignes politiques bourgeoises. Cela passait par exemple par le remplacement
des directeurs d?entreprises, par la volonté de diminuer la
séparation entre travail manuel et travail
intellectuel...48
Le troisième livre de Bettelheim sur la Chine date de
1978, juste avant le Grand tournant économique initié par Ten
Xiaoping et juste après la mort de Mao Tsé Toung49. Il
démontre la
48 Cf. BETTELHEIM, Charles, Révolution
culturelle et organisation industrielle en Chine, Op.cit.
49 BETTELHEIM, Charles, Question sur la Chine
après la mort de Mao Tsé Toung, François Maspero,
Paris, 1978.
remise en cause (dans la pratique mais pas forcément
dans les discours) des avancées ou tentatives d?avancées de la
révolution culturelle. La séparation entre travail intellectuel
et travail manuel est délaissée, le contrôle
hiérarchique est mis en avant tout comme le primat du rôle de la
production et du profit « afin de créer plus de richesses pour le
socialisme ». Ce schéma est vide de sens selon Bettelheim si l?on
usurpe le pouvoir de la classe ouvrière.
On assiste également à nouveau au recours aux
stimulants matériels, en particulier du salaire aux pièces et
à une plus grande importance des primes au nom de
l?accélération de la croissance des forces productives et de
l?augmentation de la productivité du travail, c'est-àdire des
arguments purement économistes et productivistes. C?est donc un retour
du primat du développement des forces productives afin de renforcer la
base matérielle pour la consolidation de la dictature du
prolétariat. Bettelheim dénoncera cette application
mécaniste que les forces productives déterminent les rapports de
production.
« Tout cela aboutit à substituer la lutte pour
la production à la lutte entre le prolétariat et la
bourgeoisie50 et à préconiser que la lutte pour la
production soit dirigée par les experts et les techniciens. En suivant
cette voie, on ne peut que renforcer la division capitaliste du travail et les
rapports de production capitalistes non encore détruits.51
»
Pour l?auteur, le revirement idéologique de 1976-1978
n?est pas dû à des nécessités économiques car
les résultats de la période 1966-1976 sont « plutôt
positifs » mais ses racines proviendraient d?un changement dans les
rapports de classes, dont la ligne révisionniste bourgeoise est sortie
victorieuse. Au vu du développement de la Chine jusqu?à
aujourd?hui on peut penser que Bettelheim ne s?est pas trompé et que la
méme ligne politique est encore au pouvoir. Et malgré l?essor
économique important il est difficile de penser que la Chine est train
de développer ses forces productives pour construire le socialisme.
50 Bettelheim rappelle que les tendances bourgeoise au
sein du PCC était assez importante voire plus importante que la ligne
révolutionnaire.
51 BETTELHEIM, Charles, Question sur la Chine
après la mort de Mao Tsé Toung, Op.cit.
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