CONCLUSION
Méme si le nombre et l?importance des économies
planifiées en transition vers le socialisme est très largement
réduit depuis la décennie 1990, la problématique des
stimulants matériels dans ce type d?économies reste importante
tant pour Cuba que pour les pays qui rentreront dans cette voie dans un avenir
plus ou moins lointain. Nous avons vu au cours de cette étude, la
manière de poser le problème des stimulants matériels au
sein d?une économie en transition vers le socialisme au niveau
théorique et plus spécifiquement comment il tente de se
régler à Cuba dans la pratique.
Les stimulants matériels pour les travailleurs font
référence aux formes de rémunération, aux rapports
de distribution légués du capitalisme suite à la
révolution prolétarienne. Car certaines tares du capitalisme se
maintiennent durant la phase de transition, que Marx appelait l?étape
inférieure du communisme, le socialisme. Or les différentes
révolutions se sont produites au cours du XXe siècle dans des
pays arriérés économiquement et le socialisme,
c'est-à-dire le moment où les moyens de production seront
entièrement socialisés selon un calcul en temps de travail
nécessaire, ne peut être atteint dans un laps de temps très
court, en raison du faible développement industriel du pays et de la non
interdépendance de l?ensemble des branches de la production. La
transition vers le communisme est donc rallongée (bien que celle-ci ne
soit pas linéaire et non défini à priori) et une phase de
transition du capitalisme au socialisme s?ajoute à celle du socialisme
au communisme.
L?utilisation de la loi de la valeur et des catégories
marchandes au sein méme du secteur d?Etat (non encore socialisé)
s?avère nécessaire ainsi qu?un certain nombre d?enclave
privée au niveau artisanal et agricole (en fonction de leur degré
de développement). De ce fait, le maintient de formes de
rémunération propres au capitalisme est nécessaire. Tout
d?abord le salaire, qui ne peut être remplacé stricto sensu par
des bons de travail. Ensuite, les formes de rémunération les plus
appropriées du système capitaliste, c'est-à-dire le
salaire aux pièces et les stimulants dits matériels (primes,
avantages monétaires...).
Mais la persistance de ces divers éléments au
sein de la société en transition peut être d?une plus ou
moins grande ampleur. Nous pouvons dire que plus les forces productives sont
peu développées, plus la persistance des éléments
marchands dans la société en transition va être important
pour une augmentation soutenable de la productivité. Mais les forces
productives ne sont pas le seul régulateur des rapports de production,
ces derniers pouvant même être le régulateur des forces
productives. Cela va dépendre du degré de participation des
travailleurs au processus décisionnel tant politique
qu?économique et donc à l?existence effective d?une dictature du
prolétariat. En effet, l?élément le plus important serait
plutôt le phénomène bureaucratique. Plus une bureaucratie
(Bettelheim parlait de bourgeoisie d?Etat pour l?URSS) usurpe le pouvoir de la
classe ouvrière, plus l?utilisation de stimulants matériels pour
le développement de la production sera importante.
La nationalisation de certains moyens de production et
l?utilisation de stimulants matériels dans ces secteurs doit se faire si
cela ne bloque pas le développement des forces productives même si
la nationalisation de certaines branches de l?économie peut se faire
pour contrecarrer le pouvoir de la bourgeoisie dans le cadre de la lutte de
classe. Car le but d?une économie en transition vers le socialisme
reste, outre la suppression de l?exploitation de l?homme par l?homme et le
développement d?une conscience supérieur, le rattrapage
économique sur les pays capitalistes. Plus le pays est
arriéré économiquement, donc ayant une productivité
faible, plus l?accumulation socialiste primitive se réalisera sur
l?usurpation par le secteur d?état du surproduit du secteur privé
et moins sur le surproduit des travailleurs d?Etat129.
La situation internationale est un autre facteur important
pour le développement d?une économie en transition bien que nous
n?en ayons pas fait grandement état au cours de cette étude. Plus
un pays est isolé en tant qu?économie en transition, moins les
échanges solidaires, préférentiels, intégrés
dans une « division internationale socialiste du travail » sont
élevés. Le pays, surtout s?il a un faible développement
initial de ses forces productives, devra essentiellement compter sur ses
propres forces et l?utilisation de catégories marchandes devrait
être plus élevée. Bien sûr, le degré de
participation des travailleurs, intéressés pleinement au
développement socialiste, conscient des contradictions de la
période de
129 PRÉOBAJENSKY, Eugène, La nouvelle
économique, Op.cit.
transition, atténuera l?utilisation de la loi de la valeur
et des stimulants matériels bien que le développement des forces
productives soit faible et que le pays soit relativement isolé.
Nous pouvons distinguer plusieurs périodes en ce qui
concerne Cuba depuis la révolution et son approche vis-à-vis des
stimulants matériels et de l?utilisation des catégories
marchandes. Tout d?abord, le début du processus révolutionnaire
fût caractérisé par un tâtonnement pratique et
idéologique qui s?est discuté à travers un débat
important dans le pays. Deux tendances se firent face entre d?une part les
partisans de Guevara qui souhaitaient laisser peu de place aux stimulants
matériels et encore moins à la loi de la valeur, et les partisans
des thèses insistant sur la nécessité de l?encouragement
matériel pendant la phase de transition du capitalisme au socialisme.
Bien qu?il ne faille pas rentrer dans une logique productiviste (le primat des
forces productives), le fait que Guevara ne parle quasiment pas de
démocratie socialiste, de participation de la classe ouvrière
peut nous faire penser que les stimulants moraux dont il parle ne ressorte que
d?un système paternaliste.
Certains ont vu dans l?échec économique de la
période de l?offensive révolutionnaire les erreurs des
thèses du Che. Or, la politique appliquée à ce moment
(caractérisée à posteriori à Cuba comme
idéaliste), ne correspondait pas réellement à ce que
Guevara proposait en particulier sur la nationalisation des petits commerces et
des activités artisanales. Cette période au cours de laquelle les
stimulants matériels ont été supprimés et où
les dirigeants croyaient être proche de la société
communiste fit un fiasco économique. N?oublions pas non plus que Guevara
pensait qu?une certaine dose de stimulants matériels était
nécessaire.
Suite à cet échec, nous assistâmes
à Cuba à une remise en cause de l?offensive
révolutionnaire, à partir de 1970, année de l?échec
de la zafra des 10 millions de tonnes. Les normes de travail furent remises en
vigueur, les rémunérations selon le travail fournit
également, et un système de direction économique
était en préparation. L?année 1972 marqua l?entré
de Cuba au sein du CAEM et donc d?une certaine division internationale entre
les économies planifiées mondiales. Le SDPE fût mis en
application en 1976, et à bien des égards il ressemblait aux
modes de fonctionnement des entreprises en URSS depuis la réforme de
1965. Les échanges préférentiels entre les pays en
transition vers le socialisme (ou s?en proclamant) qui visaient à un
rattrapage des pays les moins développés (dont Cuba et le
Viêt-
Nam) sur les plus développés permirent à
Cuba jusqu?en 1989 de rehausser le niveau de ses forces productives et le
niveau de vie de la population alors même que le niveau de ses forces
productives et l?installation d?une bureaucratie au pouvoir auraient
nécessité des rapports de production moins
développés.
Malgré des résultats économiques
relativement bons jusqu?en 1985, le SDPE ft tout de même un échec
au niveau de son implantation effective. Les stimulants matériels furent
tout de même distribués à près de deux millions de
travailleurs, bien que des problèmes d?ordre bureaucratique, de non
révision des normes de travail ou des problèmes exogènes
(climatiques, d?ordre internationaux) firent que le système ne ft pas
appliqué avec efficience.
Les difficultés économiques dont fût
confronté Cuba à partir de la moitié des années
1980 vinrent remettre en cause le SDPE. Des arguments idéologiques
furent mis en avant pour la suppression des éléments marchands de
l?économie (marchés « libres » agricoles,
activités privés dans la construction...), mais la suspension du
paiement de la dette qui empêchèrent Cuba d?emprunter sur les
marchés internationaux et qui diminua l?affluence de Monnaie Librement
Convertible pour importer, légitimait d?un point de vue
économique la réduction des stimulants matériels du fait
de la moindre importance de l?offre de biens de consommation. Aucun nouveau
système ne sera vraiment mis en application et la
désintégration de l?URSS et le passage à l?économie
de marché des pays d?Europe de l?Est à partir de 1989 vont
plonger Cuba dans une grave crise économique.
La crise économique cubaine entraina une forte
dégradation des agrégats économique, le PIB chuta de 35%
entre les années 1989 et 1993, les importations et les exportations
furent réduites considérablement. De nombreuses entreprises ne
purent continuer à fonctionner faute de matériels de rechange, de
combustibles... et la pénurie s?aggrava. Des mesures économiques
furent mises en place qui visèrent à accroître le
rôle de la loi de la valeur et des catégories marchandes dans
certains secteurs afin de résoudre les problèmes
économiques. La problématique de l?incitation matérielle
ft de moins en moins évoquée au vu des urgences du moment.
L?utilisation de la loi de la valeur et des catégories
marchandes s?accentua par les différentes mesures engagées, telle
la transformation de nombreuses fermes d?Etat en coopératives (UBPC),
par la légalisation du travail à compte propre pour certaines
activités, la réouverture des marchés dit « libres
» où les paysans privés vendent leurs excédents
à des prix qui se fixent selon la loi de l?offre et la demande ainsi que
par la suppression du monopole du commerce extérieur de l?Etat et la
légalisation des IDE dans le cadre d?entreprise mixte. La loi de la
valeur accentue donc son rôle aussi bien dans la sphère
privée par l?entremise de certains commerces (taxi,
paladares...) que dans le secteur d?Etat au sein duquel les
entreprises opérant pour l?exportation vendent et achètent des
marchandises avec le « reste du monde ». De plus, dans le cadre de la
crise et de l?isolement de Cuba au niveau des échanges internationaux
« socialistes », l?utilisation de plans quinquennaux n?est plus
possible, et les balances financières gèrent les
différents plans restreints.
L?économie se reprit à partir de 1994, bien
qu?aujourd?hui tous les indicateurs n?aient pas retrouvé leur niveau de
1989. Dans ce nouveau contexte, les stimulants matériels ainsi que la
loi de la valeur et les catégories marchandes auxquelles ils sont
liés sont nécessaires car nous avons assisté à une
stagnation voir même à une diminution des forces productives
à Cuba en raison de la crise économique, et les forces
productives potentielles ont également été réduit
en raison de l?isolement de Cuba en tant que pays en transition ou se
proclamant en transition du capitalisme au socialisme. De même la
bureaucratie se maintient, même si des espaces de positions pour les
travailleurs existent encore dans les syndicats et les organisations de masses
par exemple. Les trois déterminants qui contribue à l?existence
à plus ou moins forte dose ou à la non existence des
catégories marchandes au sein du pays en transition sont au niveau ou
l?utilisation des stimulants matériels est nécessaire pour
l?élévation de la productivité, des forces productives, du
niveau de vie de la population et de l?éventuel construction du
socialisme.
Comme nous l?avons dit au cours de ce développement,
les stimulants matériels se sont développés dans les
secteurs émergents, essentiellement destinés à
l?exportation et dans le tourisme par exemple, le tout complexifier par la
dualité monétaire qui entraîne des distorsions du fait de
l?existence de deux marchés de biens séparés (en Monnaie
convertible et en Monnaie Nationale). La stimulation en monnaie convertible
s?est largement développée et
elle permet parfois de doubler le salaire si l?on convertit
cette stimulation en monnaie nationale. Elle est notamment présente au
sein des entreprises qui ont enclenché le processus de perfectionnement
des entreprises. Le but est de généraliser ce type de direction
économique où l?autonomie des entreprises est plus
élevée, (ou la participation des travailleurs au processus
décisionnel doit également augmenter) mais depuis le début
du processus en 1998, on est loin d?avoir toutes les entreprises
intégrées car il faut qu?elles aient un minimum de finances
saines avant de pouvoir y rentrer.
Le nouveau contexte cubain depuis les années 1990,
c'est-à-dire son isolement en tant que pays en transition vers le
socialisme ou se proclamant comme tel, mêlé à la
persistance de la bureaucratie et à un bas niveau des forces productives
nécessite une forte utilisation de la loi de la valeur et des stimulants
matériels pour un accroissement plus sensible de la productivité.
Même si les catégories marchandes tiennent plus de place, des
espaces marchands peuvent encore être ouvert, par exemple, augmenter le
nombre des exploitations paysannes et les activités artisanales
privés. De plus, une mise en place plus efficace de stimulants
matériels et de salaires aux pièces a du mal à se mettre
en oeuvre. Ceci du fait, comme nous l?avons vu, à divers
problèmes comme les transports ou l?automaticité de certaines
primes.
L?isolement de Cuba au niveau international est moins
marqué aujourd?hui qu?au début des années 1990. De
nouveaux rapports commerciaux se sont mis en place comme avec la Chine ou
certains pays d?Amérique latine. Les échanges au sein de l?ALBA,
ressemble en partie aux échanges qui existaient au sein du CAEM,
c'est-à-dire des échanges relativement solidaires et qui visent
à un développement mutuel entre les pays membres. Mais ils n?ont
pas pour le moment, et de loin, l?importance des échanges que Cuba
entretenaient avec l?URSS et les pays d?Europe de l?Est.
Nous pensons que la prise en compte des trois
éléments (forces productives, bureaucratie et situation
internationale) pour identifier à peu près ce qui devrait
persister comme dose de catégories marchandes dans une économie
de transition pour un développement efficient des forces productives
peut servir de base pour une analyse des pays qui sont ou qui étaient
(qui se proclament ou se proclamaient) en transition du capitalisme au
socialisme. L?analyse de
Cuba à ici été faite sommairement, les
prémisses de résultats m?étant apparus tardivement, mais
celle-ci, devra être étendue et approfondie dans une étude
ultérieur.
|