E/ Cuba depuis les années 1990, Changements
structurels et attitude vis-à-vis de la stimulation matérielle
toujours non résolue
La crise économique a rendu nécessaire la mise
en place de réformes importantes dans le secteur planifié et dans
l?économie cubaine dans son ensemble. Son isolement, en méme
temps que son faible niveau de forces productives vont amener les dirigeants
à ouvrir le pays un peu plus au marché et à donner plus de
place aux catégories marchandes pour les échanges et la
production au sein de l?économie.
La plus grande place de la loi de la valeur et des
catégories marchandes ferait penser qu?une plus large place serait
donnée aux stimulants matériels. Si cela s?est produit dans une
certaine mesure par l?application de certaines mesures et processus, tel le
processus de perfectionnement des entreprises, des résistances se font
jour, et la problématique des stimulants matériels reste non
résolue dans sa totalité pour les raisons que nous allons rendre
compte ici.
1) Le problème toujours non résolu de la
stimulation matérielle
a) Dualité monétaire et stimulation
matérielle
La légalisation de la circulation du dollar tant dans
les échanges entre particulier qu?entre les entreprises est intervenue
en 1994. La crise économique a ruiné la confiance dans la monnaie
nationale, le Peso Cubain (CUP) pendant la période 1989-1993. Les prix
au marché noir, ce dernier s?étant considérablement
développé en raison de la pénurie sur le marché
étatique, ont augmenté très fortement, et des
échanges en dollar ont commencé à se réaliser de
plus en plus. On a donc eu en premier lieu, une dollarisation
de facto qui a obligé les dirigeants cubains à
légaliser la possession de devises.
En même temps que la dollarisation, une monnaie est
créée, le peso convertible (CUC). Celui-ci a remplacé
définitivement le dollar en 2004, année de la fin du processus de
dédollarisation. Trois monnaies circulèrent donc durant presque
dix ans. Or, aujourd?hui, la dualité monétaire continue
d?exister. La dédollarisation a permis à Cuba de rétablir
une certaine souveraineté monétaire mais l?existence de deux
monnaies entraîne encore des distorsions en particulier sur
l?inégalité de revenu119.
Dès lors, les entreprises travaillant pour
l?exportation (nickel...) et les entreprises mixtes pouvaient avoir des comptes
en devises120. Des systèmes de stimulants en devise se sont
mis en place. Ils sont généralement mensuels et vont de 10
à 30 CUC par mois. Il arrive parfois que l?attribution de la prime soit
automatique. Parfois son obtention est fonction de l?assiduité du
travailleur, ou de la production réalisée. Il faut voir que 10
CUC correspondent à environ 240 CUP ce qui est proche du salaire minimum
mensuel cubain. Là où par exemple dans les années 1980 les
primes (du fonds de salaire ou du fonds de stimulation de l?entreprise)
dépassaient rarement 10% du salaire de base, une stimulation de 10 CUC
peut doubler un salaire, donc représenter 100% de celui-ci. Pour un
salaire moyen (414 CUP en 2008), la stimulation en CUC va représenter 60
à 70% du salaire.
Une autre sphère de l?économie qui permet
d?obtenir des CUC est le secteur touristique, où il existe nombre
d?entreprises mixtes. Des primes peuvent également être
octroyées. Les pourboires des touristes en monnaie convertible peuvent
aussi être source d?un revenu important. Parfois, les pourboires doivent
être mis dans une caisse commune, et redistribués aux
salariés ultérieurement. Ceux-ci dépassent facilement,
suivant la période et l?affluence touristique, un salaire moyen. Ils
correspondent donc à une première source de revenu que nous
pouvons considérer comme non liée à l?effort de travail et
à la productivité. Ces deux
119 Aujourd?hui le taux de change entre les deux monnaies est
d?environ 24CUP pour 1 CUC. Un économiste cubain me disait à
juste titre que l?emploi de « devise » pour parler du Peso
convertible n?est pas justifié car il est une monnaie nationale,
créé par la Banque Centrale de Cuba.
120 Le fonctionnement de ces entreprises est assez complexe, et
nous ne nous engagerons pas dans une étude détaillée. Cela
sera l?objet d?une recherche ultérieure.
secteurs, le tourisme et les entreprises dans lesquels il
existe une stimulation en CUC, sont un pôle d?attraction pour les
travailleurs cubains, qui pourront se procurer plus de biens ou des biens non
accessibles en monnaie nationale.
Les remesas, transfert d?argent des cubains vivant
à l?étranger, sont une source de revenu considérable pour
certains cubains. Les remesas sont bien sûr de la monnaie
convertible, et sont complètement déconnectés de la
sphère productive. Tous les cubains n?en reçoivent pas et ils
sont concentrés seulement chez une certaine partie de la population, ce
qui a fortement accrus les inégalités de revenu et de niveau de
vie.
Il faut souligner, pour bien comprendre l?enjeu de la
dualité monétaire, que l?offre de biens sur le marché
étatique s?est considérablement réduite suite à la
crise. Bien sür la légalisation des marchés agricoles et
artisanaux a permis de combler un peu la pénurie, mais seulement sur les
biens de première nécessité (fruits et légumes,
viandes, vétements...) et à des prix très supérieur
que ceux du marché étatique subventionné. Or, l?on peut
trouver des biens dans les magasins en CUC introuvable en Monnaie nationale.
C?est le cas par exemple, des réfrigérateurs, micro ondes... qui
ne sont plus fournis sur le marché étatique, mais les prix sont
très élevés en CUC. Seule une partie des cubains, qui
reçoivent des remesas, qui touche des stimulants
matériels en devises ou qui travaille dans le tourisme et les
entreprises du secteur émergent, peut se fournir sur ces
marchés.
b) Regard sur l?évolution de la stimulation
matérielle et les différents problèmes de mise en
application
Outre la stimulation en « devises » qui s?est
créée suite à la légalisation de leur circulation,
d?autres formes de stimulation continue d?exister. Tout d?abord, la stimulation
en « monnaie nationale » est encore à l?ordre du jour dans les
entreprises du secteur d?Etat notamment hors du secteur émergent et du
secteur d?exportation. L?accomplissement ou le dépassement du plan est
le critère principal, ensuite, des critères d?assiduité et
d?économie de matières premières peuvent jouer.
L?octroi d?un panier de biens en nature existe dans nombre
d?entreprises, du secteur émergent ou non, par exemple les professeurs
d?université en reçoivent. Ce panier comporte
généralement, des produits de toilette (parfois juste un savon),
d?autres fois des produits alimentaires, dans certain cas cela peut être
un peu d?essence. Il est de nature le plus souvent automatique et à un
caractère mensuel ou trimestriel. Les départs en vacances pour
les travailleurs méritant qui existaient depuis les années 1960,
ont quasiment disparus121.
En 2000, 1 158 000 travailleurs avaient reçu des
stimulants en devises, 1 990 000 des stimulations en vêtements et
chaussures, 700 000 en produits de toilettes et autres et 1 461 000 en
alimentation122. Au total, 2 millions de travailleurs auraient
bénéficié de ces systèmes de stimulation
jusqu?à l?année 2000, ce qui représente moins de 50% de la
population active (chiffrée à plus de 4,5 millions en 2000). Ces
formes spéciales d?incitations matérielles équivalaient
à entre 30 et 50 millions de dollars en 1994, et à entre 80 et
110 millions en 1998 et 2000123. Voici ce que représentait en
valeur et en volume la stimulation matérielle au cours des années
1990 :
121 Informations obtenues sur la base d?entretiens, elles sont
donc imparfaites mais permettent de décrire principalement des
tendances.
122MENENDEZ DIAZ, Manuel, « Algunas
consideraciones sobre el tema de la estructura socio clasista en Cuba »,
Cuba Socialista, No 21, La Habana, 2001. Pour la CEPAL, en 1999, 1,4 Millions
de travailleurs recevaient une stimulation en devise. Cf. CEPAL, La
economía Cubana: reformas estructurales y desempeño en los
noventa, Fondo de cultura economica, México, 2001.
123DOMINGUEZ, Jorge Luis, La economía
cubana a principio del siglo XXI, Colegio de México, México,
2007.
Salaire et stimulation matérielle moyenne des
salariés
Années
|
Salaire moyen nominal (pesos)
|
Salaire + stimulation moyenne nominale
(pesos)
|
Salaire + stimulation moyenne réelle
(pesos)
|
Variation
annuelle (pourcentage)
|
1994
|
185
|
194
|
194
|
|
1995
|
194
|
205
|
232
|
19,7
|
1996
|
202
|
219
|
260
|
12,0
|
1997
|
206
|
224
|
261
|
0.2
|
1998
|
207
|
228
|
258
|
-1,1
|
1999
|
222
|
246
|
287
|
11,4
|
2000
|
238
|
268
|
320
|
11,5
|
2001
|
252
|
290
|
351
|
9,6
|
2002
|
261
|
309
|
348
|
-0,8
|
2003
|
273
|
332
|
389
|
11,8
|
2004
|
284
|
350
|
399
|
2,6
|
2005
|
330
|
389
|
427
|
6,9
|
2006
|
386
|
448
|
465
|
9,0
|
Source. Ferriol (2007) d?après ONE et CEPAL
(2000)
Aujourd?hui les mémes types de stimulation existent,
mais l?intérêt est de savoir s?ils permettent réellement
d?augmenter la productivité des travailleurs. D?après les
chiffres ici donnés, on voit que la stimulation n?a pas
réellement augmenté si l?on regarde le nombre de travailleurs
concernés, (entre 1985 et 2000) par contre, les formes de la stimulation
ont quant à eux changé du fait des changements structurels de
l?économie. Par exemple, la stimulation va être effective dans les
entreprises du perfeccionamiento empresarial, dans les secteurs
émergents, dans les UBPC également, mais elle sera difficile
à mettre en place dans les entreprises étatiques fonctionnant
pour le commerce intérieur et qui restent soumises à des
difficultés depuis la crise des années 1990.
Un problème important concernant l?efficacité de
la stimulation est son automaticité. Ce que l?on appelle stimulation, ne
l?est pas vraiment. Parfois, la prime est automatique au sens propre du mot, il
n?y a pas de contrainte. D?autre fois, elle est peu contraignante. Il faut
être absent moins de trois fois sans justification au cours du mois pour
l?obtenir124. Enfin, il arrive souvent que les personnes distribuant
les primes ne rechignent pas à les donner (syndicats...) connaissant les
difficultés et les nécessités de certains travailleurs. De
plus, le problème du transport peut affecter l?octroi des primes en
fonction de l?assiduité et des retards. En effet, si un travailleur doit
effectuer un trajet relativement long pour aller à son lieu de travail,
et qu?il y a un problème de bus (ceux-ci sont souvent pleins), les
primes ne seront pas octroyées pour une cause qui ne relève pas
de la mauvaise volonté du travailleur.
Il est certain, vu les chiffres, que les différents
types de stimulation représentent une certaine somme d?argent en
globalité. La stimulation par travailleur, si l?on prend les chiffres
cités ci-dessus représenterait, entre 40 et 55 dollars par
travailleur par an, ce équivaut à une somme importante en
moneda nacional (environ 1000 Pesos Cubains). Mais l?on voit
que ces sommes ne permettent pas une réelle efficacité au niveau
de l?effort de travail. Une solution possible serait de supprimer au maximum
les systèmes de stimulation sous forme de primes, bonus... automatiques
ou non, tout en augmentant les salaires. Ces derniers devraient être
liés, là où cela est possible, aux résultats, par
le biais d?un salaire aux pièces. Le tout en privilégiant les
124 Cas de l?entreprise de rénovation du centre historique
de la Havane.
primes restantes en Peso cubain, dans l?optique d?une
élimination de la dualité monétaire à moyen
terme125.
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