1) Rapports de production et forces productives
a) La loi de correspondance entre les rapports de production
et le caractère des forces productives
Toutes les révolutions prolétariennes ou qui se
sont proclamées comme telles, ont eu lieu dans des pays
arriérés au niveau économique avec un niveau des forces
productives faibles et dès lors une faible socialisation de son
industrie. Sans rentrer dans les détails des exemples qui seront
analysés par la suite, les pays en question ont souvent
été trop vite au début de la prise de pouvoir, au niveau
des nationalisations par exemple, mais ils y ont été
partiellement contraints.
« (...) D'une façon générale, il se
peut que le degré de développement social des forces productives
de telle ou telle industrie, ou de telle ou telle entreprise industrielle, ne
« justifie » pas, du point de vue de l'efficience économique
immédiate, sa nationalisation, mais que celle-
ci soit parfaitement justifiée du point de vue du
renforcement de la dictature du prolétariat, lorsque celle-ci exige que
soit brisée la base économique du pouvoir des classes
hostiles16 ».
La loi de correspondance entre les rapports de production et
le caractère des forces productives auraient été
exprimée par Staline quand il analysait l?économie de
l?URSS17. Celle-ci fut reprise par Bettelheim dans son livre
déjà cité.
La loi de la valeur a continué et continue de
régir en partie la vie économique des économies
planifiées, peut être car Marx et Engels prévoyaient la
révolution prolétarienne dans une économie fortement
industrialisée et donc où les forces productives ont atteint un
niveau élevé. Elle va la régir même sur plusieurs
aspects car au sein des économies planifiées il a toujours
existé plusieurs formes de propriété, les moyens de
production n?ayant jamais été entièrement
nationalisés, du fait justement du faible développement des
forces productives sur certaines exploitations agricoles par exemple. On peut
donc trouver au sein de ces économies (en plus ou moins grande
importance), des propriétaires privés de petites exploitations,
des coopératives et ensuite le secteur complètement
nationalisé.
Et la première question est de savoir qu?elle place
laisser à la production privée et par là à une
certaine frange de la bourgeoisie et à la petite production paysanne.
L?important étant en prime abord d?allier le pouvoir prolétarien
à la paysannerie et si nationalisation ou collectivisation il y a, de ne
pas entraver la bonne marche du développement des forces productives.
Celui-ci constituant un préalable à la construction du
socialisme.
Mais même au sein du secteur nationalisé, la loi
de la valeur va continuer à déterminer certains
mécanismes. Nationalisation et socialisation sont deux choses
différentes. Comme le notait Lénine, la socialisation implique la
capacité effective de la société à comptabiliser et
à répartir la production au sein de la population (donc de
pouvoir calculer en temps de travail socialement nécessaire). La
socialisation complète des moyens de production implique donc un certain
niveau de développement des forces productives, niveau bien sûr
relativement
16 BETTELHEIM, Charles, La transition vers
l'économie socialiste, Op.cit.
17 STALINE, Joseph, Les problèmes
économiques du socialisme en URSS, Editions en langues
étrangères, Pékin, 1974.
élevé. Afin d?expliquer les raisons de
l?utilisation de la loi de la valeur et l?existence de catégories
marchandes au sein du secteur nationalisé Bettelheim critiquait par
exemple l?analyse de Staline dans « les problèmes
économiques du socialisme en URSS ». Ce dernier expliquait
l?existence du calcul économique selon la loi de la valeur au sein du
secteur socialisé en URSS, simplement en disant que « cela est
nécessaire pour le calcul » et pour le commerce extérieur.
Bettelheim répond comme ceci :
« En réalité, la méthode du
matérialisme dialectique exige que l'on parte des relations sociales qui
constituent l'envers du processus d'appropriation de la nature par l'homme
(c'est-à-dire des rapports de production et des modes effectifs
d'appropriation) Si l'on suit cette démarche et que l'on constate qu'au
niveau actuel des forces productives mrme de la société
socialiste la plus avancée, ce processus d'appropriation n'est pas
encore un processus unique entièrement dominé par la
société(...) on comprend la nécessité des
échanges entre ces formes d'activités et le contenu social et
économique réel des différentes formes de la
propriété socialiste, de l'échange marchand socialiste, le
rôle de la monnaie à l'intérieur du
système socialiste »18.
Lorsque Bettelheim évoque les sociétés
socialistes les plus avancées de son époque, il se
réfère à la République Démocratique
Allemande et à La Tchécoslovaquie. Ce qui détermine un
relativement faible développement des forces productives, c?est que les
centres d?activités, les unités économiques, de branches
différentes et même au sein d?une même branche
économique ne peuvent être et ne sont pas dépendant les uns
des autres de façon globale. Cette coordination à
l?échelle globale est en processus au sein des économies
socialistes planifiées et tant que ce processus n?est pas arrivée
à terme (et donc que le socialisme à l?échelle du
territoire donné n?est pas effectif), l?existence des catégories
marchandes s?avère nécessaire.
« -- partir d'une telle analyse, les différentes
formes de la propriété socialiste n'apparaissent plus comme la
raison « d'expliquer » l'existence de rapports marchands dans le
secteur socialiste (ce qui reviendrait à expliquer des catégories
économiques par une
18 BETTELHEIM, Charles, La transition vers
l'économie socialiste, Op.cit.
superstructure juridique). C'est au contraire l'existence de
certains rapports de production qui explique les rapports marchands et la forme
juridique qu'ils doivent revetir ».
Mais à la vérité, qu?elles sont les liens
entre la loi de correspondance et notre objet, à savoir le salaire aux
pièces et les stimulants matériels ? Ces types de
rémunération sont associés au droit bourgeois et de
là à l?état des forces productives du capitalisme. Ce qui
veut dire que l?élimination de ces résidus capitalistes ne sera
effectif qu?au moment où les forces productives atteindront un stade
plus élevé que sous le capitalisme, c'est-à-dire qu?il y
aura possibilité et même nécessité d?une
socialisation des moyens de production.
Tout ceci peut donc clairement éclaircir notre sujet.
Le salaire, plus particulièrement le salaire aux pièces et les
différentes formes de rémunération font partie de la
distribution et plus précisément des rapports de distribution.
L?analyse marxiste reconnaît « naturellement » que les rapports
et les modes de distribution sont déterminés par l?organisation
même de la production. Si à l?intérieur du secteur
socialiste, des rapports marchands subsistent, à un niveau donné
des forces productives, alors ces rapports marchands vont continuer à
pénétrer les rapports de distribution19.Ainsi, la
distribution va donc continuer à s?effectuer par des catégories
marchandes telle la monnaie et le salaire.
Au niveau de la rémunération en secteur
socialiste et cela nous intéressera pour la partie suivante, Bettelheim
revient sur le fait que le maintien des catégories marchandes au sein du
secteur socialiste, nécessite de lier la rémunération de
chacun à la quantité et à la qualité de son travail
(stimulants matériels). Le processus en cours qui tend à la
disparition des catégories marchandes au sein des économies
planifiées20 « les modifications corrélatives
dans les superstructures » permettra à des comportements non
économiquement intéressés d?émerger
progressivement.
«La place respective des différents
catégories de stimulants ne peut donc être
déterminé
arbitrairement au nom de telle ou telle vision m
19 Idem.
20 On verra par la suite avec le cas de Cuba que ce
processus peut ne pas être très linéaire et des
périodes de régression peuvent transparaître.
socialiste, mais elle doit être liée au
niveau de développement des forces productives, dont font partie les
hommes eux-mêmes avec leurs connaissances, leur éducation et, plus
généralement, leur culture21. »
L?analyse de Bettelheim sur laquelle s?appuie cette partie est
intéressante pour la suite du sujet, cependant elle comporte de fortes
limites, voire des erreurs théoriques qui seront montrées
même par l?auteur dans des ouvrages ultérieurs.
b) Limite de la loi : non correspondance des rapports de
production et du développement des forces productives
Continuons en premier lieu ici l?analyse de Bettelheim. Pour
lui s?il n?y a pas correspondance entre les rapports de production et le
développement des forces productives, s?il y a contradictions entre les
deux, le développement se fera de façon irrégulier, avec
des augmentations parfois lentes, parfois rapides voire des périodes de
stagnation.
Cette loi fut régulièrement mise en avant par
Bettelheim jusqu?au milieu des années 1960, et permettait de justifier
le calcul économique, l?utilisation de la loi de la valeur durant la
période de transition du capitalisme au socialisme. Il utilisera cette
argument théorique durant le Grand débat Economique à Cuba
de 1963-196522. Au sein de ce débat que nous relaterons plus
tard, parmi les détracteurs de Bettelheim nous retrouvions, Ernesto
Guevara et Ernest Mandel par exemple. Une analyse plus complète de la
pensée de Guevara sur ce point mais surtout sur les stimulants
matériels sera vue lorsque que nous évoquerons le Grand
débat économique. Guevara considérait que dans le cas
cubain, bien qu?il ft nécessaire d?utiliser certaines méthodes et
techniques du capitalisme, la loi de la valeur ne devait pas régler les
échanges au sein du secteur socialiste, c?est pour cela qu?il proposait
une forte centralisation afin de faire fonctionner toutes les entreprises comme
une seule.
21BETTELHEIM, Charles, La transition vers
l'économie socialiste, Op.cit.
22 Notamment dans un article publié dans le
numéro 32 de Cuba Socialista (1964). Cf. BETTELHEIM, Charles
« Formes et méthodes de la planification socialiste et niveau de
développement des forces productives », dans LOWY, Michael
? Che Guevara, écrit d'un révolutionnaire, La
Brèche, Paris, 1987. On retrouve cet article également dans
BETTELHEIM, Charles La transition vers l'économie socialiste,
op.cit.
La réponse de Mandel est intéressante à
analyser du point de vue théorique23. Celui-ci met en
évidence que ce n?est pas l?état des forces productives (ici
à Cuba) qui ne permet pas au plan de comptabiliser et de distribuer
effectivement les moyens de productions et les produits mais que c?est le
manque d?expérience, les défauts d?organisation, le manque de
personnel24. C?est donc l?expérience de la pratique, la
formation des cadres et grâce au contrôle et à l?initiative
créatrice des masses que cela sera possible. De plus, Mandel est
très sceptique sur la capacité future de la société
de pouvoir disposer de manière intégrale (comptabilité,
distribution, selon un calcul en temps de travail nécessaire selon
Bettelheim) de tous les moyens de production socialisés. Le
développement des forces productives provoquerait des résultats
contradictoires comparés à ceux de Bettelheim car il entrainerait
une intégration croissante mêlée à une plus grande
diversification. A un développement optimal des forces productives une
centralisation rigide se révélerait au contraire moins efficace.
(Il prend l?exemple de l?URSS dont nous parlerons plus tard).
Si l?on considère les ouvrages publiés
après 1965 par Bettelheim, travaux consacrés à la Chine
révolutionnaire, l?on perçoit un discours moins mécanique
quant à l?articulation entre les rapports de production et le
caractère des forces productives. Bien qu?il admette qu?il reste une
« base objective » du comportement des sociétés
antérieures dans la société de transition tant que le
niveau de développement des forces productives n?est pas suffisamment
élevé. Il donne un rôle beaucoup plus important à
l?éducation, à l?idéologie et à la
pénétration du marxisme- léninisme au sein des masses :
« ,Il semble indispensable de reconnaître que
ce rôle de l'éducation et de l'idéologie est d'autant plus
nécessaire que les rapports de production et de propriété
qui ont été mis en place par un processus révolutionnaire
sont plus en avance sur le niveau de développement des forces
productives à l'intérieur d'un pays donné
»25
23 Cf. LOWY, Michael ? Che Guevara : écrits
d?un révolutionnaire, Op.cit. L?article de Mandel fut publié dans
la revue Nueva Industria de juin 1964.
24 Ont pourrait penser que l?expérience,
l?organisation et le personnel qualifié font partie des forces
productives. 25 BETTELHEIM, Charles, MARCHISIO,
Hélène, CHARRIERRE, Jacques, La construction du socialisme en
Chine, petite collection Maspero, Paris, 1968.
Il ne faudrait pas considérer que Bettelheim reprend
les idées de Guevara ici. Il nous alerte sur le fait qu?il ne faut pas
voir dans cette formulation que le développement de la conscience
assurerait un développement des forces productives mais que c?est la
conscience des contradictions réelles (entre rapports de production et
forces productives) ainsi que la capacité à les dominer qui
seront nécessaires aux progrès des forces productives.
Bettelheim, que l?on aurait pu auparavant qualifier d? «
économiciste », accentua son discours en mettant en avant le
facteur politique, en l?occurrence la lutte des classes comme conditions de la
construction du socialisme c'est-à-dire l?émergence de nouveaux
rapports sociaux.
« La transformation socialiste des rapports de
production résulte toujours de la lutte de classe et avant tout de la
lutte idéologique et politique de classes menée à
l'échelle de la formation sociale26 ».
Dans la combinaison forces productives - rapports de
production ce sont ces derniers qui auront le rôle dominant en imposant
aux forces productives les conditions de leur reproduction.
De ce fait, le développement des forces productives ne
détermine pas directement la modification des rapports de production.
Cette transformation passera par la lutte des classes. Le lien mécanique
entre rapports de production et forces productives est à rejeter. La
lutte politique permettra aux nouveaux rapports de production d?imposer la
façon dont les forces productives doivent croître, sans oublier
que la croissance des ces dernières est indispensable afin de rendre
pérenne les rapports de production et de leur permettre de se
développer jusqu?au communisme.
26 BETTELHEIM, Charles, Révolution
culturelle et organisation industrielle en Chine, Maspero, Paris, 1975
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