I) La rémunération du travail et sa
stimulation dans l'étape de
transition du capitalisme au socialisme
Afin de mieux aborder et de mieux comprendre le
problème de la stimulation au travail au cours de l?étape de
transition, il est important de reprendre l?analyse de Marx en ce qui concerne
la rémunération du travail sous le capitalisme et de ses
conjectures quant à ce quelle serait durant l?étape de
transition.
Il est primordial de préciser que pour Marx,
l?étape de transition vers le communisme, qu?il appelle « stade
inférieur du communisme » est un État socialiste
déjà réalisé. Or, dans la praxis suite aux
révolutions prolétariennes ou prétendu comme telles, une
autre phase de transition s?est avérée nécessaire, celle
justement qui doit mener au socialisme, à savoir au moment où les
rapports socialistes de production sont effectifs, c'est-à-dire que les
moyens de production sont entièrement socialisés.
Cette étape de transition du capitalisme au socialisme,
Marx ne l?avait peut être pas pressenti ou la voyait-il réduite
dans le temps car il prévoyait l?essor de la révolution
prolétarienne dans des pays très industrialisées
(l?Angleterre à son époque) où justement une socialisation
s?opère déjà à travers les sociétés
par actions. Or, au sein de sociétés arriérées
économiquement que des révolutions se sont produites. Un
État prolétarien surgit et doit construire avant tout le
socialisme. Des contradictions vont avoir lieu au sein de cette
société étant donné que le marché n?a pas
fini son travail alors même que la planification économique
s?impose.
Au niveau de la praxis, notamment à travers l?exemple
de l?URSS, puis des pays d?Europe de l?Est, de la Chine et de Cuba, de nombreux
débats théoriques prendront forme afin d?essayer de construire
une théorie de l?étape de transition. Ils feront
référence à l?existence du marché et des
catégories marchandes au cours de celle-ci. Qui dit catégories
marchandes dit stimulants matériels également. Par suite de ses
esquisses théoriques s?inspirant de la pensée marxiste sont
apparus des matériaux. Ceux-ci s?avèrent essentiels dans
l?analyse des phénomènes pratiques.
A titre de comparaison et également pour étayer
la théorie, il nous est nécessaire d?analyser les tendances
prisent dans certaines économies planifiées. En effet, cela
permettra de mieux appréhender le cas cubain. Nous prendrons pour
l?étude, l?expérience de l?URSS (dont on ne pourra être
totalement exhaustif) et celui de la Chine avant le grand tournant
économique de 1978.
Ensuite, la révolution cubaine devra être reprise
et analysée dans ces racines fondamentales. Il s?agira d?en expliquer
les raisons sociales. Nous essaierons par là de comprendre les
motivations de l?engagement de Cuba dans la voie du socialisme. L?enjeu est de
révéler la pertinence ou non d?une analyse de Cuba comme
société en transition et/ou en tant qu?économie
planifiées.
Avant d?enchaîner sur la deuxième partie et afin
de prolonger le raisonnement précédent, ce qui servira de «
transition » entre les deux parties, un retour sur le grand débat
économique
du début des années 1960 à Cuba sera repris
et expliqué à travers les idées de Guevara et d?autres
protagonistes et mis en relation avec les points théoriques
développés plus haut.
A/ L'approche de Marx
Karl Marx a essentiellement étudié le
capitalisme sous. Et si son raisonnement l?amenait à conclure qu?une
révolution prolétarienne était nécessaire mais
surtout inévitable, il n?a pas, tout comme son compagnon de route
Friedrich Engels, tenter de définir la société socialiste
et communiste c'est-à-dire de l?idéaliser. Mais, nous pouvons
trouver certaines pistes chez ces deux auteurs et particulièrement en ce
qui concerne la rémunération du travail, par exemple dans «
la critique du programme de Gotha » de Marx.
1) Rém
Avant de rentrer spécifiquement dans l?analyse sur la
rémunération du travail sous le capitalisme, il faut revenir sur
des notions de base de Marx qui permettent de mieux comprendre et de resituer
la notion même de travail.
a) Valeur du travail et plus value
Dans le salariat, forme d?exploitation de l?homme par l?homme
du système capitaliste, l?ouvrier ne vend pas directement son travail
mais sa force de travail dont il cède au capitaliste la disposition
momentanée. Si l?ouvrier pouvait la vendre pour un temps
indéfini, on pourrait dire que l?esclavage serait rétabli.
Le travailleur salarié croit qu?il est payé
(valeur de la force de travail) pour le travail réalisé. En
apparence, le prix de la force de travail (salaire) est égal au prix du
travail. Selon Marx, cette fausse apparence distingue le travail salarié
des autres formes historiques du travail. Pour l?esclavage, l?apparence est que
le travail est totalement non payé alors qu?une
partie l?est pour l?entretien de l?esclave. Au niveau du servage,
le travail payé et non payé est volontairement
séparé dans le temps et l?espace.
La force de travail est définie par Marx comme :
« L'ensemble des facultés physiques et
intellectuelles qui existent dans le corps d'un homme, dans sa
personnalité vivante, et qu'il doit mettre en mouvement pour produire
des choses utiles »7.
Dans le salariat, la force de travail est
considérée comme une marchandise comme les autres, le
propriétaire de celle-ci étant libre de la mettre à
disposition du capitaliste, l?ouvrier n?ayant que cette marchandise à
vendre. En achetant la force de travail, le capitaliste a acquis le droit de la
consommer comme marchandise.
La valeur de la force de travail va être en partie
déterminée par la valeur des objets de première
nécessité, indispensables pour produire, développer,
conserver et perpétuer la force de travail. C?est ce que Marx appelle
« les frais de production de la force de travail ellemême »,
c'est-à-dire ceux qui vont permettre l?existence de la classe
ouvrière et sa reproduction.
On a vu que le capitaliste va acheter le droit de consommer la
force de travail de l?ouvrier. C?est là que Marx va démontrer que
le capitaliste va tirer son profit en faisant travailler la force de travail
plus longtemps que ce qui lui faut pour reproduire sa valeur. Une partie de la
durée du temps de travail ou du travail réalisé va etre
payé au salarié, c?est ce qu?on appelle le travail
nécessaire, mais une partie sera non payé, c?est le surtravail.
C?est sur cette partie non payée que le capitaliste va tirer la
plus-value ou surproduit, c'est-à-dire son profit.
L?employeur capitaliste extrait directement de l?ouvrier cette
plus-value :
7 MARX, Karl. (2008), Le Capital livre I, Paris,
Folio, 2008.
« C'est par conséquent de ce rapport entre
l'employeur capitaliste et l'ouvrier salarié que dépend tout le
système du salariat et tout le système de production actuel
»8.
De cette démonstration, Marx élabore le taux de
profit. Celui-ci peut être calculé de différentes
manières (en incluant les frais de matières premières...)
mais le capitaliste réalisant son profit seulement sur la force de
travail, le taux de profit qui montre le degré véritable de
l?exploitation est :
a) Capital déboursé en salaires x
100. Plus-value produite
Si les salaires augmentent le taux de profit va diminuer et vice
versa.
Outre le salaire nominal et le salaire réel, Marx fait
ressortir le salaire relatif. Celui-ci va montrer la différence sociale
qui sépare l?ouvrier du capitaliste. Par exemple, si le salaire
réel augmente de 5%, mais si par contre le profit du capitaliste
augmente dans le même temps de 10%, le salaire relatif va diminuer car le
capitaliste va améliorer sa situation par rapport à l?ouvrier.
Lorsque le capital s?accroît rapidement, le salaire peut augmenter mais
le profit s?accentuera plus vite. La situation matérielle de l?ouvrier
s?est améliorée, mais au dépens de sa situation sociale
(par rapport au capitaliste).
8 MARX, Karl, Salaire, Prix, Profit,
Pékin, Editions en langues étrangères, 1996.
b) Salaire au temps et salaire aux pièces
Le salaire au temps
Le prix du travail dans cette forme de salaire est égal
selon Marx à :
b) Valeur journalière de la force de travail
Horaire journalier
L?ouvrier est donc ici payé selon le temps du travail
effectué et non sur la quantité de travail fourni. La
répartition entre travail payé et non payé se joue ici en
heures payées pour la reproduction de la force de travail (suivant le
prix des moyens de subsistance nécessaire à la reproduction de la
classe ouvrière) et heures non payées, de surtravail desquelles
le capitaliste va tirer la plus-value.
Le salaire aux pièces
« Le salaire aux pièces n'est qu'une
transformation du salaire au temps, de même que celui-ci n'est qu'une
transformation de la valeur ou du prix de la force de travail
»9.
En ce qui concerne le salaire aux pièces, on paye en
apparence à l?ouvrier non pas la valeur de sa force mais la valeur
travail déjà réalisé dans le produit. Le prix du
travail ici ne va pas correspondre au nombre d?heures de travail données
comme pour le salaire au temps mais il va provenir de la capacité
d?exécution de la production, bien sûr en apparence.
Mais les différentes formes de paiement ne modifient
pas la nature du salaire, même si l?une ou l?autre peuvent être
plus favorable au développement de la production capitaliste. Avec le
salaire aux pièces, le capitaliste va tout de même tirer la plus
value de la force de
9 MARX, Karl, Le capital : livre 1,
Op.cit.
travail de l?ouvrier. La moitié des pièces sera
payée et l?autre non, ou chacune sera payée en dessous de sa
valeur. Le prix du temps de travail reste déterminé par
l?équation a), le salaire aux pièces n?étant qu?une forme
modifiée du salaire au temps.
Ce type de salaire permet au capitaliste de passer un contrat
de tant par pièces avec l?ouvrier principal, celui-ci se chargeant pour
le prix établit d?embaucher lui-même ses aides et de les payer. Et
à Marx d?ajouter :
« L'exploitation des travailleurs par le capital se
réalise ici au moyen de l'exploitation du travailleur par le travailleur
»1°.
Donc l?ouvrier va tendre au maximum sa force physique (par la
prolongation du temps de travail surtout) afin d?élever son gain, le
capitaliste quant à lui, pourra élever facilement le degré
d?intensité du travail. Le salaire aux pièces va
générer des retenues fréquentes sur les gains des ouvriers
et leur faire perdre du temps par des exigences de qualité...
« Le salaire aux pièces est la forme du
salaire la plus appropriée au mode de production
capitaliste»11.
Le salaire aux pièces et de surcroît
également, les primes au rendement (une forme de stimulants
matériels) qui font qu?une partie du revenu du travailleur est
payée en fonction du travail accompli sont caractéristiques du
mode de distribution capitaliste. On comprend ici le fort intérét
qu?il leur est donné lors de l?étape de transition du capitalisme
au socialisme.
10 Idem
11 Idem
2) Les suggestions de Marx pour la
rémunération dans l'étape de transition au
communism
a) La persistance de rapports de distribution inégaux
Dans l?étape de transition du capitalisme au
socialisme, la répartition des revenus se fera d?après Marx selon
le principe « a chacun selon ses capacités, à chacun selon
son travail »12, car la société qui est en
construction (communiste) ne se développe pas sur une base qui lui soit
propre, mais au contraire elle émerge sur les racines du capitalisme,
elle en porte encore les stigmates, moraux, économiques, intellectuels.
De cette base Marx conclut :
« Le producteur (salarié) reçoit donc
individuellement - les défalcations une fois faites13 -
l'équivalent exact de ce qu'il a donné à la
société Ce qu'il lui a donné c'est son quantum individuel
de travail14 ».
Par conséquent, le droit, qui reste donc un droit, est
forcément inégal.
« Il ne reconnait pas de distinctions de classes,
parce que tout homme n'est qu'un travailleur comme un autre ; mais il reconnait
tacitement l'inégalité des dons individuels et, par suite, des
capacités productives comme des privilèges naturelles
».
Le droit ne peut jamais etre à un niveau plus
élevé que l?état des forces productives et du degré
de civilisation sociale qui y correspond.
Marx, comme l?a souligné Charles Bettelheim15
n?avait pas perçu la transition vers le socialisme comme un processus
long, peut être car il pensait que la révolution
prolétarienne
12 MARX, Karl, Critique du programme de
Gotha, Op.cit.
13 Par défalcations, Marx entend la partie du
surproduit qui servira à accroître le développement de la
production, la réparation des machines usagées, les frais
administratifs, la construction et entretien des services sociaux.
14 Idem.
15 BETTELHEIM, Charles, La transition vers
l'économie socialiste, Maspero, Paris, 1968.
devrait se produire dans des pays très
industrialisés avec un degré important de socialisation de la
production. En effet, celui-ci préconisait que sous le socialisme
(période de transition vers le communisme) les travailleurs seraient
payés en bons de travail, selon le quantum de travail individuel
réalisé. La monnaie ou le salaire à proprement parler
aurait disparu.
Nous comprenons bien ici ce que Marx a voulu dire, méme
s?il peut être interprété différemment. Dans la
société en transition vers le socialisme, il faut payer le
travailleur selon son quantum de travail réalisé,
c'est-à-dire qu?il faut le payer aux pièces, là ou cela
est possible bien sûr. Si un ouvrier peut produire dix pneus dans la
journée et un autre quinze, le travail est le méme (simple ou
complexe) mais l?un à la capacité de produire plus que l?autre.
Voila peut être l?interprétation la plus extreme. Une autre
approche que l?on peut faire est simplement qu?il faut rémunérer
différemment les travailleurs selon la complexité de leur
travail. Un travail complexe apporte plus à la société
qu?un travail simple. Cette transcription verra par exemple la formation
d?échelles de salaires basées sur la qualification du travailleur
au sein des économies en transition.
b) Le salaire aux pièces sous le socialisme
Une donnée importante, et qui ne fait pas de doute,
c?est que Marx ne conçoit pas de la méme façon le salaire
aux pièces tel qu?il est dans la société capitaliste, et
la forme qu?il aura dans la société de transition, le stade
inférieur du communisme, le socialisme. Pour Marx, le salaire aux
pièces est la forme de rémunération la plus
appropriée du système capitaliste, il permet de mettre beaucoup
plus de pression sur les travailleurs, d?allonger la durée du travail,
et à pour conséquence une consommation plus intensive de la force
de travail par le capitaliste, et de plus, il accentue la concurrence entre les
travailleurs eux-mêmes (ouvriers contre ouvriers, ouvriers et
contremaitre...).
Dans la société socialiste, ces
différents éléments d?exploitation disparaissent-ils
lorsque le salaire aux pièces ou des incitations matérielles
(primes...) sont appliquées ? On peut penser que oui, tout d?abord si
les ouvriers ont quelques pouvoirs de décision dans l?entreprise,
ensuite car le socialisme n?est pas instauré pour maintenir ou aggraver
la
condition ouvrière. De plus, et c?est le plus
important, la plus value (retirée) de l?emploi de la force de travail,
ou surproduit, n?ira pas dans la société en transition, dans les
poches d?un capitaliste privé ou d?un groupe restreint d?actionnaire,
mais sera, théoriquement, employée par l?Etat ouvrier, au
développement des forces productives (accumulation) et à
l?amélioration sociale de la société (les dites
défalcations) en vue de l?édification du communisme.
Mais le salaire aux pièces et les stimulants
matériels, vont être appliqués dans la
société en transition pour répondre à un
impératif de production et de productivité. Dans la
société en transition et on en revient à Marx, la classe
ouvrière n?a pas encore la conscience moral qui lui permettrait de
produire suffisamment et sérieusement étant entrainée par
l?émulation socialiste. Les tares du capitalisme sont toujours
présentes et le gain matériel va fournir encore pendant un
certain temps la stimulation au travail la plus efficiente.
Bien sûr, au fur et à mesure que les forces
productives se développent en même temps que la conscience
socialiste, les stimulants matériels devront tendre à
disparaître ainsi que tous les rapports marchands issus du capitalisme.
C?est ainsi que la problématique des stimulants matériels est
liée au problème d?ensemble de la plus ou moins grande
persistance des éléments marchands au sein de la
société en transition (quelle place pour la
propriété privé ?) et de l?utilisation de la loi de la
valeur au sein du secteur socialiste (c'est-à-dire du secteur
nationalisé).
B/ Problème fondamental : utilisation de la loi de la
valeur durant la période de transition, contradiction
plan-marché, degré de centralisation, incitation
matérielle. Analyse théorique.
Aucune révolution prolétarienne ne s?est
produite pour le moment dans un pays développé. Donc, nous ne
pouvons pas dire grand-chose en ce qui concerne le passage du capitalisme au
socialisme dans ce type de société, et cela n?aurait pas
réellement d?importance ici. Il est clair que la période de
transition aurait de fortes chances d?être réduite au vu de
l?importance du développement de l?industrie et des forces productives
en général.
Dans une économie arriérée, où les
forces sociales entrent en conflit pour déboucher sur une
révolution prolétarienne, la nationalisation d?une partie des
moyens de production va s?avérer nécessaire sous l?égide
de l?Etat ouvrier, mais celle-ci ne pourra être complète
étant donné divers facteurs comme l?état des forces
productives (majorité de petites exploitations paysannes dans
l?agriculture...), la conscience des masses, mais ce sera le rôle de la
planification d?activer le processus qui permettra le développement
optimal de ces deux variables.
Cette question, l?existence des catégories marchandes
et de la loi de la valeur capitaliste durant la période de transition
vers le socialisme suscita de nombreux débats et d?approches
théoriques pendant le vingtième siècle au gré des
expériences de certains pays dans ce domaine.
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