REMERCIEMENTS
Je tiens tout d?abord à remercier Janette Habel pour
m?avoir suivi au cours de mes recherches et m?avoir apporté les
nombreuses connaissances qu?elle a de Cuba. Carlos Quenan m?a également
beaucoup aidé tant sur le fond du mémoire que sur les conditions
de ma recherche, en particulier pour mon séjour à Cuba.
J?adresse une pensée à tous les cubains que j?ai
rencontré lors de ce séjour. Qu?ils soient économistes ou
non, ils m?ont éclairé sur Cuba et ses
spécificités. Je tiens à remercier également
Joviale et Géraldine Babangui pour la relecture du texte et les
améliorations orthographiques et syntaxiques qu?elles m?ont
proposé.
INTRODUCTION
La motivation des travailleurs a toujours été un
enjeu important dans les économies planifiées. Cette motivation
est liée à l?efficience des entreprises et donc à la
croissance des forces productives du pays en question. Les économies que
l?on nomme planifiées se déclarent en transition du capitalisme
au socialisme ou parfois comme des pays où le socialisme serait
déjà atteint. L?exploitation de l?Homme par l?Homme dont le
capitalisme forme de nos jours le système de relations sociales, serait
ou était en voie de déconstruction dans ces pays qui doivent ou
devait construire de nouveau type de rapports sociaux donc de rapport de
production qui émergeraient au sein de la société
communiste.
La société communiste selon Marx devait
émerger suite à une période de transition, le socialisme.
La société capitaliste rentrerait dans une phase de contradiction
au niveau de ses rapports de production, et le prolétariat, seule classe
révolutionnaire de la société, prendrait le pouvoir pour
fonder la nouvelle société et se débarrasser des rapports
d?exploitation. Durant l?étape de transition, le prolétariat
s?érigera donc en classe dominante (étape de la dictature du
prolétariat) jusqu?à ce que l?abolition des classes sociales soit
réellement effective. L?Etat deviendrait inutile. La
société communiste où régnerait l?abondance verrait
enfin le jour1.
Pour atteindre ce règne de l?abondance, un
développement économique important est nécessaire. Le
capitalisme a permis à l?humanité de faire des progrès
exceptionnels et d?accroître les forces productives à une vitesse
jamais vu auparavant. Ce que nous pouvons percevoir depuis la fin du XVIIIe et
le début du XIXe siècle jusqu?à aujourd?hui. Pour Marx les
contradictions du capitalisme et la prise du pouvoir du prolétariat ne
pouvaient se produire que dans des sociétés capitalistes
développées c'est-à-dire avec une capacité
industrielle forte et des secteurs de l?économie fortement
interdépendants entre eux. La phase inférieure du communisme, le
socialisme, se caractériserait par la prise du pouvoir par le
prolétariat et par la socialisation des moyens de production. La
production serait alors guidée de manière consciente par la
société afin de répondre au besoin de la
société.
1 Cf. MARX, Karl, Manifeste du parti
communiste, Librio, Paris, 1998.
La première révolution prolétarienne se
produisit en Russie en 1917. Sans revenir sur les conditions de la
révolution, celle-ci eut lieu dans un pays faiblement
industrialisé, arriéré économiquement dont 80% de
la population vivait en zone rurale. Le prolétariat était fort
peu développé. Aussi la dictature du prolétariat qui
allait se mettre en place avait pour tâche de réaliser ce que le
capitalisme n?avait pas encore effectué c'est-à-dire
développer économiquement le pays tant au niveau industriel
qu?agricole. Le faible développement des forces productives et donc la
faible interdépendance des différents pans de l?économie
ne permettaient pas une planification orientée directement vers les
besoins de la société calculée à partir du temps de
travail socialement nécessaire comme le préconisait F. Engels.
Le socialisme n?était donc pas directement atteint
suite à la révolution et une phase de transition du capitalisme
au socialisme s?avérait nécessaire. Déjà Marx
insistait sur le fait que certaines tares du capitalisme subsisteraient durant
le socialisme2. On peut donc en convenir que durant la phase de transition vers
le socialisme, il en sera de même. Dans les faits nous voyons que dans
tous les pays qui se sont proclamés en transition vers le socialisme,
l?existence de mécanismes économiques propres au capitalisme a
toujours, selon les cas, perduré.
C?est le cas par exemple du salaire et plus flagrant encore du
salaire aux pièces et de ce qui a été appelé dans
la littérature traitant de l?économie de transition, des
stimulants matériels. Au sein des stimulants matériels, nous
pouvons regrouper essentiellement tout ce qui a un caractère de prime
ainsi que les paiements à la tâche qui visent à
accroître l?effort du travailleur dans le but d?une augmentation de la
productivité du travail, source d?une augmentation de la production et
de ce fait, des forces productives.
La révolution cubaine de 1959, affirmera son
caractère socialiste à partir de 1961. Il s?ensuivra au cours des
années 1960 de nombreux débats sur l?étape de transition
du capitalisme au socialisme. Il y était question du degré de
planification de l?économie, de l?utilisation de la loi de la valeur et
des catégories marchandes ainsi que de l?importance des stimulants
matériels pour accroître l?effort de travail. Comme la
révolution russe et la révolution chinoise par exemple, la
révolution cubaine se produisit dans un pays relativement
2 MARX, Karl, Critique du programme de Gotha,
Spartacus, Paris, 1968.
arriéré économiquement, soumis au
colonialisme espagnol jusqu?en 1898 et à l?impérialisme des
Etats-Unis juste par la suite.
Si nous pouvons réellement analyser Cuba comme un pays
en transition vers le socialisme, le caractère de ces forces productives
au moment de la révolution, nécessite forcément une
transition relativement longue dans le temps. Cuba, depuis la révolution
jusqu?à aujourd?hui, n?a jamais trouvé la solution
adéquate quant à la rémunération des travailleurs.
Nous pouvons distinguer différentes périodes. Certaines,
où les stimulants matériels sont jugés nécessaires
ainsi qu?une rémunération basée sur le principe «
à chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail
», c'est-à-dire basée sur le travail effectivement
réalisé énoncé par Marx dans La critique du
programme de Gotha. D?autres, où au contraire les stimulants
matériels sont jugés néfastes pour la conscience des
travailleurs car ils font naître l?égoïsme, l?individualisme
et favoriseraient le retour du capitalisme.
Plusieurs analyses, sous formes d?articles ont traité
de la question des stimulants matériels à Cuba. Ils reprenaient
souvent le débat sur la question qui eut lieu à Cuba dans les
années 1963-1965, entre les partisans des stimulants moraux comme
Ernesto Guevara et ceux d?une plus grande importance des stimulants
matériels tel Carlos Rafael Rodriguez et Alberto Mora. Les
premières études détaillées furent celle de Carmelo
Mesa Lago en 19713 et de Terry Karl en 19754. De nombreux
articles furent écris à Cuba également durant les
années 1980 principalement dans la revue « economía y
desarrollo ». La dernière étude détaillée sur
l?utilisation des stimulants matériels ft celle d?Andrew Zimbalist en
19895.
Ces trois études principales nous donnent beaucoup de
renseignements sur l?application et les tâtonnements au niveau de la
politique des stimulants matériels à Cuba pendant les trente
première années du processus révolutionnaire. En revanche,
elles ne s?inscrivent pas dans une analyse marxiste de la période de
transition à Cuba et ne questionnent point l?utilisation des stimulants
matériels durant la phase de transition vers le socialisme. Bien
3 MESA LAGO, Carmelo, «ideological, political and
economic factors in the Cuban controversy on material versus moral
incentives», Journal of interramerican Studies and World affairs,
Vol. 14, N°1, 1972, pp 49-111.
4 KARL, Terry, « Work incentives en Cuba »,
Latin American Perspectives, Vol. 2, No.4, pp. 21-41.
5 ZIMBALIST, Andrew « Incentives and planning en
Cuba », Latin American Research Review, Vol. 24, No.1 (1989), pp.
65-93.
qu?elles puissent nous aider à comprendre les tendances
prisent par les dirigeants cubains, elles ne nous orientent pas sur ce qui
serait possible d?être ou devrait être en rapport avec le
développement économique et politique de Cuba depuis la
révolution.
Bien sûr, il existe des analyses sur le rôle de la
loi de la valeur dans la transition du capitalisme au socialisme. Nous pouvons
nous référer à Marx et Engels en premier lieu, bien qu?ils
n?aient pas voulu faire de projection précise sur ce que pourrait
être réellement une société socialiste et
communiste. Les analyses plus approfondies sur la transition du capitalisme au
socialisme ont émergé suite aux diverses révolutions qui
éclatèrent durant le XXe siècle. Lénine
écrivit des choses sur cette question avant sa mort. Egalement,
Eugène Préobajensky, dans « La nouvelle économique
»6 analyse le rôle de la loi de la valeur en URSS au
cours d?une période spécifique, celle de la NEP. La
littérature relative à l?efficacité des entreprises et les
stimulants matériels fleurit à partir des années 1950-1960
en Union soviétique et dans les pays d?Europe de l?Est à un
moment où de nombreuses réformes seront engagées donnant
plus de place au profit, comme stimulant des entreprises.
D?autres auteurs, c?est le cas par exemple de Charles
Bettelheim et Ernest Mandel qui ont participé au débat cubain des
années 1960, ont travaillé sur l?étape de transition du
capitalisme au socialisme et se sont particulièrement interrogés
sur la fonction de la loi de la valeur et les stimulants matériels. Bien
sûr, Ernesto Guevara, par ses écrits du début de la
révolution cubaine a fondé sa pensée sur ce cas
également, bien qu?elle ne soit pas aboutie du fait de sa mort
prématurée en Bolivie en 1967.
Cette étude a débuté il y a plus d?un an.
Les recherches ont été effectuées à travers une
analyse théorique et pratique par l?entremise d?ouvrages et d?articles,
d?auteurs cubains, américains et français notamment. Un
séjour à Cuba m?a permis également de recueillir des
informations difficilement trouvables en France, de m?entretenir avec quelques
travailleurs ainsi qu?avec des économistes et d?être
confronté partiellement à la réalité cubaine.
6 PREOBAJENSKY, Eugène, La nouvelle
économique, EDI, Paris, 1966.
L?intérêt aujourd?hui d?analyser les stimulants
matériels à Cuba est double. Tout d?abord aucune étude
conséquente sur ce sujet n?a vu le jour depuis la crise
économique qu?à connu Cuba au début des années 1990
suite à la désintégration de l?URSS et le passage à
l?économie de marché de celle-ci et des pays d?Europe de l?Est,
ce qui à ruiner le commerce extérieur de l?île. Cette crise
a entraîné de profondes réformes nécessaires
à Cuba et a modifiée dans une certaine mesure le rôle des
catégories marchandes. A côté de ceci, la
problématique des stimulants matériels et d?une « bonne
» rémunération du travail est toujours au centre des
discours politiques et des préoccupations, et ceux-ci ont connu quelques
modifications depuis les années 1990. Il est donc intéressant de
faire ressortir ces changements en les mettant en relation avec la politique
appliquée à cet égard depuis la révolution.
Deuxièmement, Les stimulants matériels ne
peuvent être analysés de façon isolés sans mettre en
perspective l?importance et le rôle de la loi de la valeur dans une
économie en transition vers le socialisme. En effet, la forme et
l?existence méme des stimulants matériels sont liées par
la forme d?organisation des entreprises, le rôle du profit dans
l?économie... Par ceci, nous pensons qu?il est important de s?interroger
sur les périodes qui caractérisent les différentes
applications des stimulants matériels à Cuba. Quels sont les
raisons théoriques, économiques et politiques qui ont conduit
à ces changements d?attitudes et ces retournements. Comment pouvons-nous
les interpréter dans le cadre de la théorie de la transition ?
Nous en analyserons bien sûr les conséquences et il sera important
d?essayer de prendre en considération ces aspects en rapport avec la
théorie marxiste de l?étape de transition du capitalisme au
socialisme. Il faudra également comprendre le problème de
l?incitation matérielle et de la rémunération en
générale et les raisons de sa non résolution.
La première partie de ce mémoire se voudra en
premier chef théorique. A la question suivante nous essayerons de
répondre : Quelles sont les causes qui rendent nécessaire voir
inévitables l?utilisation des stimulants matériels et des
catégories marchandes durant la phase de transition vers le socialisme ?
Un retour vers Marx s?avèrera judicieux en ce qui concerne la
rémunération du travail sous le capitalisme et sous le
socialisme. Ensuite nous nous interrogerons sur le maintien de la loi de la
valeur et des catégories marchandes pendant la transition et sur leur
éventuel nécessité en les mettant en lien avec la
stimulation matérielle. Une analyse de la praxis dans deux pays, L?URSS
et la Chine permettra d?aborder la
compréhension du sujet et de donner des
éléments de comparaison avec le cas cubain qui sera
étudié par la suite. À la fin de cette partie nous
commencerons à analyser le cas cubain au niveau théorique. En
premier lieu, nous justifierons le fait d?analyser Cuba à travers une
théorie de la transition au socialisme. Enfin, il est important de
revenir sur le Grand Débat Economique, comme le nommait Mandel, qui eut
lieu à Cuba dans les années 1960.
La deuxième partie de l?étude sera
consacrée à l?analyse de l?utilisation des stimulants
matériels à Cuba depuis la révolution de 1959. Elle mettra
en lumière également le rôle de la loi de la valeur et des
catégories marchandes ainsi que le degré de planification et
d?autonomie des entreprises. Nous verrons que l?on peut découper en 5
périodes, l?attitude prise à Cuba vis-à-vis de
l?incitation matérielle. Nous tenterons par là de répondre
à la problématique posée en faisant ressortir les
différentes formes de stimulation matérielle appliquée
à Cuba depuis plus de 50 ans et de comprendre les causes internes et
externes aux changements survenus au cours de l?histoire du Cuba
révolutionnaire, ainsi que d?analyser les raisons qui font que les
stimulants matériels et une juste rémunération du travail
reste des problèmes non résolus aujourd?hui.
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