3) Le plateau télévisé comme
théâtre des marques
Il est évident que la télévision met en
scène, ne serait-ce que dans la simple disposition du plateau
télévisé. C'est sûrement dans On n'est pas
couché55 que l'idée de Patrick Tudoret prend
toute sa force : « il y a tribunalisation du plateau de
télévision à l'heure de la surtélévision
»56. Dans l'émission de seconde partie du samedi soir de
France 2, le plateau prend la forme d'une arène où les
invités vont s'assoir sur un fauteuil pris en tenailles entre les autres
invités et les chroniqueurs Zemmour et Naulleau :
Une géographie du plateau qui va de pair avec le ton de
polémiste de ses deux chroniqueursmarques, Eric Zemmour et Eric
Naulleau. Une fonction de tribunal inhérente à l'histoire du
média télévision selon Christophe Ono-dit Bio :
« Les plateaux télé ressemblent beaucoup
à une arène. C'est la partie cirque romain qu'il y a toujours eu
à la télévision. »58
Après avoir montré que ce qui participe d'une
marque pour un chroniqueur est sa personnalité, on peut facilement
discerner le rapport fonctionnaliste de la télévision. Les
émissions de chroniqueurs sont ainsi le plus souvent
hétéroclites et rentabilisent à fond chacune de leurs
marques, procédant
55 Emission diffusée sur France 2 le samedi
vers 22h50 et présentée par Laurent Ruquier.
56 « La surtélévision, c'est quoi ? » in
Médialogues, Radio Suisse Romande, émission du 29
septembre 2009.
57 On n'est pas couché (France 2) :
émission du 6 octobre 2007
58 Cf annexe 1, entretien avec Christophe
Onon-dit-Bio, pp 41-42.
souvent à des conflit, ou « clash ». Isabelle
Poitte continue de disséquer le Grand journal et en tire cette
conclusion :
« A chaque chroniqueur sa fonction. A Ariane Massenet le
rôle de faire-valoir décomplexé, à Ali Baddou,
agrégé de philo et animateur à France Culture,
l'érudition qui rassure les intellectuels, à Mouloud Achour les
cultures urbaines (la caution « jeune »)... Et, pour lier le tout :
un Michel Denisot passe-plat, lisse et poli comme il se doit. »59
On peut donc clairement parler de mise en scène de
personnages, de créations de marques de chroniqueurs au sein même
de la dramaturgie de l'émission. C'est ce que Patrick Tudoret
définit comme étant la dimension prométhéenne de la
télévision :
« Un des éléments de la
télévision, c'est qu'elle a une dimension
prométhéenne, la télé usine, formate, ses propres
créatures, à la fois auteur et chroniqueurs »60
Le même Tudoret de s'attaquer avec rancoeur aux «
juges improvisés, érigés en critiques »61.
Mais qui « érige » ces marques de chroniqueurs-critiques ?
Difficile alors de dire si la marque se crée elle-même ou si elle
est réduite à sa simple utilisation par le média
télévision. Pour Jean-Jérôme Bertolus, il y a des
deux, la télé crée la marque et la marque demande à
la télé de l'entretenir :
« Les marques sont mises en scènes par le
réalisateur, le producteur mais vous aussi si vous êtes une
marque, vous allez demander à être mis en scène.
»62
L'émission arrivera aussi à s'approprier les
clivages entre marques. Clivages qui ne sont que de façade. Le bon et
le méchant n'étant que deux rôles d'une pièce de
théâtre, celle de l'émission
59 POITTE Isabelle, « Le grand journal ?
Météo, promo, dodo » in Télérama
n°3143, 8 avril 2010.
60 « La surtélévision, c'est quoi ? » in
Médialogues, Radio Suisse Romande, émission du 29
septembre 2009.
61 TUDORET Patrick, L'écrivain
sacrifié : vie et mort de l'émission littéraire, Bord
de l'eau, Paris, 2009, p 170.
62 Cf annexe 2, entretien avec
Jean-Jérôme Bertolus, pp 43-44.
culturelle. Jean-Jérôme Bertolus poursuit son
analyse :
« Si on applique le concept de marque commerciale
à un journaliste, qu'il soit pour, qu'il soit contre, qu'il soit dans le
sourire comme PPDA, qu'il soit dans l'agressivité comme Naulleau, si on
considère tout ça du point de vue des marques, ça veut
dire en fait qu'elles s'annulent. On peut être dans la critique, on peut
être dans la complaisance, à partir du moment où l'on
respecte le principe premier de la télé qui veut qu'on soit une
marque, dans quelque registre que l'on soit, on est tellement
fédérateur qu'au final, ça revient au même.
»63
La marque ne serait donc qu'un rôle participant du
système. On peut donc dire qu'il y a une marque «
anti-système ». Le risque étant que les chroniqueurs
s'enferment dans une vision simpliste et archétypale de leur marque, de
leur personnalité. Ce risque, c'est celui de « sublimation
»64 pour reprendre le concept politique de Bernard Lamizet,
pour qui un homme politique va se prendre en compte comme l'un des
protagonistes de l'histoire qu'il raconte et ainsi intégrer dans son
propre comportement public un rôle qu'il n'avait pas au début :
« Les acteurs de l'événement se pensent
eux-mêmes comme les acteurs de l'histoire qu'ils évaluent dans
leur intervention ... On peut parler, dans ces circonstances, de sublimation
des acteurs de l'événement, à la fois dans l'image qu'ils
se font d'eux-mêmes, dans leur propre pratique, et dans leurs relations
avec les autres. »65
En intégrant à son discours l'image de marque
qu'il voudrait avoir, un chroniqueur-marque cherche à « affirmer
sa propre personnalité, [...] et accéder à une forme de
célébrité » selon l'auteur
63 Cf annexe 2, entretien avec
Jean-Jérôme Bertolus, pp 43-44.
64 LAMIZET Bernard, Sémiotique de
l'événement, Lavoisier, 2006, p 116.
65 Ibid.
britannique David Lodge66. Il faudrait tout de
même relativiser en notant que ce duel entre marques de chroniqueurs
culturels vendues comme antagonistes existe depuis bien longtemps. Christophe
Ono-dit-Bio confirme :
« La télévision a toujours
créé des personnages. Souvenez-vous de Michel Chevalet, des
frères Bogdanov, Antoine de Caunes ... Il n'y a pas d'enfermement,
aujourd'hui on est tous polyvalents. »67
A la radio, l'émission qui fit triompher l'idée
de faire s'affronter des chroniqueurs culturels a toujours été
Le Masque et la Plume. Ainsi, Jean-Claude Raspiengas, pas encore
chroniqueur, se souvient :
« Au fil du temps, Georges Charensol et Jean-Louis Bory,
le réactionnaire et l'affranchi, comparses de comédie,
s'installèrent dans notre univers, peuplèrent de leurs querelles
l'habitacle de la voiture. La voix grave de l'un, vite outrée, les
emportements aigus de l'autre, farfadet provocateur qui attirait les rieurs de
son côté, figuraient un théâtre familier dont les
objets de dispute nous demeuraient opaques. »68
Certes, il s'agissait là d'un rôle, d'un
théâtre, mais à la nature visible au premier coup d'oeil.
Les faux affrontements étaient présentés dès le
début comme surjoués. Aujourd'hui, la démarche est devenue
commerciale et relève d'une conception égotique de mise en valeur
de soi aux ressorts cachés. Aujourd'hui, être une marque c'est
donner l'illusion d'un personnage de la manière la plus réaliste
et non, comme à la grande époque du Masque et de la
Plume, avec une certaine dérision. On en revient à
l'idée de Patrick Tudoret du plateau télévisé comme
lieu de « la réalité mise en scène
»69. C'est peut-être pour cette raison que l'on se
souvient plus des chroniqueurs de cette époque, moins interchangeables
qu'aujourd'hui, moins uniformisés.
66 LODGE David, Les quatre
vérités, Pocket, 2006, p 163.
67 Cf annexe 1, entretien avec Christophe Ono-dit-Bio,
pp 41-42.
68 GARCIN Jérôme et GARCIA Daniel, Le
masque et la plume, 10/18, 2005, p 273.
69 « La surtélévision, c'est quoi ? » in
Médialogues, Radio Suisse Romande, émission du 29 spetembre
2009.
|