CONCLUSION
Les chroniqueurs culturels à la télévision
sont des marques comme les autres. Au départ, ils sont choisis pour
incarner l' « identité » d'une émission en la
personnalisant :
« Dans le cadre des émissions de
télévision, le terme identité désigne les
éléments qui soumettent une émission en particulier au
principe d'individualisation, les éléments qui lui permettent de
se distinguer des autres ».85
Une fois labellisée par son émission de
télévision, la marque d'un chroniqueur devient
omniprésente et n'a plus besoin de son émission d'origine pour
exister. Si les chroniqueurs Thierry Cheze et Eric Naulleau se sont fait
connaître par leurs chroniques dans Ca balance à Paris, ils
alternent dorénavant les différents plateaux sur leurs seul nom
et leur seule image. En effet, la spécificité du chroniqueur
télévisé, c'est de posséder une image, ce que n'a
pas le chroniqueur en presse écrite, en radio ou sur internet. Et dans
l'ère de la « surtélévision »86,
l'image force le trait des émotions. A l'origine de cela, le format
télévisuel, « comprimant à l'extrême » le
discours :
« L'orateur n'a plus le temps de convaincre son
auditoire. Au lieu de convaincre, il doit s'efforcer de séduire,
c'est-à-dire de paraître plus et non d'être
».87
D'où cette assomption de Frédéric
Taddéï, consistant à affirmer que les chroniqueurs sont la
maladie de notre époque. Pire, ils constituent le reflet du triomphe de
l'image sur le discours. Ce n'est pas pour rien que, comme nous l'avons
souligné tout au long de ces recherches, la plupart d'entre eux viennent
de milieux autres que le journalisme pur. Être une marque, c'est avant
tout être une image. Ou comme l'écrit Florence Aubenas, «
passer à la télé est devenu une étape
acceptée pour qui veut aujourd'hui exister
»88.
85 BRACHET Camille, Peut-on penser à la
télévision, la culture sur un plateau, coll. INA, Paris,
2010, p 56.
86 « La surtélévision, c'est quoi ? » in
Médialogues, Radio Suisse Romande, émission du 29
septembre 2009.
87 COTTERET Jean-Marie, La magie du discours :
Précis de rhétorique audiovisuelle, Michalon, Paris, 2000, p
16.
88 AUBENAS Florence et BENASAYAG Miguel, La
fabrication de l'information : les journalistes et l'idéologie de la
communication, La découverte, Paris, 1999, pp 9-10.
Pour un chroniqueur, exercer sa marque est en cela doublement
paradoxal. Si une marque multiplie ses apparitions sur les plateaux, sur le
fond elle restera figée dans une seule et même case, dans un
rôle unique : le méchant/le gentil ou le branché/le
ringard. Quitte à parfois tomber dans la caricature d'elle-même
afin de répondre aux attentes de son public, transformé en
clients. Le paradoxe est identique dans sa forme : la marque est là pour
parler du buzz, tout en souhaitant en créer un. D'où une
recherche effrénée de l'événement là
où il n'y en a pas. Le risque étant de se limiter à une
série de phrases-choc aussi réductrices qu'erronées.
Les chroniqueurs sont les créatures de Frankenstein de
cette télévision qui leur a laissé de plus en plus de
pouvoir et de temps de parole. En déléguant, les
présentateurs et animateurs n'ont fait qu'accélérer la
fragmentation de l'espace télévisuel. Les chroniqueurs-marques
naissent donc tiraillés entre deux tendances : porter l'identité
de l'émission et exporter leur propre marque. Interchangeables et
presque toutes parisiennes, les marques se retrouvent dans un cercle incestueux
et officient un jeu de rôles amenant à une « starification
» d'eux-même. Et à un appauvrissement du discours. Le grand
tournant de la néo-télévision depuis une dizaine
d'années réside dans le fait que les marques de chroniqueurs sont
devenues plus importantes que celles des artistes invités dans les
émissions culturelles.
« Les journalistes devenaient les nouveaux auteurs, et
les écrivains qui souhaitaient encore être des auteurs devaient
passer par les journalistes, ou devenir leurs propres journalistes »89
Les marques télévisuelles de chroniqueurs font
face à un avenir incertain. Toutes les marques étant
interchangeables on débouche alors sur un phénomène de
goulot d'étranglement. Pour l'élite des marques de chroniqueurs,
la sélection naturelle est perçue comme le remède à
ces maux. C'est le constat de Christophe Ono-dit-Bio : « Des marques vont
survivre, se développer, d'autres, comme des produits mal ciblés,
vont se perdre ». Une fois de plus, l'analyse est économique et
prouve que la carrière d'un chroniqueur est avant tout de l'ordre du
marketing.
Mais pour quel discours ? C'est là que le bât
blesse. La vraie et la seule question qui compte est finalement celle de la
direction axiologique à donner à sa marque, quel rôle
prendre ? Certes, nous venons de voir que le système
médiatique avait intégré en lui sa propre opposition en
créant des
89 DELEUZE Gilles, « A propos des nouveaux
philosophes », in revue bimestrielle Minuit, n°24, mai
1977.
marques « anti-système ». Mais alors,
pourquoi ne pas prendre le problème dans l'autre sens et ne pas se
demander si en fait le système égocentrique de la marque, en tant
qu'identité définissant un individu associé à une
pensée, ne serait aussi pas un bon moyen de remettre en cause la
direction que prennent la plupart des marques de chroniqueurs aujourd'hui.
N'est-il pas utile qu'un chroniqueur culturel remette en cause
l'actualité chaude d'une oeuvre afin de la critiquer avec plus de recul
? Même s'il se place dans le rôle du « sniper » de
service, comme Eric Naulleau dans l'émission On n'est pas
couché.
Car le vrai débat idéologique au coeur de la
marque d'un chroniqueur culturel aujourd'hui oppose un système de
promotion systématique à un système de critique
argumentée d'une oeuvre. Le pari de cette décennie pour les
marques étant de se trouver une place là même où
l'on sait bien qu'un chroniqueur-promoteur peut toujours être
remplacé par une simple interview. Alors, pourquoi ne pas jouer la carte
de l'anti-système au sein-même du système et proposer un
discours critique en plein coeur d'émissions promotionnelles ?
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