2. Malaises et crises de l'Occident
a. Une crise sociale qui s'amplifie
En 2007, en France, selon l'Observatoire des
Inégalités, les 10% les plus pauvres n'ont perçu que 3,7%
de la masse totale des revenus, alors que les 10% les plus riches en recevaient
près de 25%. Ces inégalités de revenu, qui se sont encore
accrues ces trois dernières années, sont largement le fait de la
reproduction sociale (BOURDIEU), et sont ainsi particulièrement
injustes.
Les chiffres officiels du chômage fluctuent autour de 10%
de la population active, mais la plupart des observateurs considèrent ce
chiffre comme largement sous-estimé.
En contrepoint, l'homo oeconomicus se déploie
dans la société de consommation (BAUDRILLARD, 1970),
transformée depuis en société de l'hyperconsommation
(LYPOVETSKY, 2006) produisant un bonheur paradoxal (ibid). En
effet, la société du désir suscitée par la
publicité produit Ç anxiété et insatisfaction
quotidienne È (ibid).
Le travail moderne de l'animal laborans (ARENDT, 1958),
pourtant stressant, précaire et aliénant (MARX), devient
une drogue (work-addiction), une fin en soi ou une
activité-refuge.
L'idéologie de la concurrence, propagée à
la manière d'une prophétie auto-réalisatrice
(MARIS, 2006), s'est généralisée à la plupart
des niveaux du système social. L'hégémonie du
marché -qui fonctionne à
46 Vers l'abyme ?, éditions de l'Herne, 2007
47 Le développement, histoire d'une croyance
occidentale, Presses de Sciences-Po
l'exclusion (ibid), genere une societe du mal-etre. Avec
le manque de convivialite (ILLICH, 1973), la solitude et l'isolement
constituent ainsi des facteurs notoires de souffrance sociale.
C'est ainsi que selon l'INSERM, le suicide est la
première cause de mortalite chez les 15-35 ans et que le risque
suicidaire augmente avec l'%oge, tandis que 8% des français ont connu un
« episode dépressif majeur È au cours des 12
derniers mois48.
b. Une crise économique et financiere de grande
ampleur à l'issue incertaine
Le double mouvement de la globalisation et de la
financiarisation du capitalisme, accompagne par la
désintermédiation financiere et la
dérigulation systematique des marches ont, tres
schematiquement49, abouti à la crise financiere
internationale actuelle. La Ç démesure entre economie rielle
et virtuelle » (VIVERET, 2005) et les phenomenes speculatifs
bancaires de grande ampleur ont contribue à la crise systemique de
l'economie mondiale. Les plans de sauvetages puis les plans de relances inities
par les Etats pour eviter l'effondrement du systeme economique et financier
international ont debouche sur une crise de la dette de certains etats, sous
l'effet d'attaques speculatives.
L'avenir reste tres incertain, la crise systemique se
poursuivant, et d'autres reactions en chaine pourraient tres probablement
survenir, le fonctionnement du systeme n'ayant pas ete modifie50.
Notons que dans cette crise comme dans d'autres, les plus
demunis sont aussi les plus touches.
c. Crise démocratique et politique
Alors que « les grandes utopies ont disparu
» (RODARY&LEFEVRE, 2006), la legitimite naturelle de la democratie
representative51 est remise en cause par le « simulacre de
la démocratie participative » (BLONDIAUX, 2007) et surtout par
la « contre-démocratie » (ROSANVALLON, 2006), celle
qui ne s'exprime pas dans les urnes. Par ailleurs, les collusions entre les
pouvoirs mediatique, politique et economique, analyses par Serge HALIMI
dans Les nouveaux chiens de garde et par SCHOMSKY&HERMAN dans
La fabrication du consentement52, semblent d'autant plus
etablies que les principaux actionnaires des grands medias se trouvent etre des
grands industriels, officiant souvent d'ailleurs dans le domaine de l'armement,
et ouvertement proche du pouvoir.
En outre, les nouveaux enjeux societaux lies à la
science et à la technique interrogent la maniere de faire «
entrer les sciences en démocratie » (LATOUR, 1999). Ainsi, les
citoyens se trouvant largement exclus
48 Enquete Barometre Sante 2005
49 De tres nombreux facteurs conjoncturels egalement
sont intervenus, comme l'inflation des matieres premières et bien sur la
« crise des Subprimes È.
50 Par exemple, outre les activites speculatives massives et le
marche non-regule, la question des paradis fiscaux, « infrastructure
essentielle de lafinance internationale » (CHAVAGNEUX, 2007), n'a pas
ete resolue.
51 Voir les taux d'abstention notamment. Certains,
comme V.GHADI, diront « delegative ».
52 Titre complet : Lafabrication du
consentement. De la propagande médiatique en dbmocratie,,
Agone, 2008
des decisions techno-scientifiques (TESTART, 2006), certains
chercheurs deviennent des « lanceurs d'alerte ».
Plus largement, nous assistons à un phenomene de
depolitisation de la societe, de desinteret pour la chose publique au
profit de la communication et du marketing politique (MAAREK, 2007).
d. Crise de la culture (ARENDT, 1961)
Les industries culturelles (ADORNO&HORKHENEIMER) ont
etendu leur emprise sur la societe de consommation. Le resultat n'est pas
« une culture de masse qui, à proprement parlé n'existe pas,
mais un loisir de masse, qui se nourrit des objets culturels du monde
» (ARENDT). Marchandisation et standardisation culturelle participent
du « désenchantement du monde » (GAUCHET, 1985),
alors que dans la « civilisation des loisirs », ceux-ci
deviennent « compensatoires ou consolatoires »
(BOURDEAU&BERTHELOT, 2008) d'un quotidien par ailleurs insupportable.
e. Crise de l'agriculture intensive
La revolution verte, qui a en outre provoque un accroissement
extraordinaire de la production, a detruit pres de 8 millions d'emplois
agricoles depuis 1945 en France, ramenant le nombre d'actifs agricoles à
pres de 1 million en 200753. Par ailleurs, l'agriculture est devenue
tres gaspilleuse en matiere energetique, puisque l'agriculture americaine
consomme par exemple vingt fois plus de calories qu'elle n'en
produit54. En effet, le productivisme, symbolise en Europe par la
PAC, a impose un modele d'agriculture largement dependant du petrole et de
l'industrie petro-chimique. Celui-ci a en parallele abouti à des crises
sanitaires majeures (ESB, poulet aux hormones...), à la degradation de
nombreux sols (BOURGUIGNON) et de la sante des agriculteurs. L'acces à
la propriete pour les jeunes agriculteurs est rendu de plus en plus delicat en
raison de l'inflation foncière et de l'artificialisation des terrains
agricoles, notamment liee à l'accroissement de l'urbanisation. Enfin,
l'action de certaines multinationales -Monsanto par exemple -
impose55 aux paysans, notamment du Sud, des semences steriles ou
necessitant de grandes quantites de pesticides, ruinant ou spoliant ainsi les
paysans de leur autonomie56.
5 3 Source: INSEE
54 Paul ARIES, (2009), La Simplicité
volontaire contre le mythe de l'abondance. Editions Golias, Lyon
55 Par la publicite et la propagande souvent relaye
par les Etats.
56 Et parfois de leur vie : voir le cas des milliers
de paysans indiens qui se sont suicides en 2008 à la suite d'achat force
de semences OGM qui avait conduit à leur ruine et/ou à la vente
de leur terres.
Ainsi, avec Edgar Morin, nous pouvons considérer que
<<les développements de la science, de la technique, de
l'industrie, de l'économie qui propulsent désormais le vaisseau
spatial Terre, ne sont régulés ni par la politique, ni par
l'éthique, ni par la pensée 57È.
L'amplification et l'accélération de ces processus
non-contrôlés peuvent être considérés comme
des feedback (rétroactions) positifs. Les sous-systèmes
ne semblent plus capables de s'autoréguler et nous
mènerait à l'effondrement systémique, par franchissement
de points de basculements (tipping points). En ce sens, la crise
éco-energético-technologique et la crise
socio-économico-culturelle apparaissent comme
intrinsèquement liées.
Au regard de notre posture de départ, c'est un truisme
que d'affirmer que la mondialisation, la croissance, les développements
scientifiques et technologiques n'ont pas été seulement facteur
de crises, mais également de progrès - au sens de MONTAIGNE d'une
<<transformation graduelle vers le mieux
>>58.
Mais, la croissance du progrès s'accompagnant de la
croissance des <<regrès>> (MORIN, 2007),
phénomène à considérer dans une perspective
dialogique (MORIN) - d'antagonisme complémentaire -, il semble bien que
cet accroissement simultané -qui fonctionnât des siècles
durant, change soudainement de nature une fois passés certains seuils
critiques. Ainsi, suivant l'image d'une balance, l'augmentation de la charge
simultanément sur les deux plateaux maintiendrait l'équilibre
jusqu'un point 59 qui verrait l'effondrement de la structure que constitue la
balance. Ce point se situerait quelque part entre le raisonnable et la
démesure.
5 7 Edgar MORIN, 2007, Vers l'ab»me ?, Edition de
l'Herne, p.9
58 Michel de MONTAIGNE, Essai, II, 12, éd. P. Villey et
V.-L. Saulnier, p.497
59 Le fameux point de << basculement >>.
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