Deuxième partie
La métamorphose: dépasser le
développement pour se détourner
de l'effondrement
I . Une posture philosophique face à
l'effondrement : le catastrophisme iclaire (DUPUY, 2002)
A. Les effondrements du passé, de similitudes en
enseignements
Dans son ouvrage Effondrement : comment les societes
décident de leur disparition ou de leur survie, le geographe
americain Jared DIAMOND etudie, sur une base comparative, les facteurs qui
peuvent etre à l'origine de l'effondrement des societes, ainsi que le
comportement de ces societes face à la perspective de leur effondrement.
A travers le cas des Mayas, des habitants de l'ile de P%oques et de nombreux
autres exemples, il montre que cinq ensembles de facteurs peuvent concourir
à l'effondrement d'une societe : le changement climatique, la
degradation anthropique de l'environnement et des ressources, l'hostilite des
voisins les rapports de dependance avec des partenaires commerciaux et la
reponse des societes elles-memes à ses problemes
environnementaux110. Constatant l'importance majeure des facteurs de
degradation et de surexploitation de l'environnement, il effectue un
parallèle direct entre les effondrements du passe et la situation
actuelle des societes mondialisees. Il montre notamment que cet effondrement
n'est jamais une fatalite, mais resulte bien plutTMt de choix societaux. Ces
choix, rationnels souvent - recherche de puissance, concurrence entre «
chefs locaux »111- ne furent, dans bien des cas, pas
raisonnables pour autant - filigrane de l'hybris.
B. Vers un effondrement probable
Ainsi, aujourd'hui, l'effondrement systemique redoute
constituerait le prolongement logique des deux champs de crises -
intrinsequement lies et consubstantiels à l'hybris - que nous
avons tente de decrire. Avec Jean Pierre DUPUY, nous considerons cet
effondrement, qui peut se dissoudre dans ce qu'il appelle « catastrophe
», comme «probable ». Mais le caractere inedit de la
crise environnementale globale, comme celui de la demesure systemique de
l'entreprise humaine occidentale, necessite de recourir à une posture
philosophique particuliere.
1. Exces de puissance, risque et
précaution
Au depart de la question et du principe de
pricaution112 se trouve l'ouvrage du philosophe allemand Hans
JONAS, Le principe responsabilité. D'apres Catherine LARRERE,
on peut interpreter ce livre de trois façons :
· comme l'expression de la « toute puissance
humaine » sur son environnement.
1 1 0 D'autres facteurs, plus secondaires, sont
egalement evoques, en particulier la question des institutions politiques.
111 Voir le cas des Maois des Pascuans et de leur
« délire concurrentiel È (Gilles FUMEY)
112 Introduit en 2005 dans la constitution
française et faisant reference à des « dommages graves
et irriversibles ».
· comme l'attenuation de la portee hyperbolique de la
responsabilite de l'homme à l'egard de la nature par un retour à
une ethique deontologique du respect
· comme une naturalisation de l'action humaine car,
« quand les conséquences involontaires de nos actions
techniques ont plus importance que les effets intentionnels, alors il n'y a
plus moyen de distinguer l'acte intentionnel de l'évenement naturel.
Tout devient nature.[...]Plus nous développons notre technique, plus
nous devenons desforces naturelles.113 »
S'agissant du dernier point, on sait que le risque reside en
la combinaison du couple aléa/vulnérabilité (P.
PIGEON) et que les catastrophes sont construites sur la duree114 -
raisonnement ayant conduit à ecarter le vocable de « risque naturel
». Pourtant, dans cette perceptive et face à la nature et à
l'ampleur des phenomenes contemporains, c'est le concept d'aléa
naturel lui-meme qui peut ainsi etre remis en cause115.
Mais, d'apres Jean Pierre DUPUY, « les menaces qui
s'accumulent ne sont ni des fatalités ni des risques ». Ces
menaces, il les nomme « catastrophes ». Elles seraient liees
à « une impuissance à maitriser la puissance
».
2. L'incertitude n'est pas le probleme : « savoir
n'est pas croire» (DUPUY, 2002)
JONAS affirme que « reconnaitre l'ignorance
» devient l'autre versant de l'obligation de savoir, car le
savoir prévisionnel ne peut etre de meme ampleur que le
savoir technique116. Pourtant, selon Jean Pierre DUPUY,
« de nombreux arguments ancrent cette ignorance nécessaire
dans l'objectivite des grands systemes qui menacent le monde
».
Il en distingue ainsi trois types :
· du fait de leur complexite, les ecosystemes sont à
la fois stables et sujets aux fragilites catastrophiques
· les systemes techniques sont soumis à des
retroactions positives essentiellement imprevisibles
· il est logiquement impossible de prevoir les savoirs
futurs.
En matiere d'incertitude, la prevention et la precaution,
invoquees pour se premunir contre ces « risques », s'appliquent
respectivement en cas d'incertitude probabilisable de l'alea (incertitude
objective) et l'incertitude par manque de connaissance (epistemique). Or, selon
DUPUY, dans le cas de la catastrophe - l'effondrement , l'incertitude n'est ni
objective, ni epistemique.
1 1 3 Catherine LARRERE, Les éthiques
environnementales, respect ou responsabilité ?, conference à
l'ENS Paris, 4 decembre 2006.
114 Notamment par la logique de la courbe de Farmer : on
substitue à des evenements de forte occurrence mais de faible intensite
des evènements de faible occurrence mais de forte intensite.
115 Voir au II.A.4. de la première partie.
116 « Le savoir réclamé, en tant que
savoir anticipé, n'existerajamais, sinon tout au plus comme savoir
disponible au regard rétrospectif », DUPUY, 2002, op. cit
En fait, <<ce n'est pas l'incertitude qui
empéche d'agir, c'est l'impossibilité de croire que le pire va
arriver È. En effet, << la catastrophe a ceci de terrible
que non seulement on ne croit pas qu'elle va se produire, mais qu'une fois
produite elle appara»t comme relevant de l'ordre normal des choses
È117.
3. A la lumière de l'inéluctable
catastrophe
Alors, pour Jean Pierre DUPUY, il faut renverser le
schéma logique de la précaution, et considérer que la
catastrophe est inéluctable, ce qui constitue le seul moyen de
réagir afin qu'elle n'ait pas lieu. C'est la posture philosophique qu'il
appelle le catastrophisme éclairé, et qui n'est pas un
catastrophisme donc, au sens traditionnel du terme de <<fatalisme du
pire È.
Ç C'est précisément la pertinence,
voire la seule existence de la possibilité de ce scénario du pire
qui peut et doit guider la réflexion et l'action È,
écrit Corinne Lepage, jugement que Jean Pierre DUPUY rejoint.
Car, s'il faut prévenir la catastrophe, <<on a
besoin de croire en sa possibilité avant qu'elle ne se produiseÈ
118.
4. L'effet pédagogique des catastrophes ou les
vertus de ha crise (MORIN)
D'autres auteurs, à l'exemple de Serge LATOUCHE,
attendent plutôt après les Çcatastrophes
pédagogiques È pour permettre un changement de paradigme
sociétal. Pour notre part, sans douter de l'efficience relative de tels
évènements en termes de prise de conscience, nous pensons d'une
part que certaines catastrophes n'ont aucun effet pédagogique - exemple
de la crise financière de 2007 qui a vu reconduire les même
schémas spéculatifs, et d'autre part qu'en cas de crise, les plus
démunis sont aussi les plus touchés119.
Ainsi, s'agissant de la crise environnementale, des
débats et des incertitudes scientifiques qui demeurent quant à
l'existence, et aux conséquences catastrophiques ou non, de points de
basculement dans les systèmes écologiques complexes, la
métaphysique du catastrophisme éclairé nous exhorte
à nous détourner du scénario du pire. Cette attitude est
fondée, précisément, sur le fait que nous avons affaire
à des catastrophes globales potentielles, et non à des risques,
et que par conséquent la démarche minimax - minimiser le
dommage maximal - est inopérante, car <<minimiser le pire, ce
n'est pas le rendre nul È, tout en sachant évidemment que le
<<risque È zéro n'existe pas.
Ainsi, la métaphysique du catastrophisme
éclairé semble nécessaire afin de pouvoir changer un
avenir probable. L'hypothèse de la décroissance constituerait
alors une alternative probablement souhaitable et certainement
nécessaire pour nous détourner du scénario de
l'effondrement.
1 1 7 Et de poursuivre << Elle n'était pas
jugée possible avant qu'elle se réalise; la voici
intégrée sans autre forme de procès dans le "mobilier
ontologique" du monde È. ibid, p. 84-85.
118 ibid., p. 13
119 Les plus démunis sont d'ailleurs souvent les moins
responsables, à l'instar du cas des pays du Sud face à
l'adaptation aux changements climatiques.
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