2. La societe technicienne : logique du detour, disvaleur
et autonomie de la technique
La rationalité instrumentale et
quantifiante64 (DUPUY, 2002) de nos societes
techniciennes (ILLICH), outre qu'elle traduit un certain rapport technique
à la nature et à l'espace, fonde la logique du detour
(ILLICH). Celle-ci consiste à effectuer des détours de
productions indispensables à l'obtention du maximum de bien net. Mais
lorsque la place de la logique du détour dépasse certains seuils
critiques, le détour luimeme devient une fin. Ainsi en est-il notamment
de l'économie et de la technique dans nos sociétés qui,
notamment à travers les fantasmes qu'ils véhiculent, sont
largement devenus des fins. Ce phénomene, outre qu'il est hautement
contreproductif65 au regard de l'objectif initial, accroit
l'hétéronomie (ibid) du sujet, de la
société ou du territoire. Il engendre par ailleurs de la
« disvaleur », c'est à dire des pertes qui ne
sauraient s'estimer en termes économiques (qualité de
l'environnement, silence, convivialité...).
Dans un calcul célèbre, Jean Pierre DUPUY avait,
dans les années 70, « mis en équation » la
pensée d'ILLICH, à travers le cas de la vitesse moyenne
généralisée d'une voiture. Ce calcul consistait
à
62 Déjà magistralement analysée par Karl
POLANIY dans La Grande Transformation en 1944, qui décrit le
passage de l'économie de marché aux sociétés de
marché.
63 Nimisis medicale, cité par Jean
Pierre DUPUY
64 L'autre nom de la rationalité
économique.
65 Illich s'était notamment appliqué
à révéler la contreproductivité à l'oeuvre
dans les grands systemes et les institutions. Pour lui, la
contreproductivité est au fondement de la démesure.
diviser le nombre de kms parcourus par le temps total
consacré à sa voiture, et en particulier le temps passé
à travailler afin d'obtenir les ressources nécessaires à
l'ensemble des frais induits. Le résultat était de l'ordre de six
km/h, alors que le citoyen moyen consacrait quatre heures par jour. Des calculs
similaires effectués de nos jours se révèleraient
certainement plus éloquents encore.
Sur un registre complémentaire, ILLICH a montré,
à travers son concept de monopole radical de la technique
(ILLICH, 1975), que l'existence d'un moyen technique jugé
plus efficace empêche, dans le cadre du système technicien, le
recours à d'autres moins efficaces. Ainsi, Ç la consommation
obligatoire d'un bien qui consomme beaucoup d'énergie (transport
motorisé) restreint les conditions de jouissance d'une valeur d'usage
surabondante (la capacité innée de transit) È
(ibid).
Jacques ELLUL a montré par ailleurs, dans le
Système Technicien, que la <<technique s'auto-accroit
>>. Elle devient ainsi un phénomène
<<auto-nome>> -qui suit sa propre loi, tout <<feed back
négatif étant impossible >>. Il va même
jusqu'à parler de <<totalitarisme technicien È,
citant le cas de l'état hitlérien comme
symptôme66. Le système technicien engendrerait
l'insignifiance autant que la puissance, les deux étant liées. En
effet, la démesure de puissance entraine l'élimination des
valeurs 67.
En outre, dans sa dynamique d'auto-accroissement68,
l'obsession de l'efficacité technicienne en viendrait à asservir
l'homme, Ellul affirmant qu'il n'y a pas <<d'autonomie de l'homme en
face de l'autonomie de la technique È69. La technique
serait par ailleurs devenue l'instrument moderne de domination et d'exclusion
des hommes.
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