Fêtes de village et nouvelles appartenances. Les fêtes rurales en Hainaut occidental (Belgique)( Télécharger le fichier original )par Etienne Doyen Université Catholique de Louvain - Licence en Sociologie 2007 |
3.2.1.3. Les fêtes thématiques et nouvelles fêtes ruralesCe panel se termine avec un troisième et dernier ensemble de fêtes, regroupant des manifestations hétérogènes. Ces fêtes semblent, de prime abord, difficilement comparables, tant leurs programmes sont divers - à l'inverse des fêtes chapiteaux, qui proposent les mêmes activités selon une même structure en trois jours, avec une prévisibilité remarquable. Il semble néanmoins possible de dégager une forme commune à partir de ces manifestations hétéroclites. Ces dernières sont à rattacher aux fêtes thématiques de Fournier ; ce sont des fêtes relativement récentes, qui ouvrent le paysage festif en proposant des manifestations sortant des schèmes usuels de festivités rurales. Parfois centrées autour d'un thème (fête de l'asperge, du potiron, du géranium, du moulin, de la pomme de terre d'ici, etc.), ces fêtes se caractérisent par un programme éclectique destiné à attirer un public aussi large que possible. Le public présent est d'ailleurs plus diversifié que dans les fêtes chapiteaux : ruraux « de souche », néo-ruraux, touristes, citadins, jeunes, personnes âgées, familles, tous sont susceptibles de trouver des animations qui leur correspondent dans ces manifestations. Cette diversité du public est rendue possible par la rupture, dans le chef des organisateurs, de l'association « agriculture-rural ». Parce que les comités et les ASBL ne sont pas ou peu issus du monde agricole, ils tendent à proposer des activités moins liées à ce monde, en comparaison avec les fêtes chapiteaux. Par là même, ils couvrent un spectre étendu et s'assurent une assistance plus hétéroclite. Parmi la foule d'activités et de manifestations qui compose les programmes de ces fêtes thématiques, nous allons nous attarder sur un élément particulier : les foires artisanales. Ce genre de manifestation est intéressant pour mettre l'accent sur la fonction symbolique qu'exercent ces nouvelles fêtes. Le « concept » des foires artisanales fait fureur au sein des fêtes de la région, il est repris de plus en plus fréquemment dans les programmes. Son principe peut être facilement résumé : des artisans sont invités, pour quelques heures, à louer un stand pour y vendre le fruit de leur travail ou de leur passion. L'offre est diversifiée : certains proposent les produits « du terroir » (escargots, vins, pain, salaisons, miel, pâtisseries, etc.), d'autres vendent les objets qu'ils ont créés (bijoux, tableaux, meubles, verreries, jouets, etc.), d'autres encore, à la manière d'une fête à l'ancienne, reproduisent les gestes d'autrefois (le vannier, le cordier, la fileuse de laine, etc.). Entre ces stands regroupés déambule une foule qui « picore », s'approchant des artisans qui l'intéresse comme le badaud décide d'entrer dans certains magasins d'un centre commercial. Le public consomme ainsi les produits achetés, mais également, d'une manière globale, l'artisanat, et plus loin, le rural. Ces foires artisanales permettent de questionner les objets auxquels le rural est associé. Parallèlement à l'association classique « agriculture-rural », d'autres associations sont également utilisées : en l'occurrence, ici, l'organisation d'une foire artisanale lors d'une fête de village n'est pas anodine et renvoie à l'une de ces associations. L'artisan est, par définition, celui qui travaille de ses mains et qui maîtrise ce qu'il produit. Il renvoie en filigrane à une certaine forme d'authenticité, car la marchandise produite est issue d'une tâche « vraie », non aliénée. Ce mode de production évoque également le respect de la nature, avec la représentation d'un travail qui s'effectue en harmonie avec son environnement, à l'opposé d'une production industrielle polluante et destructrice131(*). Au final, l'artisanat, par un jeu d'évocations, renvoie à l'authenticité et l'écologie, qui sont des valeurs prisées dans notre société urbanisée. Il fait également écho, d'une manière plus abstraite, à la maîtrise ; l'artisan est celui qui possède la maîtrise de ses productions et de leurs effets, alors que notre société actuelle peut être perçue comme celle qui a perdu le contrôle sur ses actes. Le couple « artisanat-rural », ainsi associé, s'oppose alors au couple « capitalisme-ville », où l'espace urbain est finalement perçu comme le lieu de la démaîtrise et de l'inauthenticité. Cette brève analyse des valeurs et des thèmes que l'artisanat charrie, par évocation, permet de prendre conscience des significations possibles de l'association « artisanat-rural », ce qui renvoie à la fonction symbolique que remplit le rural dans notre société. Les évocations que nous avons mentionnées renvoyent à la perception du rural comme une « réserve culturelle », au sens de Chamboredon : « N'est-on pas en train de passer à une situation où la campagne fonctionnait comme une réserve « sociale », donnant le modèle des rapports sociaux (...), à une situation où elle fonctionne plutôt comme une réserve « culturelle », cadre d'un style de vie non prédateur et non destructeur, affranchi des habitudes de consommation urbaines, respectueux des rythmes et des équilibres naturels ? »132(*) La fête thématique ne serait-elle pas, finalement, un moment privilégié pour le rural de « se raconter » ? Est-ce que cette fête ne serait pas l'occasion idéale pour réécrire le mythe du rural ? Comprenons bien notre affirmation : nous ne postulons pas que la fête constitue un moment parmi d'autres, mais qu'elle constitue le moment-clé pour (re)construire ce mythe133(*). Il en est ainsi car la fête, qui prend désormais la forme de l'ouverture du village au monde extérieur, est un produit qu'un public consomme. Ce produit n'est pas naturel, il est construit, par l'agencement d'activités et d'animations diverses. Cette construction s'accompagne, comme le souligne Fournier, d'une relation d'extériorité entre la fête et ses organisateurs : quand la culture devient un spectacle et un produit, ses représentants doivent nécessairement adopter une distance réflexive par rapport à eux-mêmes. Dans ce contexte, le village s'ouvre et se livre à l'extérieur sur le mode de l'exposition. La fête est ce moment où la culture locale est mise en scène et proposée à un public qui consomme, à travers le village, le rural. Cette réflexion constitue l'occasion de sortir, l'espace d'un instant, du cadre précis des fêtes thématiques pour lancer une hypothèse qui concerne l'ensemble des fêtes rurales. Nous pensons que toute fête peut être considérée comme une proposition de ruralité. Toute fête offre un pattern, une grille de lecture du monde rural. Et de cette manière, toute fête réinvente le mythe du rural et les représentations que notre société a de ce monde. Voir la fête comme une proposition, une définition du rural permet d'appréhender d'une manière nouvelle les activités qui y sont proposées. Puisque chaque fête renvoie à une conception spécifique de la ruralité, chacune met en scène les objets et les sujets qu'elle juge en accord avec le « monde » rural134(*). Ainsi, dans les fêtes thématiques, l'objet légitime associé au rural est la foire artisanale. Cette association n'est pas anodine, comme nous l'avons vu, car elle renvoie à des valeurs et des thèmes spécifiques. Les fêtes thématiques et les fêtes chapiteaux renvoient de la sorte à deux conceptions distinctes du « monde » rural, parce que les objets et les sujets légitimes qu'elles associent à ce « monde » sont distincts. L'artisan, d'un côté, le pilote participant à une course de moissonneuses-batteuses, de l'autre côté, constituent des sujets-types qui sont à rattacher d'une manière indiscutable à des mondes différents. La forme des fêtes thématiques : la fête, ce loisir, le rural, ce produitRevenons au cas plus précis des fêtes thématiques. Après avoir procédé à leur description sommaire et avoir présenté, à travers l'exemple des foires artisanales, leur fonction symbolique, nous sommes maintenant en mesure de leur porter un regard plus analytique pour dégager la forme qu'elles prennent. Ces fêtes s'inscrivent, à notre sens, dans le rapport très contemporain à l'espace rural comme cadre de vie. Elles consacrent le rural comme un espace de loisirs, de détente, délié des exigences du monde de la production. Les fêtes thématiques, les vide-greniers, les brocantes et autres foires artisanales illustrent parfaitement cette fonction de « distraction » du rural. Les manifestations des « fermes ouvertes » s'inscrivent également dans cette ligne : elles constituent des parenthèses pendant lesquelles le public s'habille, mange, se comporte d'une manière différente par rapport au cours ordinaire des choses135(*), ce qui institue leur caractère ludique et extraordinaire. Il semble d'ailleurs difficile de parler de « fête » à leur égard, si l'on considère que cette acception renvoie à la célébration d'un groupe ou d'un évènement heureux, en étant le théâtre d'émotions intenses. La forme de ces évènements et le comportement de leurs participants les rattachent plutôt, en réalité, à des moments de loisir : l'espace d'un après-midi, les familles se baladent en short pour consommer denrées et culture. Il s'agit, en quelque sorte, d'un tourisme « immobile », où l'on visite cet ailleurs qu'est le village. C'est dans ce sens que cette forme de fête est l'incarnation d'un rapport à l'espace rural comme un cadre de vie. Il s'agit d'un rapport distancié, qui ne demande que peu d'engagement : tout qui le désire peut « passer » à la fête, pour y rester une demi-heure ou tout l'après-midi, et y prendre ce qui lui plaît. Tout est fait pour que les animations proposées soient « faciles d'accès », c'est-à-dire aisément consommables par un large public, notamment par un public étranger au monde agricole voire au monde rural. Il s'agit d'une « implication minimale », où l'assistance peut se contenter de déambuler dans le village comme elle l'entend, sélectionnant les animations qui l'intéresse, sans devoir participer. L'attitude type du « fêtard » - il est difficile de parler encore de « fête », comme nous l'avons dit - est de regarder, d'assister, d'être un spectateur. Tout se passe comme si l'espace rural se transformait, le temps de la fête, en espace public. Il s'agit là d'une mutation fondamentale, dans la mesure où traditionnellement, les villages étaient des espaces contrôlés par l'allégeance et l'interconnaissance, dans lesquels le tiers abstrait était exclu136(*). Dans les nouvelles fêtes, le village devient le lieu de l'anonymat, où l'on peut se balader sans « avoir de comptes à rendre ». Cet espace, puisqu'il n'est plus contrôlé par une communauté, n'appartient à personne, donc à tout le monde. La figure de l'« étranger » n'a plus de sens dans ce contexte, et tout le monde est libre d'aller et venir à sa guise. La fête nous permet de comprendre la ruralité contemporaine dans son ensemble, et sur ce point-ci, elle préfigure une mutation globale de cette ruralité. Autrement dit, le village se transforme en espace public au moment de la fête, et même plus, il tend à devenir constamment un espace public. Nous sommes ici renvoyés au travail de Dibie, qui analyse cette mutation à partir de la mobilité des ruraux :
« Comme en ville, on fonctionne désormais déchargés de la surveillance et des alibis nécessaires à ces déplacements multiples qui scandent nos journées. Nous sommes enfin entrés dans cet anonymat si longtemps envié aux citadins. C'est aussi comme ça que la ville vient à nous, dans ce désir renouvelé de s'échapper des siens et de s'inventer des ailleurs réservés. »137(*) Cette hypothèse de la transformation de l'espace rural en espace public ne constitue peut-être pas la meilleure manière de rendre compte les mutations qui affectent cet espace. On pourrait, à la manière de Bodson, apprécier ces transformations différemment en affirmant que le rural, tout comme l'urbain, est finalement sous la houlette d'un nouveau mode de régulation transversal : le marché138(*). Les fêtes thématiques rentrent bien dans ce cadre, dans la mesure où elles sont avant tout des produits à travers lesquels on consomme le village, et par là, la ruralité. Ce rapport consumériste à l'espace fait écho aux logiques de localisation d'une partie des individus qui s'installent dans les villages. Loin d'être un mode de vie auquel on développe un rapport identitaire, le rural constitue désormais un cadre de vie, un décor censé satisfaire un certain nombre de critères (calme, nature, air pur). Dans ce contexte, le village dans lequel on réside n'est plus l'objet d'un sentiment d'appartenance (le village), mais devient un village, un produit que l'on a choisi rationnellement en le mettant en compétition avec d'autres sur un certain nombre de critères spécifiques. Au final, la consommation de denrées et d'animations qui prend place lors de ces fêtes thématiques symbolise la consommation de l'espace effectuée par un nombre significatif de ruraux : le rural est un produit pour lequel on pose un choix rationnel. * 131 Ces thèmes sont proches des représentations liées au travail paysan à l'ancienne, qui est proposé en spectacle dans les fêtes de la moisson. Ce dernier est également associé à des valeurs comme le travail « authentique », en accord avec la nature, qui crée des hommes « vrais » sachant apprécier les « choses simples ». Mais la différence fondamentale entre l'artisan et le « paysan reconstitué », c'est que le premier est l'expression contemporaine de ces valeurs, alors que le deuxième est leur incarnation passée. Pour que l'association « artisanat-rural » « fonctionne », les fêtes thématiques ont préféré utiliser le représentant actuel de ces idées, ce qui semble être de loin la solution la plus « efficace », puisqu'elle permet au public d'adhérer à des valeurs qu'il perçoit comme modernes et montantes. Il s'agit d'un projet de vie positif tourné vers le futur qui est proposé, ce qui est autrement plus mobilisateur qu'un idéal de vie passéiste. * 132 Chamboredon, op.cit., 1985, p. 573. * 133 Lautman, dans son article cité supra, évoque brièvement cette fonction de la fête : « Mais [la municipalité] a-t-elle pu investir vraiment l'enjeu [de cette fête] que constitue la maîtrise de la production de l'image symbolique de la ville à ses propres yeux et à ceux du monde extérieur (...) ? ». Lautman, op. cit., p. 35. * 134 Nous nous référons ici une fois de plus à la théorie des cités et des mondes de Boltanski et Thévenot. * 135 Bodson, op. cit., 1999, p. 54. * 136 Bodson, op. cit., 1993. * 137 Dibie, op. cit., 2006, p. 74. * 138 Bodson, op. cit., 1999. |
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