Fêtes de village et nouvelles appartenances. Les fêtes rurales en Hainaut occidental (Belgique)( Télécharger le fichier original )par Etienne Doyen Université Catholique de Louvain - Licence en Sociologie 2007 |
I. LE VILLAGE1.1. Le rural, un objet ?Étudier les fêtes de village constitue une porte d'entrée pour parler « des villages ». En adoptant ce point de vue, nous voulons accentuer le fait que le moment de la fête est porteur d'enjeux qui le dépassent, enjeux qui vont nous permettre de parler de la ruralité à travers ses fêtes. Ainsi, nous allons montrer comment un temps de festivités peut être un lieu de création d'une identité collective ou encore un moyen permettant d'avoir un contrôle sur un espace. Puisque que parler des fêtes, c'est aussi parler des villages, nous allons commencer notre travail par une réflexion portant sur le rural. Directement, nous sommes confrontés à la problématique des termes : faut-il parler de rural, de monde rural, de ruralité, d'espace rural ? On pourrait faire de longues recherches portant sur l'utilisation de ces différentes appellations par les individus qui peuplent l'espace considéré comme « rural », par ceux qui se posent en acteurs de ce même espace, par les individus qui n'habitent pas cet espace, par les hommes politiques, par les géographes, par les aménageurs de territoire et les architectes, ou encore par les sociologues, les anthropologues et les ethnologues. On pourrait prendre ces différentes catégories, et discerner comment elles peuvent fonctionner comme des catégories opératoires, des catégories de perception du monde social, ou des catégories analytiques3(*). On pourrait se poser la question du statut d'une « sociologie rurale », et dans quelle mesure celle-ci a pu construire son objet, le rural, à des fins précises4(*). On pourrait, comme l'ont fait Mormont et Mougenot5(*), décrire l'émergence de la notion de « rural » en Wallonie et montrer, d'une part, quel contenu y est associé, d'autre part, comment cette catégorie a pu être mobilisée dans une action collective. De nombreux auteurs se sont déjà penchés sur ces questions. Il nous semble intéressant, sans faire ici une synthèse exhaustive des conclusions de leurs recherches, de reprendre une réflexion que Mormont6(*) avance dans plusieurs de ses travaux : l'espace rural « prend des significations différentes selon le type d'acteurs sociaux, c'est-à-dire selon qu'il est utilisé par des agriculteurs, des touristes, des ruraux ou des urbains »7(*). Ces significations sont différentes parce que l'usage du rural fait par ces acteurs est différent. Il en est de même pour les différentes disciplines qui s'intéressent à cet espace : l'économie, l'aménagement du territoire ou la sociologie produisent autant de découpages distincts du rural. La catégorie prend de cette manière un contenu et des attributs spécifiques selon le discours que l'on désire tenir à son sujet. Il existe donc une diversité des définitions et des usages de l'espace rural, ce qui permet de l'appréhender comme un enjeu social8(*), dans la mesure où cet espace est le lieu de cohabitation d'acteurs aux usages distincts, voire conflictuels. Mormont va plus loin, en se demandant si « le rural n'est pas que la projection des rêves de chacun »9(*). Surgit alors une interrogation : si chacun a sa propre image du rural, pourquoi ne pas parler d'une sociologie « des espaces ruraux », étant acquis qu'il y a autant de définitions de l'espace rural qu'il y a d'individus qui perçoivent cet espace ? L'espace rural, au singulier, ne serait-il qu'une construction du sociologue, du militant, de l'économiste, pour les besoins de leur action ? Pour avancer dans ce questionnement, qui renvoie finalement, au-delà de la sociologie rurale, à la possibilité d'existence d'une sociologie de l'espace, il convient de souligner l'idée suivante : s'il y a autant de perceptions de l'espace qu'il y a d'individus, il n'en reste pas moins que ces perceptions ne sont pas construites individuellement, mais socialement. La dimension sociale de cette perception ne porte pas uniquement sur le contenu que nous donnons à l'espace qui nous entoure, mais également sur le fait que nous percevons cet espace comme un espace. Nous utilisons en effet des catégories opératoires, que nous partageons, dans une mesure plus ou moins importante, avec nos pairs. Ces catégories opératoires, comme l'explique Bodson, « servent aussi bien à désigner qu'à qualifier, classer, se repérer. (...) [Ce sont des] notions ou modes de classement qui construisent - et simultanément, donnent sens à - l'univers spatial (mais pas seulement spatial) dans lequel nous nous mouvons tous les jours »10(*). Ainsi, à l'heure actuelle, « ville » et « campagne » apparaissent être deux catégories opératoires, en tant qu'elles sont mobilisées par nos contemporains pour ordonner l'espace qui les entoure. Ces catégories, quel que soit leur contenu, permettent à tout un chacun de nommer l'espace, et partant, de lui donner un sens. Mettre un nom sur les choses, c'est instantanément les faire exister, et c'est finalement la possibilité de passer du chaos, le tout indifférencié, au cosmos, l'univers ordonné. Le terme de cosmos renvoie bien ici à un monde où les choses ont un nom, ce qui permet de les classer et de les distinguer. Qualifier un espace de « ville », c'est signifier en même temps qu'il n'est pas assimilable à un autre espace, nommé « village ». Pour illustrer cette notion de catégorie opératoire, nous pouvons reprendre un propos entendu sur notre terrain de recherche : « ici, c'est un village mort »11(*). La personne qui nous a livré ce sentiment était l'organisateur d'un carnaval de village. Ce qu'il faut ici retenir, c'est que ce diagnostic, quel que soit son lien avec une réalité objective, est le ressort d'une action, qui entend « faire revivre le village ». Dire que le village est « mort », c'est proposer une grille de lecture, un pattern, qui permet de nommer le réel et de lui donner un sens. L'enjeu, dans cette situation, est notamment de tenter d'imposer cette lecture à un plus grand nombre, pour pouvoir fédérer un groupe et mener une action collective. En 1993, Bodson écrivait que le rural n'était « pas seulement un objet scientifique mais un objet social qui organise notre façon de penser le monde »12(*). Aujourd'hui, près de quinze ans plus tard, nous confirmons, au terme de notre recherche, que le rural fonctionne encore et toujours comme une catégorie opératoire, à travers laquelle nous percevons l'espace qui nous entoure. Poser aujourd'hui le rural comme un objet spécifique ne va pas de soi. L'idée est loin de faire consensus, notamment dans le chef des experts en sciences humaines qui se sont penchés sur le sort du monde rural. Nombreux sont ceux, en effet, qui soutiennent que le rural n'existe plus. Nous pourrions ainsi agiter la théorie de l'urbanisation, qui soutient que nos campagnes sont depuis plusieurs décennies colonisées par un « mode de vie » urbain. Un tel discours pourrait s'appuyer sur des statistiques, en montrant qu'au niveau des chiffres, campagne et ville ne diffèrent plus guère en matière de modes de consommation, de niveau de revenus, ou encore dans la répartition de leurs habitants dans les secteurs économiques primaires, secondaires et tertiaires13(*). Nous pourrions également, d'une manière très similaire, affirmer à la manière de Dibie14(*) qu'aujourd'hui, nous sommes tous des rurbains. Ce dernier, dans Le Village métamorphosé, décrit le passage de « la balayeuse » qui vient régulièrement nettoyer les rues de son village, Chichery. Ce qui pourrait ne sembler être qu'une machine anodine constitue pour lui tout un symbole, qui « pose (...) ville et campagne non plus comme deux réalités, mais comme la contraction de deux systèmes qui n'en font plus qu'un : le monde rurbain »15(*). Encore une fois, dans la pensée de Dibie, le concept de rurbanité renvoie à une uniformisation des modes de vie. Ce processus, engagé depuis de nombreuses années, est loin d'être abouti, si bien que les campagnes sont en pleine phase de transition, c'est-à-dire plus ce qu'elles étaient, et pas encore ce qu'elles vont devenir. Pourtant, sur notre « terrain », nous avons observé que l'opposition ville-campagne faisait encore sens auprès des ruraux interrogés. Autrement dit, « ville » et « campagne » semblent toujours fonctionner comme deux catégories opératoires, qui permettent d'organiser notre perception de l'espace. Cette distinction nous a semblé être opérante, chez les villageois interrogés, aussi bien dans le chef de l'agriculteur proche de la retraite qui exploite des terres appartenant à sa famille depuis plusieurs générations, que chez le couple « néo-rural » installé depuis quelques mois seulement au village16(*). Parallèlement à cette mobilisation des catégories « ville » et « campagne » par les villageois, la catégorie « rural » est utilisée par des instances décisionnelles. Citons ainsi la Fondation Rurale de Wallonie17(*), une fondation d'utilité publique liée à la Région Wallonne qui, depuis 1979, entend permettre au monde rural de prendre en main son développement, notamment autour des questions d'aménagement du territoire. Depuis 1991 existe un décret de développement rural, permettant à la Fondation de coordonner des « opérations de développement rural », qui se traduisent au niveau local par un « Plan communal de développement rural », le PCDR. Force est de constater que prennent place des actions qui disent avoir le rural pour objet - et peu importe s'il existe ou non un consensus politique ou administratif concernant la définition de cette catégorie. Nous pouvons maintenant poser un objet pour notre travail : puisque d'une part, le rural est une catégorie opératoire qui fait sens pour nos contemporains, et que d'autre part, le rural est également une catégorie utilisée par des instances décisionnelles, il semble pertinent de faire une recherche qui prendrait le rural pour objet, en prenant la porte d'entrée spécifique des fêtes de village. Ces deux manières d'utiliser la catégorie ne doivent pas, du reste, être pensées distinctement, car l'utilisation du vocable « rural » par les ruraux peut inciter les responsables politiques à la récupérer, tout comme l'utilisation de la notion par les politiques peut amener les habitants à se la réapproprier pour se penser. Ces deux dynamiques peuvent se renforcer réciproquement. Nous prenons donc le rural pour objet, puisqu'il s'agit d'une catégorie qui fait sens pour un certain nombre d'individus - nous ne sommes pas ici dans le cadre d'un objet analytique qui ne ferait sens que pour le sociologue. * 3 Mormont M., « Vers une définition du rural », Recherches Sociologiques, XX, 3, 1989, pp. 331-350. * 4 Voyons le numéro de Recherches Sociologiques intitulé : « Sociologie rurale, sociologie du rural ? ». Recherches sociologiques, XX, 3, 1989. * 5 Mormont M., Mougenot C., L'invention du rural, Bruxelles, E.V.O., 1988. * 6 Mormont M., « L'espace rural comme enjeu social », Recherches Sociologiques, IX, 1, 1978, pp. 9-26 ; Mormont, Mougenot, op. cit. ; Mormont, op. cit., 1989. * 7 Mormont, op. cit., 1978, p. 10. * 8 Mormont, op. cit., 1978. * 9 Mormont, Mougenot, op. cit., p. 8. * 10 Bodson D., Les villageois, Paris, L'Harmattan, 1993, p. 19. * 11 Propos recueilli lors de l'observation menée au carnaval de Willaupuis, le 18/02/07. * 12 Bodson, op. cit., p. 21. * 13 Bodson D., Il y a une vie en dehors des villes... et elle n'est pas ce que l'on croit, Bruxelles, La lettre volée, 1999. * 14 Dibie P., Le village métamorphosé. Révolution dans la France profonde, Paris, Plon, 2006. * 15 Ibid., p. 107. * 16 Nous nous basons ici sur les entretiens réalisés dans le village de Thimougies. Si les catégories « ville » et « village » sont présentes chez les deux types de villageois, leur contenu est différent. Quant l'agriculteur nous explique que le village, c'est avant tout « avoir de l'espace » et pouvoir « sortir de sa maison » (à la manière des observations faites par Bodson dans Les Villageois), le couple néo-rural avance plutôt le fait que la campagne est un « cadre », un espace de nature qui est « calme ». De même, l'agriculteur a évoqué une sociabilité spécifique à la campagne, où « tout le monde se connaît » et où « on fait des tours pour se dire bonjour » ; à l'inverse, les néo-ruraux n'ont pas utilisé la dimension de sociabilité pour distinguer ville et campagne. Que l'on ne se méprenne ici pas sur le statut de cette remarque : nous n'avons pas travaillé dans une logique quantitative, et n'avons donc nulle intention de prétendre à la représentativité de nos observations et de généraliser en soutenant que « tous les villageois de souche se comportent de cette manière » et que « tous les néo-ruraux se comportent de cette autre manière ». Nous suivons au contraire une logique qualitative qui tente de montrer comment, chez un individu, un discours peut faire sens et se « tenir ». * 17 Cf. http://www.frw.be. |
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