II) L'UTILITE DU VOYAGE
« Voyager, c'est bien utile, ça fait
travailler l'imagination » (épigraphe du roman)
Nous avons vu que le motif du voyage se fondait dans la
globalité du projet littéraire toutefois nous constatons aussi
que ce thème offre une dissonance: il présente certaines vertus
dont l'explication se trouve dans le parcours de l'auteur. C'est une
expérience doublement précieuse: elle participe à faire de
ce récit un roman tant la visée essentielle du roman est de
tendre à la totalité (montrer le monde dans ses nuances) et elle
nourrit la langue de ce récit, donne le goût pour la langue.
A) UNE TRISTE LECTURE DU MONDE
1) Une cartographie sociale
Dans le prolongement des propos tenus
précédemment il convient ici d'observer que ces oeuvres sont
également celles d'un auteur soucieux de nous exposer le monde conscient
que ce dernier est à redécouvrir à l'aide d'une nouvelle
lecture, régénérée. Ce souci est celui d'un homme
qui s'est heurté au fracas du monde et ne pense qu'à le
retranscrire. Le monde mute en permanence, s'avilit sans cesse et ces oeuvres
en seront le compte-rendu. Ainsi à l'image de Montaigne Céline
use de la satire afin de faire émerger de son récit autant de
réflexions sur l'Homme notamment en mettant en scène un narrateur
doté d'un sens aigu de l'observation et de la satire comme dans Des
coches. Il s'agit là d'une dimension didactique qui
révèle la fonction essentielle de ces romans, celle de
dévoiler. La part personnelle liée aux expériences de
Bardamu rencontre une part plus universelle, celle des considérations
générales et philosophiques qu'il expose. Le premier
élément qui participe à redéfinir les contours du
monde est son organisation sociale. Cette dernière est continuellement
caractérisée par le poids de la hiérarchie, accablante et
humiliante. A travers différentes expériences Bardamu constate
les disparités existant entre les groupes sociaux illustrant la
rigidité voire la rugosité d'un système social qui broie
et avilit les couches inférieures de cette organisation comme les
dominants. C'est le cas lors de son séjour en Afrique où comme
nous l'avons rappelé l'organisation coloniale est une transposition du
système social occidental avec le directeur de la compagnie et le
Gouverneur placés en haut de la pyramide sociale intégrant
à sa base les marginaux comme Bardamu, Robinson et les indigènes.
C'est le cas également à Détroit lorsque Bardamu travaille
à l'usine dans des conditions épouvantables. Partout règne
la misère et partout il est face à des supérieurs
méprisants, avilis en Afrique: « Ce ne fut pas une réception
enchantée qu'il me réserva le Directeur. Ce maniaque-il faut
l'appeler par son nom-habitait non loin du Gouvernement[...]35»
ou encore plus tard au moment de la visite médicale chez Ford lorsque le
médecin lui précise: « Nous n'avons pas
besoin d'imaginatifs dans notre usine. C'est de
chimpanzés dont nous avons besoin...36 ». Pour autant il
semble que chez Céline ce soit bien la nature invariante de l'homme, ses
instincts qui sont à mettre en cause et non le conditionnement qu'il
subirait de la part de tel ou tel groupe social, ainsi dans les colonies
certains noirs dépourvus de tout sentiment de classe s'affranchissent de
leur base et en cela entérinent la cruauté d'un système
fondé sur l'exploitation: « Mais les plus dégourdis, les
plus contaminés, devenaient des commis de magasin. En boutique, on les
reconnaissait les commis nègres à ce qu'ils engueulaient
passionnément les autres Noirs37. ». Ce dernier point
permet à Céline d'accentuer la pesanteur d'un système
pernicieux et pourtant inaliénable tant ses fruits viciés
répondent aux bas instincts de l'homme.
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