b) Lola ou la fausse vertu
Il est un second procédé utilisé par
Céline afin d'obscurcir l'image de l'homme: se saisir d'une vertu et la
démystifier. Pour ce faire il dépeint le personnage de Lola comme
un être aux apparences trompeuses dont le regard aiguisé et
cynique de Bardamu dévoilera l'égoïsme. Cela est manifeste
dans le roman lorsque le narrateur retrouve Lola à New York, en effet
celle-ci évoque son désir d'adoption et selon le récit
qu'il en fait cet acte est assimilé plutôt à un caprice de
femme seule et éplorée. Ainsi en s'attaquant à l'adoption
et à la maternité qui est la forme ultime de l'engagement et de
l'humanité Bardamu à nouveau au contact du monde n'offre qu'une
vision négative de l'homme. Ce thème majeur lui permet
également de développer ses vues plus largement autour d'une
certaine modernité raffinée, cristallisée à travers
la haute société de New York, qui éloigne
29 L.F.Céline, lettre à Léon Daudet (1932),
Voyage au bout de la nuit, Paris, La Pléiade, p.1108.
30 L.F.Céline, hommage à Zola ( 1933), Cahiers
Céline, vol 1, Paris, Gallimard, 1976, p.82.
31 op. cit., p.225.
considérablement l'homme de sa base biologique, de son
fondement ontologique: « Tous les ouvrages de puériculture elle les
avait lus[...]ces livres qui vous libèrent si vous les assimilez
entièrement de l'envie de copuler, à jamais. A chaque vertu sa
littérature immonde32. ». C'est une sorte de
dévoiement de la nature que souligne ici Bardamu qui malgré le
fait qu'il ne soit encore que carabin est déjà fortement
imprégné de considérations biologiques. Cette approche
naturaliste de l'homme est l'ennemie des faux semblants, des apparences
trompeuses dont l'homme use parfois afin de camoufler sa fragilité.
2)Un regard médical démystificateur
A ce stade du récit ( partie sur ses voyages) Bardamu
n'est encore qu'un étudiant en médecine, pourtant dans son
rapport à l'autre il agit selon les principes de la pratique
médicale, celle d'observer minutieusement les faits et de
révéler la vérité sur telle ou telle
défaillance de l'homme, à un comportement moral indigne il
propose une explication biologique; il observe puis rend son diagnostic. La
connaissance des différentes manifestations physiques, des maladies et
de leurs symptômes est éclairante et essentielle à ce
parcours dont l'objectif est de mieux appréhender l'homme et le monde.
C'est aussi faire preuve d'une lucidité courageuse et comme le
précise Vitoux dans son ouvrage critique Misère et
Parole c'est aussi aller au bout de la misère humaine. En effet
pour le médecin que fut Céline et qui inspire l'écrivain
qu'il est devenu, la biologie ne ment pas. Morale et biologie fusionnent, il
n'y a pas de dualisme esprit/corps, l'esprit fait partie de la biologie qui est
la seule capable de dévoiler chez l'homme ce qui était
jusqu'alors dissimulé. Ainsi le narrateur lors de la première
traversée utilise cette expression qui souligne l'esprit
défaillant de l'homme, ses limites face au climat hostile: « C'est
l'aveu biologique33. ». Ainsi tout est biologie et rien
n'échappe à la biologie. Réduit par Bardamu à un
corps l'homme paraît mis à nu, dépossédé de
tout son apparat. En outre le corps est toujours une réponse au
questionnement de Bardamu à propos de ses congénères,
quand il explique l'attitude de l'institutrice qui attise la colère des
militaires à son encontre il précise ceci: « Scène de
haut carnage, dont ses ovaires fripés pressentaient un
réveil34.». A l'image des Anciens qui estimaient que le
siège de la mélancolie était la rate secrétant une
bile noire, ici la frustration se loge dans une anatomie meurtrie. Le corps est
donc l'aiguillon principal de la pensée du narrateur, lorsqu'il trompe
ou illusionne Bardamu quant à la volupté factice de
l'Amérique décrétée grâce aux cuisses de Lola
c'est à nouveau l'anatomie qui anéantira les sirènes
américaines avec l'épisode du caveau fécal à New
York.
32 Ibid.,p.218.
33 ibid., p.112.
34 ibid., p.118.
A l'image de la pratique médicale, le voyage est pour
Céline une dynamique d'observation du monde et demeure en cela une
initiation pour ses personnages aussi particulière soit-elle. Cette
dynamique repose en effet sur des fondements faussés tant son ambition
semble être de confirmer les craintes, les pressentiments des narrateurs
sur la laideur du monde. Tout est donc perçu sous ce prisme qui
épaissit davantage ses ténèbres cependant la
présence même de cette dynamique à l'image de celle de
Bardamu montre combien elle est nécessaire pour comprendre le monde. Le
voyage offre une perspective là où l'inaction et la
résignation de certains personnages les emprisonnent dans un microcosme
et dans un rapport au macrocosme fondé sur la cécité. Il y
a donc chez Céline non une négation mais une subversion du voyage
rendue effective par un double déterminisme. Tout d'abord les segments
de voyage dans les deux romans doivent être, par souci de
cohérence, à l'image du projet d'ensemble, celui de transcrire un
monde désenchanté et dans le cas de Voyage au bout de la nuit
la perception de Bardamu est déterminée par la guerre qui
obscurcit à jamais sa vision du monde. Le voyage devient un point de
cette cristallisation. Il n'en demeure pas moins que même subverti
l'enseignement n'est pas absent durant ces quêtes, une confirmation est
aussi une information. Le voyage a donc cette faculté de faire jaillir
l'horreur du monde, à cette fausse vertu qui malgré tout laisse
envisager l'attribution d'un mince crédit à cette quête ne
pourrions-nous pas lui adjoindre à la lecture de ces deux romans
quelques qualités et principes forts constitutifs du voyage maintes fois
valorisé dans l'histoire littéraire? Peut-il avec cet auteur
être une source même faible de quelques lueurs qui se
répandraient dans la nuit du monde?
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