D) LE VOYAGE REVELE LA PETITESSE DE L'HOMME
1) Les bas instincts de l'homme
a) les vices
A travers son voyage Bardamu fait de nombreuses rencontres et
le plus souvent celles-ci sont des opportunités supplémentaires
pour lui d'identifier la nature humaine qui malgré la diversité
des origines et des cultures trouve son unité dans le fait que l'homme
se caractérise par son insignifiance, sa lourdeur qui le
réduisent à l'état d'atome vibrionnant. Il est deux
endroits qui font office de révélateurs de la nature
viciée de l'homme. Tout d'abord il y a la colonie de la
BambolaBragamance dont le fonctionnement et les différents personnels
humains qui la composent sont observés de près par le narrateur
qui y séjourne avant de gagner son poste au coeur de la forêt.
C'est alors la description d'un monde déliquescent accablé par la
chaleur où l'homme ne se montre que sous un jour négatif:
sottise, agressivité, alcoolisme...L'épisode de ce séjour
à Fort-Gono est le développement de ce qui était en germe
et que Bardamu a constaté lors de la traversée sur l'Amiral
Bragueton. Afin d'éclairer ce passage notamment nous nous rappelons
de ce que Céline déclarait dans une lettre adressée
à Léon Daudet: « Je ne me réjouis que dans le
grotesque aux confins de la
27 A.Cresciucci (dir), Céline, Voyage au bout de la
nuit, Paris, Klincksieck, 1993.
28 N.Hewitt, « Voyage au bout de la nuit, voyage imaginaire
et histoire de fantômes », Actes du colloque de la Haye, 1983.
Mort29. ». En effet de par le principe de la
décomposition physique due à la chaleur et morale l'homme semble
se métamorphoser en une sorte de créature absurde en
déshérence. Aucun signe de remise en cause ne semble gagner ces
militaires, commerçants ou fonctionnaires emprisonnés dans une
matrice au sein de laquelle ils laissent libre cours à leurs bas
instincts et se débraillent. Seul le regard distancié de Bardamu
révèle ce cloaque que les hommes pourtant si proches ne
perçoivent pas; seule sa dynamique de voyage, son
extériorité même s'il participe en partie à la vie
de la colonie lui permettent ce dévoilement face à l'aveuglement
des colons devenus indigènes de cette matrice. Cette
cécité face au désastre serait ainsi la manifestation de
l'instinct le plus puissant de l'homme, celui de la mort qui le condamne
à jamais à être une entité obscure; c'est cela que
Céline rappelait lors d'un discours en hommage à Zola: «
Dans le jeu de l'homme, l'instinct de mort, l'instinct silencieux, est
décidément bien placé, peut-être, à
côté de l'égoïsme30. ». Ainsi
l'Afrique en aucun cas n'apparaît comme une contrée salutaire
où l'homme occidental meurtri par les errements de son continent peut
vivre autrement et mieux. A nouveau par ses carnets de voyage Bardamu montre un
monde uniforme et en cela rabougri puisque la colonie n'est qu'une
transplantation et donc un prolongement de la société qu'il a
quittée avec des différences importantes de classe et où
l'arrogance et le mépris des uns, puissants, écrasent une large
frange soumise. Le second lieu révélateur est l'usine de
Détroit qui sera une nouvelle occasion pour Céline de stigmatiser
la propension de l'homme à se soumettre et se résigner. Sous
l'effet de son style l'ouvrier est transformé en une sorte de machine;
l'humain ne se civilise plus en maîtrisant l'outil technique, il
disparaît en devenant ce même outil comme le montre cet extrait du
roman: « On en devenait machine aussi à force et de toute sa viande
encore tremblotante31[...] ». Il y a là une progression
dans le grotesque puisque d'être difforme l'homme évolue vers la
déshumanisation, il y a non plus altération de son
identité mais négation de cette dernière.
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