2)La dialectique délire/réalité, un
dépassement du naturalisme.
a) Transcrire sa réalité du
monde
Excepté une première tentative littéraire
alors qu'il se trouve en Afrique ayant pris la forme d'une nouvelle
intitulée Des vagues, il est intéressant de constater
que Céline use de la forme théâtrale lorsqu'il entreprend
vers la fin de l'année 1926 d'écrire sur son expérience en
tant que médecin à la SDN. Ce choix générique
dénote certainement d'une volonté de l'auteur d'ancrer fermement
son histoire inspirée d'expériences personnelles dans le
réel ou l'illusion du réel et l'objectivité par opposition
à la forme achevée de cette pièce (Voyage au bout de
la nuit) dans laquelle la perception de la réalité sera
marquée par une forte subjectivité: les jugements et autres
sentences rendus et l'omniprésence de la voix narrative qui recouvre
celle des personnages s'exprimant par effet de ventriloquie à la
manière de Bardamu. Un peu plus tard, en 1927, Céline se lance
dans l'écriture d'une seconde pièce Progrès qui
préfigurera son second roman Mort à crédit. A
posteriori ce genre choisi afin de restituer des composantes de son existence
présentait un cadre trop étroit pour Céline qui s'animait
progressivement d'un flot croissant de paroles écumantes. Outre le
caractère spectaculaire du théâtre, le réalisme qui
perce derrière l'oeuvre littéraire semble être une exigence
de l'auteur, d'ailleurs Céline lors d'une entrevue avec un journaliste
de Paris-Soir à la parution de son premier roman précise cela:
« -Qu'importe mon livre?Ce n'est pas de la littérature. Alors?C'est
de la vie, la vie telle qu'elle se présente24. ».
Étonnante déclaration que celle-ci qui nous
22 Ibid., p.1113.
23 L.F.Céline, lettre à Marie Canavaggia ( 1945),
in Lettres à Marie Canavaggia: 1936-1960, Paris, Gallimard,
2007.
24 Interview avec Pierre-Jean Launay, in Cahiers
Céline, vol 1, Paris, Gallimard, 1976, p.21.
encourage donc à relier cette volonté de restituer
fidèlement le monde avec le logos délirant.
b) rire et délire
Nous sommes là au coeur de la stratégie
littéraire mise en place par Céline entre Zola et Swift qui
apparaît comme un dépassement de l'écriture naturaliste
quant à la puissance de restitution du réel. Selon Céline
l'observation minutieuse, objective des milieux familiaux et sociaux en guise
d'explication du monde est éculée, lui privilégie afin que
le monde soit projeté fidèlement dans le livre la
déformation, l'amplification jusqu'au grotesque associant les voyages
à une litanie d'expériences sans espoir. Ce n'est plus la belle
forme et le beau langage classiques pour illustrer un monde harmonieux, c'est
l'ère de la torsion des images. Le délire développe ainsi
chez le lectorat un rire satirique qui s'empare de l'objet de la risée
et le pulvérise, c'est un comique d'agression comme lorsque Bardamu
décrit les passagers malades lors de la traversée: «Alors un
vil désespoir s'est abattu sur les passagers[...]échangeant
menaces après cartes et regrets en cadences
incohérentes25. » ou les compare à des poulpes un
peu plus loin. Parfois ce rire est en cascade et est renforcé par un
effet d'écho. C'est le cas en Afrique dans la colonie lorsque les hommes
attablés rient devant le dénuement d'une famille
d'indigènes volée par un commerçant ou en évoquant
le Directeur de la compagnie page 136 eux-mêmes étant
ridiculisés par le narrateur. Le logos délirant est aussi et
surtout une parole de dévoilement, de démystification. Ainsi
paradoxalement selon Frédéric Vitoux dans son oeuvre critique
Louis-Ferdinand Céline:misère et parole le délire
est la garantie de davantage de lucidité de la part du
personnage-narrateur contrairement aux personnages de Zola qui s'illusionnent
comme Lantier à propos de leur instinct de mort. C'est cette relation
étroite entre déraison et vérité que propose Michel
Foucault dans un célèbre ouvrage où il évoque le
« lyrisme de la déraison » et précise: « Or, ce
qu'indiquait déjà Le Neveu de Rameau et après lui
toute une mode littéraire, c'est la réapparition de la folie dans
le domaine du langage, d'un langage où il lui était permis de
parler à la première personne et d'énoncer[...] quelque
chose qui avait un rapport essentiel à la
vérité26. ». Ainsi innervé le roman trouve
là sa vocation, celle d'établir lucidement grâce aux
voyages la peinture du monde. Le roman se fait essai. Doté d'une
extraordinaire faculté d'hallucination et animé de visions
panoramiques Bardamu, puissance démiurgique, redonne à voir le
sombre monde et révèle la petitesse de l'homme.
c) La déréalisation du
récit
Ce phénomène stylistique très
présent dans le premier roman va même jusqu'à parfois
dissocier le récit de son référent extérieur: le
monde à l'époque de Céline. Le premier
élément qui crée cette distance féérique est
l'onomastique célinienne car ce dernier a volontairement
transformé les noms des lieux traversés comme Douala
changé pour Fort-Gono ou Bikobimbo pour Bikominbo; dans le premier cas
on peut penser qu'il escompte ainsi profiter de la connotation militaire du nom
pour
accroître l'impression de raideur de la structure
hiérarchique coloniale. En effet l'auteur aime à créer des
signes en donnant un signifié aux noms propres et ce tout au long du
roman intégrant ainsi un récit de guerre se déroulant
à Noirceur-sur-la-lys avec un farouche général du nom de
des Entrayes (lire entrailles). Cette déréalisation par le biais
de la toponymie ( un lieu africain porte le nom de Topo) a donc une
portée symbolique comme l'a indiqué A.Cresciucci dans un article
intitulé Lieux27. Pour un second critique de
l'oeuvre, N.Hewitt, tout ce voyage ne peut être qu'imaginaire et cela est
marqué dès le début du récit lorsque Bardamu
s'enrôle dans l'armée ne pouvant résister aux
sirènes de la gloire. Il compare dans un de ses articles28
cet épisode à celui du lapin blanc d'Alice au pays des
merveilles ou encore à celui du joueur de flûte de Hamelin,
célèbre légende allemande. Cette dimension
féérique se confirme par la suite, à l'intérieur du
récit, marquée par des transitions arbitraires et des rencontres
invraisemblables, ces caractéristiques sont celles du genre
littéraire de la robinsonnade auquel ce roman peut être
intégré. Cela teinte par conséquent le récit non
seulement de l'atmosphère irréelle et de la morphologie du conte
mais aussi de sa fonction didactique, universelle. Cependant de par un subtil
équilibre entre les forces stylistiques qui travaillent le récit:
féérie, réalité, le merveilleux apparaît en
somme comme un renforcement du réel et le réel par
symétrie comme un renforcement du merveilleux.
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